DATE-HEURE : 31/01 — 06,15. COPIE 01 de 01 INCENDIE SOVIETIQUE
BC-Incendie soviétique, BJT, 1809— FL
Incendie catastrophique signalé au gisement pétrolifère soviétique de Nijnevartovsk — FL
EDS : Avancer pour MERCREDI ed. soir — FL
par William Blake — FC
AP reporter militaire/renseignements
Washington (AP)
Le plus grave incendie de puits de pétrole depuis la catastrophe de Mexico en 1984, ou même depuis l’incendie de Texas City de 1947, a crevé l’obscurité aujourd’hui dans la région centrale de l’Union soviétique, d’après des sources militaires et de renseignements de Washington.
L’incendie a été détecté par le National Technical Means américain, un terme désignant d’une manière générale les satellites de reconnaissance utilisés par la Central Intelligence Agency. Les sources de la CIA se refusent à tout commentaire sur l’incident.
Des sources du Pentagone ont confirmé ce rapport, en notant que l’énergie dégagée par l’incendie était suffisante pour inquiéter le North American Aerospace Defense Command qui a craint qu’il s’agisse d’un lancement de missiles dirigé contre les États-Unis ou d’une tentative d’aveugler les satellites américains d’avertissement avec un laser ou tout autre système au sol.
À aucun moment, a précisé cette source, il n’a été question d’accroître les niveaux d’alerte américains ou de hausser les forces nucléaires américaines à des niveaux accrus de préparation. « Tout s’est terminé en moins de trente minutes », a dit cette source.
Aucune confirmation n’a été reçue de l’agence de presse soviétique TASS, mais il est rare que les Soviétiques publient des rapports sur de tels incidents.
Le fait que les personnalités officielles américaines aient fait allusion à deux accidents industriels épiques indique que ce grave incendie a pu provoquer de nombreux morts. Des sources de la Défense refusent de se prononcer sur la possibilité de victimes civiles. La ville de Nijnevartovsk est bordée par le complexe pétrolifère.
Les puits de pétrole de Nijnevartovsk représentent environ 31,3 % de la production totale de brut soviétique, d’après l’American Petroleum Institute, et la récente raffinerie adjacente de Nijnevartovsk approximativement 17,3 % de la production de pétrole distillé.
« Heureusement pour eux, explique Donald Evans, un porte-parole de l’Institut, la nappe de pétrole souterraine est assez dure à brûler et l’on peut s’attendre à ce que l’incendie s’éteigne de lui-même en quelques jours. » La raffinerie, cependant, pourrait être une perte sèche. « Mais, dit Evans, les Russes ont suffisamment de capacités excédentaires pour compenser les pertes, surtout avec tout le travail qu’ils ont consacré à leur complexe de Moscou. »
Evans est incapable de se prononcer sur la cause de l’incendie et dit simplement : « Le climat peut en être responsable. Nous avons eu nous-mêmes quelques problèmes avec nos exploitations de l’Alaska. À part ça, toute raffinerie est un Disneyland en puissance pour le feu et absolument rien ne remplace des équipes intelligentes, prudentes et bien entraînées pour les faire marcher. »
C’est le dernier d’une série de revers pour l’industrie pétrolière soviétique. Déjà à l’automne dernier, le Comité central du parti communiste reconnaissait que les buts de production des deux exploitations pétrolières de Sibérie orientale « n’avaient pas entièrement réalisé les premiers espoirs ».
Cette déclaration apparemment modérée est considérée par les milieux occidentaux comme une réfutation cinglante de la politique de l’ex-ministre de l’Industrie pétrolière Zatychine, aujourd’hui remplacé par Mikhail Sergetov, ancien chef de l’appareil du Parti de Leningrad, considéré comme l’étoile naissante du Parti soviétique. La mission de réorganisation de l’industrie pétrolière soviétique de Sergetov, un technocrate avec une formation d’ingénieur et un passé de travail au sein du Parti, risque de durer des années.
AP — BA 31 050 EST-FL
FIN DE L’ARTICLE
Mikhail Eduardovitch Sergetov n’eut pas l’occasion de lire la dépêche d’agence. Arraché à sa datcha officielle dans les forêts de bouleaux entourant Moscou, il avait immédiatement pris l’avion pour Nijnevartovsk où il n’était resté que dix heures avant d’aller faire son rapport à Moscou. Trois mois en fonctions, pensait-il, assis dans la cabine avant déserte de l’avion de ligne IL-86, et il faut que ça m’arrive !
Il avait laissé sur place ses deux principaux adjoints, de jeunes ingénieurs qualifiés pour essayer de tirer une conclusion du chaos, de sauver ce qui pouvait l’être, pendant qu’il repassait ses notes pour la réunion du Politburo. Trois cents hommes étaient morts en luttant contre l’incendie avec, miraculeusement, moins de deux cents habitants de Nijnevartovsk. C’était malheureux, mais sans grande importance sinon que les victimes devraient être remplacées par des hommes qualifiés extraits du personnel d’autres importantes raffineries.
Celle-ci était presque entièrement détruite. La reconstruction durerait au minimum deux ou trois ans et exigerait notamment un pourcentage élevé de la production nationale d’acier pour les canalisations. Quinze mille millions de roubles. Une partie de l’équipement spécial devrait être achetée à des sources étrangères, et combien de précieuses devises seraient ainsi gaspillées ? Et cela, c’était les bonnes nouvelles.
La mauvaise : l’incendie qui avait ravagé le champ de production avait totalement détruit les puits. Le temps de remplacement : au moins trente-six mois !
