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Retours

USS PHARRIS

Tout s’était calmé. Très relativement : les Backfires arrivaient toujours par la brèche au-dessus de l’Islande, mais c’était un autre convoi qu’ils avaient attaqué dans l’après-midi, coulant onze navires marchands. Tous les convois à destination de l’est viraient au sud, ce qui allongeait la traversée vers l’Europe, mais réduisait la menace aérienne. Malgré la gravité des pertes – près de soixante bâtiments avaient déjà été envoyés par le fond –, un passage au sud signifiait au moins que les bombardiers soviétiques ne pourraient porter qu’un missile au lieu de deux.

Tout le monde souffrait de la tension. Il y avait maintenant une semaine que l’équipage de Morris était de quart par bordées, quatre heures à poste, quatre heures de repos. Les cycles de sommeil étaient déréglés, les repas n’étaient plus réguliers. Les travaux indispensables de maintenance grignotaient le peu de temps de sommeil. Et par-dessus le marché, il y avait la certitude qu’une attaque de sous-marin ou d’avion pourrait les frapper d’un moment à l’autre. Le travail se faisait quand même, mais Morris remarquait que ses hommes étaient de plus en plus nerveux. Ils commençaient à buter sur le seuil des portes, un signe certain de fatigue. Des erreurs plus graves ne tarderaient pas à être commises. Morris espérait que dans un jour ou deux une bonne routine s’établirait, que ses hommes s’y adapteraient. Ses officiers mariniers lui disaient de ne pas s’en faire. Il s’inquiétait quand même.

— Passerelle, combat. Contact sonar, sous-marin possible, au zéro-zéro-neuf.

— C’est reparti, bougonna l’officier de quart.

Pour la vingt-quatrième fois de ce voyage, l’équipage du Pharris se précipita aux postes de combat.

Ce coup-là, cela dura trois heures. Pas d’Orions disponibles pour eux et les escorteurs réunirent leurs hélicoptères pour traquer le sous-marin, tous guidés par Morris et son équipe du CIC. Le pilote du submersible était un expert. Au premier soupçon de détection son sonar avait peut-être détecté un hélicoptère ou entendu tomber une bouée sonore  –, il avait plongé en profondeur et s’était livré à une série de sprints et de virages déroutants, en passant au-dessus et au-dessous de la couche pour tenter de rompre le contact tout en se dirigeant vers le convoi. Il ne cherchait pas à fuir. Il apparaissait et disparaissait sur leurs instruments tactiques, se rapprochant toujours, mais sans jamais révéler assez clairement sa position pour un tir.

— Encore parti, murmura l’officier ASM. Une bouée sonore lâchée dix minutes plus tôt avait détecté un faible signal, l’avait conservé deux minutes et l’avait perdu. Ce type est superbe !

— Et trop près, grogna Morris.

Si le sous-marin continuait vers le sud, il était maintenant à la limite du rayon d’action du sonar actif de la frégate. Jusqu’à présent, le Pharris ne s’était pas révélé. Le commandant du sous-marin devait savoir qu’il y avait des navires de surface dans les parages, à cause de la présence des hélicoptères, mais il n’allait pas soupçonner une frégate à dix milles seulement au sud de sa position. Morris se tourna vers son officier ASM.

— Remettons à jour notre profil de température.

Trente secondes plus tard, ils mouillèrent une sonde bathy. L’instrument mesurait la température de l’eau et la reportait sur un écran dans le compartiment du sonar. C’était le facteur d’environnement le plus important, influant sur l’action du sonar. Les navires de surface la prenaient périodiquement, mais un sous-marin pouvait le faire en permanence, ce qui était un avantage.

— Là ! indiqua Morris. La pente est bien plus forte maintenant et ce type en profite. Il reste à l’écart du chenal profond. Il doit effectuer ses sprints au-dessus de la couche plutôt que dessous comme nous nous y attendons. Bien...

Les hélicoptères continuaient de larguer des bouées et les brefs aperçus qu’ils avaient révélaient un contact se dirigeant au sud, vers le Pharris. Morris attendit dix minutes.

— Passerelle, venez à gauche, nouveau cap zéro-un-un, ordonna-t-il pour lancer son bateau sur le relèvement estimé du sous-marin.

La frégate était à cinq noeuds, silencieusement, sur la mer calme. L’équipe du PC/OPS regarda les indications sur la paroi arrière se déplacer lentement.

L’écran tactique ne servait à rien. Dérouté par de nombreux rapports brefs des sono-bouées, dont la plupart devaient d’ailleurs être de faux signaux, l’ordinateur donnait une estimation de position du sous-marin couvrant plus de cent milles carrés. Morris alla consulter l’imprimante.

— Je crois qu’il est exactement là, dit-il en posant un index sur la carte. Pas de commentaires ?

— À faible profondeur ? C’est contraire à la doctrine, fit observer l’ASM.

Les sous-mariniers soviétiques devaient en principe s’en tenir à la doctrine établie, à ce que disaient les services de renseignement de la marine.

— On va voir. Reconnaissance Yankee.

L’officier ASM donna immédiatement l’ordre. La reconnaissance Yankee consistait à actionner le sonar actif de la frégate en martelant l’eau pour trouver le sous-marin. Morris prenait un risque. Si le submersible était aussi près qu’il le pensait, il lui annonçait sa propre position et invitait à une attaque de missile qu’il était mal équipé pour repousser. L’opérateur sonar ne quittait pas son écran des yeux. Les cinq premiers blips ne donnèrent rien, tandis que le rayon sonar balayait d’ouest en est. Le suivant fit apparaître un point brillant sur l’écran.