Trente-six mois, songeait sombrement Sergetov, si nous pouvons distraire les systèmes et les équipes de forage pour reforer chacun de ces foutus puits et, en même temps, reconstruire les systèmes EOR. Pendant un minimum de dix-huit mois, l’Union soviétique va subir une énorme pénurie de pétrole. Plus probablement pendant trente mois. Que va devenir notre économie ?
Il prit dans sa serviette un bloc de papier ligné et se mit à faire des calculs. Trois heures plus tard, Sergetov ne s’aperçut pas qu’ils avaient atterri avant que le pilote vienne le lui annoncer.
Il regarda en clignant les yeux le paysage enneigé de Vnukovo-2, l’aéroport de Moscou réservé aux personnalités, et descendit seul par la passerelle vers la limousine ZIL qui l’attendait. La voiture démarra immédiatement, sans s’arrêter à aucun des postes de contrôle de la sécurité. Les miliciens grelottants se mirent au garde-à-vous à son passage et retournèrent tenter de se réchauffer par une température arctique. Le soleil brillait, le ciel était clair à part quelques légers nuages à haute altitude. Sergetov regarda distraitement par la portière, tournant et retournant dans sa tête des chiffres qu’il avait déjà vérifiés dix fois. Le Politburo l’attendait, lui dit son chauffeur du KGB.
Sergetov était un « candidat », ou membre non votant, du Politburo depuis tout juste six mois, ce qui signifiait qu’avec ses huit autres nouveaux collègues il conseillait les treize hommes qui, seuls, prenaient les décisions importantes en Union soviétique. Son portefeuille était celui de la production et de la distribution de l’énergie. Il commençait à peine à établir son plan pour une réorganisation totale des sept ministères régionaux et nationaux chargés des fonctions énergétiques – qui passaient vraisemblablement le plus clair de leur temps à se battre entre eux – en un département complet qui rendrait ses comptes directement au Politburo et au secrétariat du Parti au lieu d’avoir à travailler par l’intermédiaire de la bureaucratie du Conseil des ministres. Il ferma un instant les yeux pour remercier Dieu – il y en avait peut-être un, après tout – que sa première recommandation, formulée un mois plus tôt seulement, ait concerné la sécurité. Il avait particulièrement recommandé une plus grande « russification » de la main-d’oeuvre en grande partie « étrangère ». Pour cette raison, il ne craignait pas pour sa propre carrière, qui jusqu’à présent n’avait compté que des succès. Il haussa les épaules. La tâche qu’il allait affronter déciderait de son avenir. Et peut-être de celui de son pays.
La ZIL suivit la Perspective Leningradskiy, qui débouchait dans Gor’kogo, en roulant à vive allure dans la voie centrale que la police dégageait de toute circulation à l’intention exclusive des vlasti. Elle passa devant l’Intourist Hotel de la place Rouge et approcha enfin de la porte du Kremlin. Là, le chauffeur s’arrêta aux postes de sécurité, au nombre de trois, occupés par des agents du KGB et des soldats des gardes Taman. Cinq minutes plus tard, la limousine stoppait devant le bâtiment du Conseil des ministres, l’unique construction moderne à l’intérieur de la forteresse. Les gardes connaissaient Sergetov de vue. Ils le saluèrent militairement et ouvrirent la porte pour qu’il ne reste exposé que quelques secondes à la température glaciale.
Le Politburo se réunissait là, dans une salle du quatrième étage, depuis un mois car ses locaux habituels de l’ancien Arsenal étaient en cours de rénovation. Les plus âgés déploraient la perte du confort tsariste mais Sergetov préférait la modernité. Il était grand temps, pensait-il, que les hommes du Parti abandonnent les ors ternis des Romanov.
Un silence de mort régnait quand il entra.
— Bonjour, camarades, dit-il en confiant son manteau à un assistant qui s’esquiva immédiatement en refermant la porte derrière lui.
Les autres se dirigèrent immédiatement vers leurs places. Sergetov prit la sienne, sur le côté droit.
Le secrétaire général du Parti ouvrit la séance, d’une voix mesurée.
— Camarade Sergetov, vous pouvez commencer à faire votre rapport. Tout d’abord, nous souhaitons entendre votre explication sur ce qui s’est passé exactement.
— Camarades, hier soir à environ 23 heures, heure de Moscou, trois hommes armés ont pénétré dans le centre de contrôle du complexe pétrolier de Nijnevartovsk et se sont livrés à un acte de sabotage extrêmement sophistiqué.
— Qui étaient-ils ? demanda vivement le ministre de la Défense.
— Nous n’en avons identifié que deux. Un des bandits était un électricien du personnel. Le deuxième, dit Sergetov en lançant sur la table une carte d’identité, était l’ingénieur principal I. M. Tolkaze. Il a manifestement utilisé sa parfaite connaissance des systèmes de contrôle pour provoquer un incendie massif qui s’est rapidement propagé, attisé par un vent violent. Une équipe de sécurité de dix gardes-frontière du KGB a immédiatement réagi à l’alerte. Le seul traître encore non identifié a tué ou blessé cinq de ces hommes avec un fusil volé au gardien de l’immeuble, qui a été tué lui aussi. Je dois ajouter que tous les gardes-frontière ont réagi rapidement et fort bien. Ils ont abattu les traîtres en quelques minutes, mais ont été incapables d’empêcher la destruction complète de l’édifice, de la raffinerie elle-même et du champ de production.
— Si les gardes ont réagi si vite, comment se fait-il qu’ils n’ont pas pu empêcher ce sabotage ? demanda le ministre de la Défense, en examinant haineusement le laissez-passer. Et d’abord, qu’est-ce que ce sale musulman faisait là ?
— Camarades, le travail dans les champs sibériens est dur et nous avons beaucoup de mal à trouver du personnel. Mon prédécesseur a décidé de recruter des ouvriers expérimentés dans la région de Bakou. C’était de la folie. Vous vous souviendrez que ma première recommandation, l’année dernière, était de changer cette politique.
— Nous l’avons noté, Mikhail Eduardovitch, dit le président. Continuez.
— L’équipe d’intervention est partie moins de deux minutes après avoir été appelée. Malheureusement, le poste de garde est contigu à l’ancien bâtiment de contrôle, à trois kilomètres de l’actuel centre informatisé. Un nouveau poste de garde avait été prévu mais il semblerait que les matériaux livrés pour sa construction aient été détournés par le directeur du complexe et le secrétaire local du Parti pour leurs datchas personnelles. Les deux hommes ont été arrêtés sur mon ordre pour crime contre la nation, annonça négligemment Sergetov.
Il n’y eut aucune réaction autour de la table. Par un accord tacite, ces deux hommes étaient condamnés à mort ; les ministères concernés s’occuperaient plus tard des formalités.
— J’ai déjà ordonné un renforcement des contrôles de sécurité dans tous les sites pétroliers, reprit Sergetov. Sur mon ordre, également, les familles des deux traîtres connus ont été arrêtées à leur domicile près de Bakou et sont en ce moment interrogées par la Sécurité d’État, en même temps que tous ceux qui les connaissaient ou travaillaient avec ces gens.
Avant d’être tués par les gardes, les traîtres ont saboté les systèmes de contrôle du champ pétrolifère de manière à déclencher une conflagration majeure. Ils ont aussi démoli le matériel de contrôle de telle façon que même si les gardes avaient pu faire venir une équipe d’ingénieurs, il est peu probable que quelque chose aurait été sauvé. Les hommes du KGB ont été forcés d’évacuer le bâtiment, qui a été consumé par l’incendie. Ils n’auraient rien pu faire de plus.
Sergetov se souvenait de la figure grièvement brûlée du sergent alors qu’il racontait toute l’histoire.
— Les pompiers ? demanda le secrétaire général.
— Plus de la moitié sont morts en luttant contre l’incendie, ainsi que plus d’une centaine de civils qui ont participé aux efforts pour sauver le complexe. Vraiment, il n’y a aucun reproche à leur faire. Une fois que ce salopard de Tolkaze a commencé son travail infernal, camarades, il aurait été plus facile de contrôler un tremblement de terre. Maintenant, le feu est presque complètement éteint, parce que la plupart des carburants entreposés dans la raffinerie se sont consumés en cinq heures environ et aussi à cause de la destruction des puits.
— Mais comment un sabotage de cette ampleur était-il possible ? demanda un ancien.
Sergetov s’étonna du calme de l’atmosphère. S’étaient-ils déjà réunis pour discuter de cette affaire ?
— Mon rapport du 20 décembre signalait les dangers. Cette salle contrôlait les pompes et les valves sur plus de cent kilomètres carrés. Il en va de même pour tous nos grands centres pétroliers. De ce centre nerveux, un homme familiarisé avec les procédures de contrôle peut manipuler à volonté les divers systèmes du champ tout entier. Tolkaze possédait ces connaissances. C’était un Azerbaïdjanais choisi pour son intelligence et sa loyauté supposée, spécialement éduqué et entraîné, un brillant élève diplômé de l’université d’État de Moscou et membre très bien noté du Parti local. Mais il semble qu’il ait aussi été un fanatique religieux capable de la plus extraordinaire trahison. Tous les gens tués dans la salle de contrôle étaient ses amis, ou du moins le croyaient-ils. Après quinze ans dans le Parti, avec un bon salaire, le respect professionnel de ses camarades, et même sa voiture personnelle, ses derniers mots ont été un appel strident à Allah ! Il est impossible de prédire avec précision le degré de confiance à accorder aux natifs de cette région, camarades.
Le ministre de la Défense hocha la tête.
— Cela dit, quel effet cela aura-t-il sur notre production de pétrole ?
Tous les membres se penchèrent sur la table pour écouter la réponse de Sergetov.
— Nous avons perdu 34 % de notre production totale de brut, camarades, pour une période d’au moins un an et plus probablement de trois, annonça-t-il en levant les yeux de ses notes et il vit ces visages impassibles frémir comme sous l’effet d’une gifle. Il sera nécessaire de reforer tous les puits et de reconstruire les pipe-lines des puits à la raffinerie et ailleurs. La perte annexe de la raffinerie est sévère mais ce n’est pas un souci immédiat puisqu’elle peut être reconstruite et représente, dans tous les cas, moins d’un septième de notre capacité totale de raffinage. Le principal dommage pour notre économie viendra de la perte de notre production de brut.
À cause de la composition chimique du pétrole de Nijnevartovsk, la perte de production nette minimise l’impact réel sur notre économie. Le pétrole sibérien est un brut « léger, doux », ce qui signifie qu’il contient une quantité importante, disproportionnée, des plus précieuses fractions, celles que nous utilisons pour produire l’essence, le kérosène et le fuel de diesel, par exemple. La perte nette dans ces domaines est de 44 % de notre production d’essence, de 48 % du kérosène et de 50 % du diesel. Ces chiffres sont de simples calculs rapides que j’ai faits pendant le vol de retour, mais ils doivent être précis à 2 % près. Mon personnel aura une estimation plus précise dans un jour ou deux.