— Contact, contact sonar positif, route directe, relèvement zéro-un-quatre, distance onze mille six cents mètres. Évaluation sous-marin probable.

— Épinglez-le, ordonna Morris.

La fusée ASROC à carburant solide fut mise à feu et s’élança dans le ciel en traînant un panache de fumée gris clair. Elle se consuma en trois secondes en fendant l’air comme une balle de fusil. À trois cents mètres au-dessus de la mer, la torpille se sépara de la fusée, sa plongée retardée par un parachute.

— Il a changé de cap, commandant, avertit l’opérateur sonar. L’objectif vire de bord et augmente sa vitesse. Je... Voilà le poisson, nous avons la torpille dans l’eau qui le poursuit. Elle n’est pas tombée loin.

L’officier opérations n’écoutait pas. Trois hélicoptères convergeaient sur le point donné de l’objectif. La torpille allait probablement le manquer et il s’agissait maintenant de clouer le contact sur place. Il commanda un virage à droite, pour que le sonar passif remorqué suive le submersible qui accélérait pour échapper à la torpille et faisait beaucoup de bruit. Le premier hélicoptère arriva et largua une bouée.

— Deux hélices et un bruit de cavitation. On dirait un Charlie à pleine vitesse, commandant, annonça un officier marinier. Je crois bien que la torpille va l’avoir.

La torpille passa du blip écoute intermittent au blip constant, à la poursuite du sous-marin qui plongeait. Elle le perdit momentanément en traversant la couche thermocline et le retrouva quand il pénétra aussi dans une eau plus froide ; elle réduisit rapidement la distance. Le sous-marin lança un leurre, mais il resta en panne. Un autre fut chargé dans le lanceur. Trop tard. La torpille frappa le sous-marin sur son hélice bâbord et explosa.

— Ça va ! cria un officier marinier de l’équipe du sonar. Nous avons une détonation de tête chercheuse. Nous avons eu ce connard !

— Nous captons impact. Nous captons détonation, confirma un équipage d’hélico. Restez parés. Les moteurs de la cible ne sont pas complètement arrêtés... bruits additionnels de propulsion... fracas métallique. Souffle, il chasse aux ballasts. Il remonte, l’objectif remonte... Nous avons des bulles à la surface. Ah merde alors ! Le voilà !

L’avant du Charlie fit surface à six milles de la frégate. Trois hélicoptères tournaient autour du bâtiment blessé, comme des loups, et le Pharris vira de bord pour se rapprocher de la cible, son canon de 127 mm pointé dessus. Ce n’était pas nécessaire. Le sabord avant s’ouvrit et des hommes commencèrent à en sortir précipitamment. D’autres apparurent sur le kiosque et sautèrent par-dessus bord tandis que la chambre des machines se remplissait d’eau. Dix hommes sortirent avant que le sous-marin glisse à reculons dans l’océan. Quelques secondes plus tard, un autre homme apparut à la surface, mais ce fut tout.

Les hélicoptères lancèrent des brassières de sauvetage. Celui qui avait à son bord le treuil hissa deux hommes hors de l’eau avant que la frégate arrive sur les lieux. Morris surveilla l’opération du haut de la passerelle. La baleinière fut rapidement mise à l’eau et le sauvetage fut aisé. Les marins russes, en état de choc, ne résistèrent pas. Les hélicoptères guidèrent l’embarcation vers chaque naufragé, tout en en cherchant d’autres dans les parages. Tous les onze furent repêchés et la baleinière retourna vers ses cordages. Le maître de manoeuvre commanda l’opération, un enseigne à côté de lui.

Personne n’avait sérieusement envisagé cette possibilité. Une torpille frappant un sous-marin était censée le détruire corps et biens. Des prisonniers ! se dit Morris. Qu’est-ce que je vais foutre avec des prisonniers ? Il devait prendre des décisions, où les garder, comment les traiter, comment les interroger... Avait-il à bord quelqu’un qui parlait le russe ? Il confia le commandement à l’officier de quart et courut à l’arrière.

Des hommes d’équipage armés y étaient déjà, tenant gauchement leurs fusils M-14 alors qu’ils se penchaient à la rambarde avec une grande curiosité pour regarder la baleinière. L’équipage de l’embarcation avait amarré les cordages aux bossoirs et le matelot au treuil la hissa vers son porte-manteau.

Les Soviétiques n’avaient rien d’impressionnant ; ils étaient tous plus ou moins hébétés après avoir frôlé la mort. Morris compta trois officiers, dont un devait être le commandant. Il chuchota un ordre bref à son bosco, Clarke.

Le chef fit reculer son groupe armé et tira son sifflet de sa poche. Dès que la baleinière fut en place, il siffla trois notes et salua le capitaine soviétique comme si c’était une autorité.

La réaction du Russe fut une franche stupéfaction. Morris s’avança pour l’aider à descendre de l’embarcation.

— Bienvenue à bord, commandant. Je suis le capitaine de frégate Morris, de l’United States Navy.

Il regarda brièvement autour de lui, pour voir l’expression ahurie de son équipage. Mais sa manoeuvre avait échoué. Le Russe dit quelque chose en russe ; ou il ne comprenait pas l’anglais ou il avait la présence d’esprit de faire semblant de ne pas connaître la langue. Quelqu’un d’autre devrait procéder à l’interrogatoire. Morris dit au bosco de s’occuper des prisonniers. Ils furent emmenés en bas pour un examen médical. En attendant des ordres, ils seraient mis sous bonne garde dans l’infirmerie. Le maître de manoeuvre revint au bout de quelques minutes.

— Dites, commandant, qu’est-ce que c’est que ce cinéma ?

— On leur a probablement raconté que nous leur collerions une balle dans la tête. J’ai lu un livre, une fois, qui disait que la technique la plus efficace... Séparez les gradés des matelots. Et puis veillez à ce qu’ils soient confortablement installés. Donnez-leur à manger, à fumer, qu’ils se sentent en sécurité. Si par hasard vous savez qu’un homme du bord a une bouteille, payez-leur un coup ou deux. Tout le monde a droit à des habits neufs. Nous garderons les leurs. Faites tout porter au carré des officiers. Nous verrons s’ils ont des objets de valeur. Faites en sorte qu’ils soient bien traités, et peut-être arriverons-nous à en persuader un ou deux de vider leur sac.

— C’est comme si c’était fait, commandant.

Le chef s’en alla en secouant la tête. Au moins cette fois, il pourrait peindre un sous-marin tout entier sur Je poste de pilotage.

Morris y retourna. Il annula le branle-bas de combat et la frégate retourna à son poste d’escorte. Il appela ensuite le commandant du convoi pour annoncer qu’il avait des prisonniers.

— Pharris , répondit le commodore, vous pouvez peindre un « A » doré sur votre lance-ASROC. Félicitations à tous à bord, Ed. Vous êtes les champions de cette traversée. Je vous rappellerai, pour les prisonniers. Terminé.

Le commandant se retourna et vit que la bordée de quart de la passerelle n’avait pas encore dégagé. Tous les hommes avaient entendu le commodore à la radio. Leur fatigue s’était envolée et les larges sourires adressés à Morris avaient plus de prix pour lui que les paroles de son supérieur.

KIEV, UKRAINE

Alexeyev examina les renseignements étalés sur son bureau. Son chef était à Moscou pour une conférence de haut niveau, mais ces informations étaient – devraient être, rectifia-t-il – assez différentes de ce que son supérieur entendait.

— Les choses ne vont pas bien en Allemagne ? demanda le capitaine Sergetov.

— Non. Nous aurions dû atteindre les faubourgs de Hambourg à H + 36. Un jour et demi, d’après le plan. Et nous n’y sommes pas encore. Et la Troisième Armée a subi des pertes effroyables, à cause de l’aviation de l’OTAN... Si j’étais le commandant de l’OTAN, je contre-attaquerais encore, là exactement, dit Alexeyev les yeux sur la carte.

— Ils en sont peut-être incapables ? Leur première contre-attaque a été repoussée.

— Au prix d’une division de chars et de soixante avions. Des victoires comme ça, j’aime autant m’en passer. Le tableau n’est pas meilleur dans le sud. Les forces de l’OTAN échangent l’espace contre le temps et font ça très bien. Leurs forces terrestres et leur aviation tactique opèrent dans le même secteur où elles ont fait des manoeuvres pendant trente ans. Nos pertes sont presque du double des estimations et nous ne pouvons pas supporter ça.

Alexeyev s’interrompit. Il se reprocha d’être défaitiste. C’était surtout une manifestation de son désir de participer à l’action. Il était certain, comme n’importe quel général, qu’il ferait tout mieux que les autres.

— Et les pertes de l’OTAN ?

— Lourdes, croyons-nous. Ils ont été remarquablement prodigues dans leurs dépenses d’armement. Les Allemands se sont acharnés à défendre Hambourg et ça leur coûte cher. À leur place, si je ne pouvais pas contre-attaquer je me replierais. Une ville ne vaut pas qu’on déséquilibre son armée. Nous avons appris cette leçon ici à Kiev...

— Excusez-moi, camarade général, mais Stalingrad ?

— Une situation tout à fait différente. Remarquable, néanmoins, comme l’histoire peut se répéter, murmura Alexeyev en examinant la carte. Il secoua la tête : Les Allemands avaient trop de routes de communications pour que ça marche. Le KGB rapporte qu’il reste à l’OTAN deux, au maximum trois semaines de munitions. Ce sera le facteur décisif.

— Et nous, nos fournitures et notre carburant ? demanda le jeune capitaine.

Un regard noir lui répondit.

ISLANDE

Au moins, il y avait de l’eau. Les ruisseaux étaient alimentés par les glaciers du centre de l’île, de l’eau tombée en neige il y avait des millénaires, longtemps avant la pollution atmosphérique, et qui s’était compressée en glace. Quand elle finissait par fondre pour remplir les torrents de montagne, elle se rechangeait en eau d’une pureté de cristal et d’un goût merveilleux, mais sans aucune valeur nutritive. De plus elle était glacée et les gués ne se trouvaient pas facilement.

— Plus qu’une journée de rations, mon lieutenant, annonça Smith quand ils eurent terminé leur repas.

— Ouais, faudra réfléchir à ça.

Edwards rassembla ses déchets. Garcia ramassait et enterrait tout. S’il y avait eu un moyen de couvrir leurs pas dans la terre, Smith l’aurait exigé aussi.