— La moitié ? murmura le secrétaire général.
— Exact, camarade.
— Et combien de temps, pour restaurer la production ?
— Camarade secrétaire général, si nous utilisons tout notre matériel de forage et le faisons fonctionner vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à mon avis nous pourrions commencer à restaurer la production dans douze mois. Il faudra au moins trois mois pour dégager le site des décombres et encore trois pour installer notre matériel et commencer les opérations de forage. Comme nous possédons des informations exactes sur les emplacements et la profondeur des puits, l’élément d’incertitude ne figure pas dans l’équation. D’ici un an, c’est-à-dire six mois après le début du forage, nous commencerons à faire rendre les puits, et leur restauration totale devrait être terminée dans les deux ans suivants. Et pendant ce temps-là, nous aurons besoin de remplacer aussi l’équipement EOR...
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda la Défense.
— Enhanced Oil Recovery Systems, camarade ministre. Les systèmes d’accroissement de récupération du pétrole. S’il s’était agi de puits relativement récents, pressurisés par des gaz souterrains, les feux auraient duré des semaines. Comme vous le savez, camarades, c’était des puits d’où une bonne quantité de pétrole avait déjà été extraite. Pour accroître la production, nous avons pompé de l’eau dans ces puits, ce qui a pour effet de faire jaillir plus de pétrole. Ce qui peut aussi endommager le gisement. C’est quelque chose que nos géologues tentent en ce moment d’évaluer. Dans le cas présent, une fois l’énergie perdue, la force chassant le pétrole hors du sol a été supprimée et les feux ont été rapidement à court de combustible. Ils étaient déjà presque tous mourants quand mon vol a décollé pour Moscou.
— Donc, il se peut que même dans trois ans la production ne soit pas totalement restaurée ? demanda le ministre de l’Intérieur.
— C’est exact, camarade ministre. Il n’existe tout simplement aucune base scientifique pour permettre une estimation de la production totale. C’est une situation qui ne s’est jamais présentée, ni dans l’Ouest ni dans l’Est. Nous pouvons forer des puits d’essai dans les deux ou trois mois qui viennent, qui nous donneront des indications. Les ingénieurs de mon équipe que j’ai laissés là-bas prennent des dispositions pour entamer le processus le plus vite possible, avec du matériel déjà sur place.
— Très bien, approuva le secrétaire général. La question suivante qui se pose, c’est comment le pays peut opérer sur cette base.
Sergetov retourna à ses notes.
— Il est indéniable, camarades, que c’est une catastrophe sans précédent pour notre économie. L’hiver a entamé plus que d’habitude nos réserves de pétrole lourd. L’année dernière la production d’électricité, par exemple, a utilisé 38 % de nos produits pétroliers, beaucoup plus que prévu à cause de déceptions dans la production de gaz et de charbon, sur laquelle nous comptions pour réduire les demandes de pétrole. L’industrie charbonnière aura besoin d’au moins cinq ans pour se rétablir, par suite d’échecs dans sa modernisation. Et les opérations de forage du gaz naturel sont actuellement ralenties par les conditions météorologiques. Pour des raisons techniques, il est extrêmement difficile de faire fonctionner ce matériel par un froid trop rigoureux...
— Eh bien, vous n’avez qu’à faire travailler plus dur ces abrutis de fainéants des équipes de forage ! s’exclama le chef du Parti de Moscou.
— Il ne s’agit pas des travailleurs, camarade, dit Sergetov en soupirant. C’est le matériel, les machines. Le froid altère davantage le métal que les hommes, les outils sont rendus cassants par le froid. Et les conditions météorologiques ont rendu plus difficile l’acheminement des pièces détachées vers les camps. Le marxisme-léninisme ne peut dicter le temps qu’il fait.
— Est-il difficile de dissimuler les opérations de forage ? demanda le ministre de la Défense et Sergetov s’étonna.
— Difficile ? Non, camarade ministre, impossible. Comment peut-on dissimuler plusieurs centaines de derricks, tous hauts de vingt à quarante mètres ? Autant essayer de dissimuler les complexes de lancement de missiles de Plessetsk.
Sergetov remarqua soudain les regards échangés entre le secrétaire général et le ministre de la Défense.
— Alors nous devons réduire la consommation de pétrole de l’industrie électrique, déclara le secrétaire général.
— Camarades, permettez-moi de vous donner quelques chiffres approximatifs sur nos manières de consommer nos produits pétroliers. N’oubliez pas, s’il vous plaît, que je cite de mémoire, puisque le rapport départemental annuel est en cours de rédaction.
L’année dernière, nous avons produit 589 millions de tonnes de pétrole brut. Cela faisait 32 millions de tonnes de moins que prévu et la quantité produite n’a pu l’être en réalité que grâce à des mesures artificielles que j’ai déjà évoquées. À peu près la moitié de cette production était à demi raffinée en mazout, ou fuel lourd, destiné aux centrales électriques, aux chaudières d’usines et ainsi de suite. La majorité de ce pétrole ne peut absolument pas être utilisée autrement, puisque nous n’avons que trois – pardon, plus que deux maintenant – raffineries possédant les chambres de cracking catalytique sophistiquées nécessaires au raffinage du pétrole lourd en produits distillés légers.