Ce n’était pas facile. Tout en déballant sa radio, le lieutenant écoutait les jurons espagnols et le bruit de la pelle pliante frappant les débris rocheux qui servaient de terre à la cote 482.

— Chenil, ici Beagle, nous n’avons plus de vivres, à vous.

— Désolé pour vous, Beagle. Nous essaierons peut-être de vous envoyer des pizzas.

— Ah, c’est drôle, connard, grommela Edwards avant de pousser la manette émission. Qu’est-ce que vous voulez que nous fassions, cette fois ?

— Est-ce que vous avez été repérés par quelqu’un ?

— Nous sommes vivants, pas vrai ? Négatif.

— Dites-moi ce que vous voyez.

— Il y a une route de gravier au bas de la colline, au nord, environ trois kilomètres. On dirait une ferme, des terres labourées, comme qui dirait, mais je ne peux pas distinguer ce qu’ils cultivent. Une autre ferme, une bergerie à l’ouest, nous l’avons passée en venant. Des tas de moutons. Il y a dix minutes, nous avons vu un camion sur la route, qui roulait vers l’ouest. Encore rien vu voler aujourd’hui, mais ça va sans doute changer. Pas  – je répète zéro  – de circulation routière civile. Les Russes tiennent cette île bouclée, Chenil, bien bouclée. C’est à peu près tout ce que je peux dire. Dites aux pilotes des Varks qu’ils ont fait un sacré boulot avec le transformateur. Il ne reste rien qu’un trou dans la terre. Nous n’avons pas vu une seule lumière électrique depuis.

— C’est noté, Beagle. Bien. Vos ordres sont de marcher au nord, vers Hvammsfjördur. Vous devez faire un grand détour par l’est pour éviter toutes ces baies que je vois. Nous voulons que vous soyez là-bas dans dix jours. Je répète, dix jours, douze au plus. Vous pouvez faire ça facilement. Restez dans la cambrousse et évitez tout contact. Gardez le même horaire de transmissions et rapportez tout ce que vous voyez d’intéressant. Accusez réception.

— Bien reçu, Chenil. Vous nous voulez en vue de Hvammsfjördur à la fin de la semaine prochaine et que nous suivions la même routine radio. C’est tout ?

— Soyez prudents. Terminé.

— Hvammsfjördur ? s’exclama Smith C’est à cent cinquante kilomètres à vol d’oiseau !

— Et ils veulent que nous fassions un détour par l’est pour éviter tout contact.

— Trois cents kilomètres, à marcher dans cette merde ! À la fin de la semaine prochaine ? Dix à onze jours ?

Edwards hocha la tête sans rien dire. Il ne savait pas que c’était si loin.

— Ça va être duraille, Mr. Edwards, dit le sergent en tirant de son paquetage une carte à grande échelle. Je n’ai même pas de cartes de toute la côte. Merde. Regardez ça, mon lieutenant. Les arêtes et les torrents de ce caillou partent du centre comme les rayons d’une roue, voyez ? Ça veut dire qu’il faudra beaucoup grimper et c’est pas des petites collines. Toutes les régions de plaine ont des routes et c’est sûr qu’on ne peut pas suivre les routes, hein ?

Edwards se força à sourire.

— La randonnée vous fait peur ? Je croyais que les marines étaient en bonne forme.

Smith était un homme qui courait huit kilomètres tous les matins. Il n’avait encore jamais vu ce petit pète-sec de l’Air Force faire du travail routier.

— D’accord, Mr. Edwards. Il paraît que jamais personne ne s’est noyé dans sa sueur. Debout, les marines, nous avons l’ordre d’effectuer une petite marche.

Garcia et Rodgers échangèrent un coup d’oeil. « Monsieur » n’était pas précisément une manière respectueuse de s’adresser à un officier, mais Smith pensait que l’insubordination ne comptait que si l’officier se savait insulté.

KEFLAVIK, ISLANDE

Les hélicoptères mirent du temps à se rassembler. Le gros AN-22 de transport avait livré deux hélicos d’attaque MI-24, un sacré chargement même pour ce monstrueux quadrimoteur. Un IL-76 avait amené les techniciens et les équipages, pour rassembler, entretenir et armer ces appareils. De l’avis du général, il y avait eu un gros oubli dans le plan. Le seul hélicoptère qui avait survécu à l’attaque en rase-mottes du premier jour était hors d’état et, naturellement, les parties endommagées n’étaient pas comprises dans l’équipement préemballé. Le général se résigna, aucun plan n’était parfait. D’autres hélicoptères arriveraient, ainsi que quelques radars plus mobiles et des lance-SAM supplémentaires. Les Américains paraissaient décidés à rendre difficile le maintien de l’Islande et il avait besoin de bien plus de matériel pour contrer cette menace.

Et puis il y avait ces salauds du KGB. Nous devons pacifier l’île, disaient-ils. Comme si l’Islande n’était pas déjà assez passive. Il n’y avait pas eu un seul incident, aucun signe de résistance active, songea le général en se rappelant son année en Afghanistan. À côté de cet enfer montagnard, l’Islande était un paradis. Mais ça ne suffisait pas au KGB ! Des barbares, nekulturny. On avait pris mille otages et on avait appris ensuite qu’il n’y avait pas de place en prison pour eux. Alors mes paras sont obligés de garder ces pauvres bougres inoffensifs, immobilisant toute une compagnie. Il avait l’ordre de collaborer avec le contingent du KGB sur place. On ne collaborait pas avec le KGB, naturellement, on était dominé. Il y avait même des officiers du KGB dans ses unités de patrouille mobiles, pour conseiller, disaient-ils.

Le général Andreyev commençait à s’inquiéter. Les paras d’élite ne faisaient pas de bons geôliers. S’ils avaient reçu l’ordre d’y aller doucement avec les Islandais, la question aurait été différente. Mais leurs ordres les obligeaient à être durs, ce qui provoquait de l’hostilité. On avait même entendu quelques personnes pousser des vivats quand les derniers bombardiers américains étaient passés. Absurde, pensait le général. Ils ont perdu leur électricité, nous n’avons rien perdu et pourtant ils ont applaudi. À cause des ordres du KGB. Quelle stupidité ! Il envisagea de protester contre ses ordres auprès du commandement central à Moscou, mais à quoi bon ? Un officier qui n’aimait pas le KGB était un officier qui n’aimait pas le Parti.

Il fut arraché à ses réflexions par le hurlement de turboréacteurs. Le premier des MI-24 Hinds faisait tourner son rotor pour essayer ses moteurs. Un officier accourut.

— Camarade général, avec votre permission, nous sommes prêts pour un vol d’essai. Nous ferons ça légers, sans armes. Nous chargerons les armes à notre retour.

— Très bien, capitaine. Jetez simplement un coup d’oeil sur les collines autour de Keflavik et de Reykjavik.

Une minute plus tard, le lourd hélicoptère d’attaque s’éleva dans le ciel.

— À terre et ne bougez pas ! hurla Garcia.

L’appareil ne s’approcha pas d’eux, mais le voir suffisait.

— Quel type ?

— Hind. Un oiseau d’assaut, comme le Cobra. Mauvais, mon lieutenant. Ça transporte huit hommes et tout une chiée de fusées et de mitrailleuses. Et ne pensez même pas à tirer dessus. Ces fumiers-là sont blindés comme un foutu char.

Le MI-24 fit le tour de la colline qu’ils venaient de quitter et disparut vers le sud pour survoler une autre éminence.

— Il ne nous a pas vus, je pense, dit Edwards.

— Arrangeons-nous pour que ça dure. Gardez cette radio empaquetée un moment, mon lieutenant. Nous pourrons faire notre rapport sur celui-là quand nous nous serons un peu éloignés, d’accord ?

Edwards acquiesça. Il se rappelait un cours sur les hélicoptères russes, à l’école de l’air. On avait cité un Afghan : « Nous n’avons pas peur des Russes, mais nous avons peur de leurs hélicoptères. »

BITBOURG, RFA

Le colonel Ellington se réveilla ce soir-là à 18 heures. Il se rasa et sortit. Le soleil était encore haut dans le ciel. Il se demanda quelle mission on leur confierait cette nuit. C’était dur à accepter, la perte en une semaine de près d’un quart de ses effectifs, des garçons avec qui il travaillait depuis deux ans. Le Viêtnam était trop loin. Il avait oublié la terrible douleur. Ses hommes ne pouvaient même pas avoir une journée pour pleurer leurs camarades, pour se ressaisir et calmer leur souffrance. On les faisait reposer avec méthode. Leurs ordres leur accordaient huit heures de sommeil par jour. Comme des oiseaux de proie nocturnes.

Mais ils étaient précieux, il le savait bien. Toutes les nuits, les Frisbees noir et vert partaient vers un objectif ou un autre et les Russes n’avaient pas encore trouvé la parade. Les caméras de frappe montées sur chaque appareil rapportaient des photos que les SR avaient du mal à croire. Mais à quel prix !

Enfin... Le colonel se répéta qu’une sortie par jour c’était plus léger que ce que devaient supporter les autres équipages et que les escadrilles de soutien rapproché avaient autant de pertes qu’eux. Cette nuit, il y aurait encore une mission. Il força son cerveau à se concentrer sur sa nouvelle tâche.

Le briefing dura une heure. Dix appareils voleraient ce soir sur cinq objectifs, deux avions pour chaque. En qualité de commandant, il avait le plus dur. La reconnaissance indiquait que les Russes avaient un dépôt de carburant avancé, jusque-là insoupçonné, à l’ouest de Wittenberg, qui soutenait la poussée vers Hambourg et les Allemands voulaient le lui faire éliminer. Le partenaire d’Ellington partirait avec des Durandals et il suivrait avec des Rockeyes. Il n’y aurait pas de soutien pour ce coup-là et le colonel ne voulait pas être accompagné de brouilleurs. Deux de ses oiseaux avaient eu ce soutien-là, et le brouillage n’avait servi qu’à alerter la défense.

Il étudia les cartes topographiques. Le terrain était plat. Guère de hauteurs ou de collines pour se cacher, mais il pouvait voler à ras des arbres, ce qui était presque aussi bien. Il aborderait la cible à revers, par l’est. Il y avait un vent d’ouest de vingt noeuds et, s’il arrivait sous le vent, les défenseurs seraient incapables de l’entendre avant qu’il lâche ses bombes... Théoriquement. Ils quitteraient le secteur par le sud-ouest. Temps total de la mission, soixante-quinze minutes. Il calcula la quantité de carburant nécessaire, en tenant bien compte du poids de ses bombes. À l’indispensable, il ajouta cinq minutes pour l’accélération maximale en cas de combat aérien et dix minutes pour un survol de Bitbourg. Cela fait, il partit déjeuner. À chaque bouchée de toast, il repassait la mission dans sa tête, comme un film, il voyait chaque incident, chaque obstacle, chaque site de SAM à éviter. Puis il imagina l’inattendu. Un vol de chasseurs à basse altitude sur la cible, quel effet cela aurait-il sur la mission ? De quoi l’objectif aurait-il l’air à son approche ? S’il devait faire un second passage de bombardement, de quelle direction ? À côté de lui, le commandant Eisly déjeunait en silence et repassait mentalement sa propre check-list.