Les carburants que nous produisons servent de plusieurs façons à notre économie. Comme nous l’avons déjà vu, 38 % va à la production d’électricité et d’autres formes d’énergie et, heureusement, une grande partie de ce pourcentage est du mazout. Pour ce qui est des carburants légers – diesel, essence et kérosène –, la production agricole et l’industrie alimentaire, le transport des marchandises et le commerce, la consommation des individus et le transport de passagers et, finalement, l’armée ont absorbé plus de la moitié de la production de l’année dernière. Autrement dit, camarades, avec la perte de Nijnevartovsk ces derniers usagers que je viens de citer absorbent plus que nous ne pouvons produire, ne laissant rien pour la métallurgie, la machinerie lourde, les produits chimiques et la construction, sans parler de ce que nous avons l’habitude d’exporter à nos alliés socialistes de l’Europe de l’Est et du reste du monde.
Pour répondre à votre question précise, camarade secrétaire général, nous pouvons peut-être effectuer une modeste réduction de la consommation des pétroles légers dans l’usage électrique mais notre production d’énergie électrique est déjà en baisse, à la suite de diverses pannes et délestages. De nouvelles réductions dans la production et la distribution du courant porteront gravement préjudice à des activités cruciales de l’État, telles que le travail d’usine et les chemins de fer. Vous n’avez pas oublié qu’il y a trois ans nous avons fait une expérience de modification du voltage électrique pour économiser les carburants et que cela s’est soldé par des dommages aux moteurs électriques dans tout le bassin industriel du Donetz.
— Et le charbon et le gaz ?
— La production charbonnière est déjà à 16 % en dessous des prévisions du plan et cela ne fait qu’empirer, ce qui a provoqué la conversion au pétrole de nombreuses chaudières et centrales électriques au charbon. Leur reconversion au charbon est coûteuse et fait perdre beaucoup de temps. La conversion au gaz est moins onéreuse et plus séduisante, et nous l’avons vigoureusement préconisée. La production de gaz est également au-dessous du plan mais elle s’améliore. Nous nous attendons à dépasser les objectifs prévus dans le courant de cette année. Nous devons tenir compte du fait qu’une grande partie de notre gaz part en Europe occidentale. Cela nous permet d’obtenir des devises occidentales pour acheter du pétrole et, bien entendu, du blé étrangers.
Cette allusion fit un peu frémir le membre du Politburo responsable de l’agriculture. Combien d’hommes, se demanda Sergetov, avaient été perdus par leur incapacité à faire rendre l’industrie agricole soviétique ? Pas l’actuel secrétaire général, naturellement, qui avait réussi à progresser malgré ses échecs dans ce domaine.
— Alors, quelle est votre solution, Mikhail Eduardovitch ? demanda le ministre de la Défense avec une sollicitude inquiétante.
— Nous devons supporter ce fardeau de notre mieux, camarades, en améliorant l’efficacité à tous les niveaux de notre économie.
Sergetov ne se donna pas la peine de parler d’accroissement des importations de pétrole. La pénurie qu’il venait d’expliquer aurait pour résultat de tripler les importations et les réserves de devises fortes permettaient à peine de doubler ces achats.
— Nous aurons besoin d’accroître la production et le contrôle de la qualité à l’usine de matériel de forage de Volgograd et d’acheter aussi du matériel à l’Ouest, afin d’étendre l’exploration et l’exploitation des gisements connus. Et d’accélérer notre construction de centrales nucléaires. En attendant, nous devons restreindre la fourniture pour les camions de transport et les voitures particulières ; il y a beaucoup de gaspillage dans ce secteur, nous le savons tous, jusqu’à un tiers peut-être de l’usage normal. Nous pouvons temporairement réduire la quantité de carburant consommée par l’armée, et peut-être aussi détourner certaines usines de machinerie lourde de l’armement vers des secteurs industriels indispensables. Nous avons devant nous trois années très dures, mais seulement trois, résuma Sergetov pour terminer sur une note optimiste.
— Camarade, vous n’avez pas une grande expérience de la défense ou des affaires étrangères, n’est-ce pas ? susurra le ministre de la Défense.
— Je n’ai jamais prétendu le contraire, camarade ministre, répondit Sergetov déjà méfiant.
— Alors je vais vous dire pourquoi vos suggestions sont inacceptables. Si nous les suivons, l’Ouest apprendra notre crise. Une augmentation de nos achats de matériel pétrolier et des signes d’activité impossibles à cacher du côté de Nijnevartovsk ne démontreront que trop clairement ce qui se passe ici. Cela nous rendra vulnérables aux yeux des Américains, par exemple. Une telle vulnérabilité sera exploitée. Et en même temps, dit le ministre en abattant son poing sur la lourde table, vous proposez de réduire le carburant mis à la disposition des forces qui nous défendent contre l’Occident !
— Camarade ministre de la Défense, je suis un ingénieur, pas un soldat. Vous m’avez demandé une estimation technique et je vous l’ai donnée, répliqua Sergetov en maîtrisant bien sa voix. La situation est très grave mais elle n’atteint pas, par exemple, nos forces de missiles stratégiques. Est-ce qu’eux seuls ne peuvent nous garder des impérialistes pendant notre période de reconstruction ?
Pourquoi diable ont-elles été créées, autrement f se demanda-t-il. Tout cet argent jeté dans des trous improductifs. Est-ce qu’il ne suffisait pas d’être capable d’anéantir dix fois l’Ouest ? Pourquoi vingt fois ? Et maintenant, vingt fois, ça ne suffisait pas ?