Ils volèrent tout droit en Allemagne de l’Est, sur quatre-vingts kilomètres, avant de tourner au nord au-dessus de Rathenow. Deux Mainstays soviétiques étaient en l’air, bien en retrait de la frontière et entourés d’intercepteurs Flanker agiles. En se tenant largement hors de portée de leurs radars, les deux appareils américains volèrent bas, en formation serrée. Quand ils survolaient en hurlant une route importante, c’était toujours dans une direction opposée à leur objectif. Ils évitaient les villes, les villages et les positions ennemies connues où il risquait d’y avoir des SAM.

Le système inerte de navigation rapportait leur progression sur la carte d’un écran du tableau de bord. La distance vers la cible se réduisait rapidement alors que les avions viraient à l’ouest.

Ils rasèrent Wittenberg à une vitesse de cinq cents noeuds. Les caméras infrarouges montrèrent des véhicules en train de refaire le plein, sur les routes menant à la zone-cible... là ! Au moins vingt camions blindés étaient visibles parmi les arbres, qui s’approvisionnaient à des citernes souterraines.

— Objectif en vue. Exécution suivant plan !

— Bien reçu, répondit Shade-Deux. Je les ai en visuel.

Le Duke vira à gauche, dégageant la voie pour que son partenaire effectue le premier passage. L’appareil de Shade-Deux était le seul qui restait, équipé d’éjecteurs particuliers pour les encombrantes munitions lourdes.

— Dieu de dieu !

L’écran du Duke montrait un lance-SA-11 en plein sur sa route de vol, ses missiles pointés vers le nord-ouest. Un de ses appareils avait appris à ses dépens que le SA-11 avait une capacité de pointage infrarouge dont personne ne s’était douté. Le colonel vira brutalement à droite pour se détourner du lanceur, en se demandant où était le reste de la batterie.

Shade-Deux survola l’objectif. Le pilote largua ses quatre bombes et poursuivit son vol vers l’ouest. Une fusillade éclata derrière lui. Trop tard.

Les Durandals de fabrication française tombèrent des éjecteurs et se dispersèrent. Une fois libres, elles se pointèrent vers la terre et des fusées se mirent à feu pour accélérer leur chute. Ces bombes étaient conçues pour détruire des pistes d’envol en béton et elles étaient idéales pour des citernes de carburant souterraines. Elles n’explosaient pas au moment de l’impact, mais pénétraient dans le sol de quelques mètres avant de détoner. Trois trouvèrent les citernes souterraines. Elles explosèrent vers le haut en ouvrant une brèche pour le jaillissement du carburant en feu.

Trois colonnes de flammes blanches bondirent dans les airs, se déployèrent comme des fontaines et firent pleuvoir du carburant à des centaines de mètres à la ronde. Tous les véhicules de la position s’embrasèrent et seuls les hommes se trouvant sur le bord du périmètre eurent la vie sauve. Des fûts de carburant explosèrent ensuite et un fleuve de gazole et d’essence ruissela entre les arbres. En quelques secondes, dix hectares de forêt furent transformés en une boule de feu qui s’envola vers le ciel, ponctuée par une explosion secondaire. Le passage de l’onde de choc secoua violemment le chasseur d’Ellington.

— Je ne crois pas que les Rockeyes soient nécessaires, Duke, dit Eisly.

Ellington cligna les paupières pour chasser les points brillants et changea de cap, restant le plus bas possible. Il s’aperçut qu’il survolait une route et la suivit.

Le commandant en chef soviétique du théâtre Ouest était déjà furieux et ce qu’il voyait à l’est n’améliorait pas son humeur. Il venait d’apprendre du commandant de la Troisième Armée de choc à Zarrentin que l’offensive s’était encore une fois embourbée en vue de Hambourg. Fou de rage de ce que sa force d’assaut la plus importante n’ait pas réussi à atteindre son objectif, il avait immédiatement relevé son chef de son commandement et retournait à son PC. Et maintenant il voyait un de ses trois principaux dépôts de carburant s’élever en fumée dans un ciel clair. Le général jura et se leva en repoussant le panneau du toit ouvrant de son command-car blindé. Alors qu’il clignait des yeux, ébloui, il vit apparaître une masse noire, sous la boule de feu.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? se demanda tout haut Ellington.

Son écran télé lui montrait quatre véhicules blindés en colonne serrée, dont un avec un lance-SAM. Il abaissa sa manette de lâcher de bombe sur « Armé » et largua ses quatre bidons Rockeye avant de virer au sud. Ses caméras de queue enregistrèrent ce qui suivit.

Les Rockeyes s’ouvrirent et distribuèrent leurs bombinettes en diagonale, en travers de la route. Elles explosèrent au moment de l’impact.

Le commandant en chef Ouest mourut en soldat. Son dernier geste fut pour saisir une mitrailleuse et tirer sur l’avion. Quatre bombinettes tombèrent à quelques mètres de son véhicule. Leurs éclats traversèrent le blindage léger et tuèrent tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur avant même que le réservoir explose, ajoutant une nouvelle boule de feu dans le ciel qui ne s’était pas encore assombri.

USS CHICAGO

Le sous-marin remonta lentement vers la surface, en évoluant pour que son sonar puisse explorer tout le volume alors qu’il s’élevait à l’immersion périscopique d’antenne. Jusqu’à présent, il n’avait pas eu de chance, songeait McCafferty, une situation qui n’encourageait pas à prendre des risques. Quand le bâtiment se stabilisa au-dessous des vagues, le mât ESM monta d’abord pour guetter des signaux électroniques hostiles, ensuite le périscope de veille. Le commandant fit un rapide tour d’horizon, dans le ciel et à la surface tandis que son officier de quart observait attentivement l’écran de télévision pour confirmer les observations du commandant. Tout paraissait dégagé. Il y avait un peu de houle, des creux d’un mètre cinquante, et le ciel bleu était décoré de petits cumulus de beau temps. Dans l’ensemble, une journée superbe. À part la guerre.

— C’est bon, transmettez, ordonna McCafferty.

Ses yeux ne quittèrent pas le périscope, qu’il tournait continuellement, en dirigeant l’objectif en haut et en bas, pour guetter une menace. Un officier marinier haussa l’antenne UHF et le voyant « OK pour émettre » clignota dans la chambre radio à l’arrière du centre d’attaque.

Ils avaient été appelés en surface par un message radio à fréquence ultra-basse lançant leur signal, QZB. Le chef radio démarra son émetteur et régla QZB sur la bande d’émission du satellite UHF, puis il attendit une réponse. Il n’y en eut pas. Il jeta un coup d’oeil à son voisin et recommença. Toujours pas de réponse du satellite. L’officier marinier respira profondément et lança une troisième fois son signal. Deux secondes plus tard, l’imprimante dans le coin arrière se mit à taper une réponse chiffrée. L’officier des transmissions tapa un ordre sur l’appareil décodeur et le texte en clair apparut sur une autre imprimante.

TOP SECRET
DE : COMSUBLANT
A : USS CHICAGO
1. VOUS SIGNALE IMPORTANT GRPE AMPHIBIE FLTROUGE DÉPART KOLA 1150Z19JUIN. COMPOSITION FORCE 10-PLUSPHIBSAVEC 15-PLUS ESCORTE LOURDE DONT. KIROV, KIEV. LOURD RPT LOURD SOUTIEN AÉRIEN ASM. PENSONS ÉGAL. SOUTIEN SS/SSN. CAP OUEST. GRANDE VITESSE
2. ÉVALUONS DESTINATION DU GRPE BODO
3. RENDEZ-VOUS MEILLEURE VITESSE 7UN 16W
4. ENGAGEZ ET DÉTRUISEZ. SIGNALEZ CONTACT SI POS. AV. ATTAQUE. PRÉSENCE AUTRE SS/SSN OTAN CE SECTEUR. SOUTIEN AÉRIEN POS. MAIS PAS RPT PAS PROBABLE ACTUELLEMENT
5. PRÉCISERONS POSITION FORCE SI POS.

McCafferty lut le message sans mot dire et le tendit à son officier de navigation.

— Combien de temps pour arriver là-bas, à quinze noeuds ?

— Onze heures environ, dit le navigateur en prenant un compas à pointes sèches pour le déplacer sur la carte. À moins qu’ils aient des ailes, nous serons là longtemps avant eux.

— Joe ? demanda le commandant à son second.

— Ça me plaît. En plein sur la courbe des cent brasses, et les conditions de l’eau sont un peu épineuses là-bas, avec le Gulf Stream qui passe si près et de l’eau douce qui vient des fjords. Ils ne voudront pas trop serrer la côte à cause des sous-marins diesel norvégiens et ils ne s’égareront pas trop au large à cause des nues de l’OTAN. Si je devais parier, je dirais qu’ils vont venir gentiment à notre rencontre.

— Très bien. Descendons à deux cent soixante-quinze mètres et mettons cap à l’est. Poste de combat annulé. Que tout le monde mange bien et se repose.

Dix minutes plus tard, le Chicago filait quinze noeuds au zéro-huit-un. En profondeur, mais dans des eaux relativement tièdes grâce au courant qui prend naissance dans le golfe du Mexique et traverse l’océan jusqu’à la mer de Barents, le sous-marin profitait de conditions sonar qui rendaient presque impossible sa détection par un navire de surface. La pression de l’eau évitait les bruits de cavitation. Ses moteurs le propulsaient à cette vitesse en utilisant seulement une fraction de leur puissance totale, ce qui rendait inutiles les pompes du réacteur. L’eau pour refroidir le réacteur circulait par des courants de convexion naturels, supprimant une source majeure de bruit. Le Chicago était complètement dans son élément, ombre silencieuse glissant dans des eaux noires.