— Et l’idée ne vous est pas venue que l’Ouest ne nous permettra pas d’acheter ce dont nous avons besoin ? insinua le théoricien du Parti.
— Quand est-ce que les capitalistes ont refusé de nous vendre...
— Quand est-ce que les capitalistes ont eu une telle arme à utiliser contre nous ? trancha le secrétaire général. Pour la première fois, l’Ouest aura la possibilité de nous étrangler en un an seulement. Et si maintenant ils refusent aussi de nous vendre des céréales ?
Sergetov n’avait pas songé à cela. Avec une nouvelle moisson décevante, la septième depuis onze ans, l’Union soviétique avait massivement besoin de blé. Et cette année, les États-Unis et le Canada étaient les seules sources sûres. Le mauvais temps dans l’hémisphère austral avait compromis la récolte argentine et, dans une moindre mesure, celle de l’Australie, alors que les USA et le Canada avaient fait comme d’habitude des moissons records. Les négociations étaient en cours avec Washington et Ottawa pour assurer cette transaction et les Américains ne faisaient pas la moindre difficulté, à cela près que la hausse disproportionnée de leur dollar rendait leur blé exagérément cher. Mais ce blé mettrait des mois à être expédié. Sergetov se demanda s’il ne serait pas facile de créer des « difficultés techniques » dans les ports céréaliers de La Nouvelle-Orléans et de Baltimore pour ralentir ou même interrompre totalement ces expéditions au moment crucial.
Ses yeux firent le tour de la table. Vingt-deux hommes, dont treize seulement avaient un pouvoir de décision – et un de ceux-là manquait –, imaginaient en silence plus de deux cent cinquante millions d’ouvriers et de paysans soviétiques affamés et dans le noir, et en même temps les soldats de l’Armée rouge, le ministère de l’Intérieur et le KGB subissant des restrictions de leur carburant et, à cause de cela, de leur entraînement et de leur mobilité.
Les hommes du Politburo étaient parmi les plus puissants du monde, bien plus que leurs homologues occidentaux. Ils n’avaient de comptes à rendre à personne, pas même au Comité central du Parti communiste, ni au Soviet suprême et certainement pas au peuple. Ces hommes n’avaient pas foulé les rues de Moscou depuis des années mais les avaient parcourues à toute vitesse dans des limousines avec chauffeur pour aller et venir entre leurs appartements de luxe de Moscou et leurs élégantes datchas des environs. Ils faisaient leurs achats, s’ils daignaient se déranger, dans des magasins réservés à l’élite, ils étaient soignés par des médecins dans des cliniques particulières. Ces hommes se considéraient donc comme les maîtres de leur destin.
Et maintenant, seulement maintenant, ils commençaient à comprendre que, comme tous les hommes, ils étaient soumis à un sort que leur immense pouvoir personnel ne rendait que plus intolérable.
Autour d’eux s’étendait un pays dont les habitants étaient mal nourris et mal logés, dont la seule « denrée » trouvée en abondance était les affiches et slogans chantant les louanges du Progrès et de la Solidarité soviétiques. Sergetov savait que certains des hommes assis autour de cette table croyaient à ces slogans. Mais le Progrès soviétique n’avait pas nourri leur nation et combien de temps durerait la Solidarité soviétique dans le coeur d’un peuple affamé, gelé, dans le noir ? Et seraient-ils fiers, alors, des missiles dans les forêts de Sibérie ? Des milliers de chars et de canons produits chaque année ? Se sentiraient-ils inspirés en levant les yeux vers un ciel contenant une station spatiale Salyout... ou se demanderaient-ils quel genre de repas était servi à l’élite ? Moins d’un an auparavant, Sergetov était le chef d’un Parti régional et, à Leningrad, il prenait soin d’écouter son personnel qui rapportait les plaisanteries, les histoires ou les plaintes entendues dans les files d’attente que les gens enduraient pour deux pains, du dentifrice ou une paire de souliers. Détaché, même alors, des dures réalités de la vie en Union soviétique, il s’était souvent demandé si un jour le fardeau imposé au travailleur moyen ne deviendrait pas trop lourd à porter. Mais comment l’aurait-il su ? Et comment le saurait-il maintenant ? Et ces vieillards, là, le sauraient-ils jamais ?
Le ministre de la Défense rompit le silence.
— Nous devons obtenir davantage de pétrole. Ce n’est pas plus compliqué. Autrement, c’est une économie estropiée, une population affamée et une défense réduite. Les conséquences sont inacceptables.
— Nous ne pouvons pas acheter de pétrole, fit observer un candidat membre.
— Alors nous devons nous en emparer.
Bob Toland fronça les sourcils sur son gâteau aux épices. Je ne devrais vraiment pas prendre de dessert, pensait l’analyste de renseignements.
Mais le mess de la National Security Agency ne servait de gâteau aux épices qu’une fois par semaine et c’était ce que Toland préférait. Et ça ne faisait jamais que deux cents calories. Cinq minutes de plus sur le vélo d’exercice, une fois chez lui.
— Qu’est-ce que vous pensez de ce papier dans le journal, Bob ? lui demanda un collègue.
Toland jeta un coup d’oeil à l’insigne de sécurité de son voisin. Il n’était pas admis au secret sur les satellites de renseignement.
— Ce truc pétrolier ? On dirait qu’ils se sont payé un sacré incendie.
— Vous n’avez rien vu d’officiel à ce sujet ?