McCafferty remarqua une petite modification de l’humeur de son équipage. Maintenant, ils avaient une mission. Une mission dangereuse, certes, mais pour laquelle ils avaient été entraînés. Les ordres furent donnés avec une calme précision. Au carré des officiers, les opérationnels passaient en revue les procédures de chasse et d’attaque, apprises par coeur depuis longtemps, et deux exercices furent proposés à un ordinateur. Les cartes furent examinées pour prévoir les endroits possibles où se cacher au cas où les conditions seraient particulièrement mauvaises. Dans la chambre des torpilles, deux ponts au-dessous, des marins procédaient à des essais électroniques sur des « poissons » MK-48 peints en vert et des missiles Harpoon dans leur carlingue blanche. Une arme présenta un défaut électronique et deux torpilleurs ouvrirent immédiatement la trappe d’inspection pour changer un élément. Des vérifications semblables se faisaient sur les missiles Tomahawk dans leurs tubes de lancement verticaux, à l’avant. Finalement, l’équipe du contrôle des armes fit passer une simulation informatique dans l’attaque du MK-117 pour s’assurer que tout était pleinement opérationnel. Dans les deux heures, ils furent certains que tous les systèmes du bord fonctionnaient dans le cadre des normes prévues. Les hommes d’équipage échangeaient des sourires pleins d’espoir. Après tout, raisonnaient-ils, ce n’était pas leur faute si aucun Russe n’avait été assez con pour venir de, leur côté, n’est-ce pas ? Et quelques jours plus tôt à peine, ils avaient pratiquement accosté à terre en Russie ! — sans avoir été détectés, pas vrai ? Le Vieux était un sacré pro !

USS PHARRIS

Le dîner fut embarrassant, c’est le moins qu’on pouvait dire. Les trois officiers russes étaient assis au bout de la table, conscients de la présence des deux gardes armés, à trois mètres. Les officiers étaient servis par un jeune matelot, un garçon imberbe de dix-sept ans qui regardait les Russes d’un oeil très noir en leur présentant la salade.

— Est-ce que l’un de vous parle anglais ? demanda cordialement Morris.

— Moi, répondit un des officiers. Commandant, j’ai ordre de vous remercier pour sauvetage de nos hommes.

— Dites à votre commandant que la guerre a ses lois et la mer ses usages. Dites-lui aussi, s’il vous plaît, qu’il a fait preuve d’une grande habileté dans sa manoeuvre.

Morris versa de la vinaigrette sur sa laitue pendant la traduction. Ses officiers surveillaient attentivement leurs invités. Morris s’appliqua à détourner les yeux. Sa réflexion produisit l’effet désiré. Quelques phrases rapides furent échangées au bout de la table.

— Mon commandant demande comment vous trouvez nous.

Nous... comment se dit ? nous échappons à vos hélicoptères, non ?

— Oui, en effet, répondit Morris. Nous ne comprenions pas votre manoeuvre.

— Alors comment vous trouvez nous ?

— Je savais que vous aviez été attaqués plus tôt par l’Orion et que vous fonciez à toute vitesse pour nous rattraper. L’axe de votre attaque était prévisible.

Le Russe secoua la tête.

— Quelle attaque est ceci ? Qui attaque nous ?

Il se tourna vers son commandant et lui parla pendant trente secondes.

Il y a un autre Charlie par là, pensa Morris. S’il ne nous ment pas. Nous devrions avoir quelqu’un qui parle le russe, pour bavarder avec les hommes d’équipage, en bas. Merde, pourquoi est-ce que je n’ai personne ?

— Mon commandant dit vous êtes erreur sur ce. Notre premier contact avec vous est des hélicoptères. Nous n’attendons pas votre navire est ici. Est-ce tactique neuve ?

— Non, nous nous y entraînons depuis des années.

— Comment vous trouvez nous, alors ?

— Vous savez ce qu’est un déploiement de sonar à la traîne ? C’est avec ça que nous vous avons détectés, trois heures environ avant que nous vous tirions dessus.

Le Russe ouvrit de grands yeux.

— Votre sonar si bon pour ce ?

— Quelquefois.

Lorsque cela eut été traduit, le commandant russe parut donner un ordre sec et la conversation s’arrêta. Morris se demanda si les techniciens radio avaient déjà installé les micros dans les logements des Russes. Ce qu’ils se diraient entre eux serait peut-être utile au service de renseignement de la marine. Jusqu’alors il devait continuer de les mettre à l’aise.

— Comment sont les repas, à bord d’un sous-marin soviétique ?

— Pas même chose que ce, répondit le navigateur après avoir consulté son commandant. Bon, mais pas même chose. Nous mangeons nourriture différente. Plus poisson, moins viande. Nous avons thé, pas café.

Ed Morris voyait que les prisonniers attaquaient les plats avec un appétit et un plaisir non dissimulés. Même nos sous-mariniers n’ont pas assez de légumes frais, se dit-il. Un marin entra dans le carré et se tint près de la porte. C’était le premier radio du bord. Morris lui fit signe de s’approcher.

Le radio lui tendit un message, LE TRAVAIL SPÉCIAL EST TERMINÉ, lut le commandant et il remarqua que l’homme avait pris le temps de l’écrire en capitales d’imprimerie sur un véritable formulaire de message, pour que personne n’ait de soupçons. Les installations des Russes étaient à présent truffées de micros. Morris renvoya son homme d’un signe de tête et empocha le message. Son bosco avait miraculeusement découvert deux bouteilles d’alcool – probablement dans les chambres des officiers mariniers, mais Morris se gardait bien de poser des questions – et ce soir elles trouveraient leur chemin pour rejoindre les Russes. Il espérait que l’alcool leur délierait la langue.