— Disons simplement que la fuite aux journaux est venue d’un plus haut niveau d’habilitation que le mien.
— Top secret-presse ?
Les deux hommes rirent.
— Quelque chose comme ça. L’article contenait des informations que je n’ai pas vues, dit Toland, sans trop mentir : l’incendie était éteint et des hommes de son service s’étaient demandé comment il l’avait été si vite. Ça ne devrait pas trop les toucher. Ils n’ont pas des millions de gens qui se lancent sur les routes pour les vacances, pas vrai ?
— Exact ! Comment est le gâteau ?
— Pas mauvais.
Toland sourit, en se demandant déjà s’il aurait besoin de ces minutes supplémentaires à vélo.
Le Politburo se réunit de nouveau le lendemain matin à 9 h 30. Derrière les fenêtres à doubles carreaux, le ciel était gris et voilé par la neige qui se remettait à tomber à gros flocons sur la couche de cinquante centimètres déjà au sol. « Ce soir, se dit Sergetov, on fera de la luge sur les collines du parc Gorki. » La neige serait balayée des deux lacs gelés, pour que les patineurs évoluent sous les projecteurs sur la musique légère de Tchaïkovski et de Prokofiev. Les Moscovites riraient et boiraient leur vodka en savourant le froid, miséricordieusement ignorants du tour qu’allait prendre leur vie.
La veille, la séance avait été levée à 16 heures et ensuite les cinq hommes composant le Conseil de la défense avaient conféré seuls. Les membres à part entière du Politburo n’étaient pas tous dans la confidence de ce corps de décideurs.
Ils étaient surveillés, du fond de la salle, par un portrait en pied de Vladimir Ilitch Oulianov... Lénine, le saint révolutionnaire du communisme soviétique, son grand front rejeté en arrière comme pour saisir une brise légère, ses yeux perçants tournés vers le glorieux avenir que le visage sévère proclamait avec confiance, et que la « science » du marxisme-léninisme déclarait inéluctable. « Un glorieux avenir. Quel avenir ? se demandait Sergetov. Qu’est devenue la révolution ? Qu’est devenu notre Parti ? Est-ce que le camarade Ilitch voulait réellement qu’il soit ainsi ? »
Sergetov considéra le secrétaire général, l’homme « jeune » que l’Ouest croyait entièrement aux commandes, celui qui en ce moment même changeait les choses. Son accession à la fonction la plus élevée dans le Parti avait été une surprise pour certains, dont Sergetov. Il avait placé beaucoup d’espoir en lui mais sa propre arrivée à Moscou l’avait assez rapidement désillusionné. Encore un rêve brisé. L’homme qui avait su mettre un visage heureux sur des années d’échecs agricoles appliquait à présent son charme superficiel dans une plus vaste arène. Il travaillait puissamment – tout le monde à cette table le reconnaissait — mais sa tâche était insurmontable. Pour en arriver là, il avait été contraint à trop de promesses, trop de marchés avec la vieille garde. Rien n’avait vraiment changé.
L’Ouest semblait incapable de le comprendre. Le règne d’un seul homme était fertile en dangers dont se souvenait bien la vieille génération du Parti. Les plus jeunes avaient entendu raconter les grandes purges du temps de Staline et l’armée avait sa propre mémoire institutionnelle de ce que Khrouchtchev avait fait à la hiérarchie du Politburo. La sécurité collective entendait un gouvernement collectif. À cause de cela, les hommes sélectionnés pour le poste titulaire de secrétaire général étaient moins élus pour leur dynamisme personnel que pour leur expérience du Parti. Comme Brejnev, Andropov et Tchernenko, l’actuel numéro un n’avait pas le pouvoir de dominer cette salle par sa seule volonté. Il avait dû accepter des compromis pour être à cette place et il devrait en accepter encore pour y rester. Le véritable pouvoir se trouvait dans le Parti en soi.
Le Parti gouvernait tout mais le Parti n’était plus l’expression d’un seul homme. Il était devenu un groupement d’intérêts : ceux de la Défense, du KGB, de l’Industrie lourde, de l’Agriculture. Le chef de chaque branche s’alliait avec d’autres afin d’assurer sa propre place. Le secrétaire général essayait de changer cela, de nommer peu à peu aux postes rendus vacants par la mort des hommes qui lui seraient loyaux. Mais n’apprendrait-il pas, comme ses prédécesseurs, que la loyauté mourait facilement autour de cette table ? Pour le moment, il portait encore le fardeau de ses propres compromissions. Ses hommes n’étaient pas encore tous en place, le secrétaire général n’était que le principal membre d’un groupe capable de l’écarter aussi facilement que Khrouchtchev l’avait été. Que dirait l’Ouest en apprenant que le « dynamique » secrétaire général ne servait que d’exécuteur des décisions des autres ?
— Camarades, commença le ministre de la Défense, l’Union soviétique doit avoir du pétrole, au moins deux cents millions de tonnes de plus que nous ne pouvons produire. Ce pétrole existe, à quelques centaines de kilomètres seulement de notre frontière, dans le golfe Persique... plus de pétrole que nous n’en aurons jamais besoin. Nous avons la possibilité de nous en emparer, naturellement. En deux semaines, nous pourrions rassembler assez d’avions et de troupes aéroportées pour fondre sur ces gisements et les avaler.
Malheureusement, cela provoquerait une violente réaction de l’Occident. Ces mêmes gisements de pétrole fournissent l’Europe occidentale, le Japon et, dans une moindre mesure, l’Amérique. Les pays de l’OTAN n’ont pas la possibilité de défendre ces champs pétrolifères avec des moyens conventionnels. Les Américains ont leur Rapid Deployment Force, une coque creuse de QG et de quelques unités légères. Même avec le matériel préinstallé à Diego Garcia, ils n’ont aucune chance d’arrêter nos forces aéroportées et mécanisées. S’ils l’essayaient, et ils le feraient certainement, leurs troupes d’élite seraient submergées et anéanties en quelques jours et ils en seraient réduits aux armes nucléaires. C’est un risque réel, que nous ne pouvons négliger. Nous savons pertinemment que les plans de guerre américains font appel à leur emploi dans un cas comme celui-ci. Et des armes nucléaires sont entreposées en quantité importante à Diego Garcia ; elles seraient certainement utilisées. Par conséquent, avant de nous emparer du golfe Persique, nous devons obligatoirement éliminer la force politique et militaire qu’est l’OTAN.
Sergetov se redressa dans son fauteuil de cuir. Qu’est-ce que c’était que ça, que disait-il ? Il fit un effort pour rester aussi impassible que le ministre de la Défense, qui reprenait :
— Une fois l’OTAN retirée de l’échiquier, l’Amérique se trouvera dans une position curieuse. Les États unis pourront subvenir à leurs besoins énergétiques grâce aux sources de l’Occident, ce qui supprimera la nécessité de défendre les Etats arabes, qui d’ailleurs ne sont pas très populaires dans le lobby juif sioniste américain.
Est-ce qu’ils y croyaient vraiment ? se demanda Sergetov, est-ce qu’il s’imaginaient que les États-Unis se croiseraient les bras ? Qu’est-ce qui avait bien pu se passer à la réunion tardive de la veille ?
Une autre personne au moins avait ces mêmes soucis.
— En somme, la seule chose que nous ayons à faire, c’est conquérir l’Europe occidentale, camarade ? demanda un des candidats membres. Est-ce que ce n’est pas contre les forces conventionnelles de ces pays-là que vous nous mettez en garde tous les ans ? Tous les ans, vous nous répétez que les armées massées de l’OTAN représentent une menace pour nous, et maintenant vous nous dites tout tranquillement que nous devons les conquérir ? Excusez-moi, camarade ministre, mais est-ce que la France et l’Angleterre n’ont pas leur force atomique ? Et pourquoi l’Amérique ne tiendrait-elle pas sa promesse de faire usage de ses armes nucléaires pour la défense de l’OTAN ?
Sergetov s’étonna qu’un membre secondaire mette si rapidement l’essentiel sur la table. Il fut encore plus surpris que le ministre des Affaires étrangères lui réponde. C’était encore une pièce du puzzle. Mais que pensait de tout cela le KGB ? Pourquoi n’était-il pas représenté à cette séance ? Le président se remettait d’une opération mais il aurait bien dû y avoir quelqu’un à présent... à moins que cette question ait été réglée la veille au soir.
— Nos objectifs doivent être limités, et d’une façon ostensible. Cela nous charge de plusieurs missions politiques. Premièrement, nous devons créer un sentiment de sécurité en Amérique, faire baisser la garde là-bas jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour réagir avec force. Deuxièmement, nous devons tenter de dénouer l’alliance OTAN sur le plan politique, déclara le ministre des Affaires étrangères avec un de ses très rares sourires. Comme vous le savez, voilà plusieurs années que le KGB travaille à un projet de ce genre. Il est maintenant dans sa forme définitive. Je vais vous le résumer.
Ce qu’il fit et Sergetov hocha la tête, approuvant son audace mais aussi comprenant mieux quel était l’équilibre du pouvoir dans cette salle. Ainsi, c’était le KGB. Il fallait s’en douter. Mais pourquoi le reste du Politburo suivait-il le train ? Le ministre, cependant, continuait de parler :
— Vous voyez donc comment cela marchera. Les pièces se mettront en place l’une après l’autre. Étant donné ces préconditions, les eaux si consciencieusement troublées, et le fait que nous proclamerions haut et fort notre répugnance à menacer directement les deux puissances nucléaires indépendantes de l’OTAN, nous estimons que le risque nucléaire, bien que réel, est moins important que le risque qu’affronte déjà notre économie.
Sergetov se renversa contre son dossier. C’était donc ça : la guerre était un moins grand risque qu’une paix froide et affamée. La décision était prise. Mais l’était-elle réellement ? Est-ce qu’une association d’autres membres du Politburo n’aurait pas le pouvoir ou le prestige suffisant pour inverser cette décision ? Oserait-il s’élever lui-même contre une telle folie ? D’abord une question judicieuse, peut-être...
— Sommes-nous en mesure de vaincre l’OTAN ? demanda-t-il et il fut glacé par la réponse pateline.
— Naturellement. Pourquoi pensez-vous que nous avons une armée ? Nous avons déjà consulté nos officiers généraux.
Et quand vous nous avez réclamé le mois dernier davantage d’acier pour de nouveaux chars, camarade ministre de la Défense, était-ce sous prétexte que l’OTAN était trop faible ? se demanda Sergetov avec colère. À quelles manigances s’était-on livré ? Avaient-ils vraiment consulté leurs conseillers militaires ou est-ce que le ministre de la Défense se targuait de sa grande expérience tant vantée ? Le secrétaire général se laissait-il dominer par la Défense ? Et par le ministre des Affaires étrangères ? Avait-il seulement opposé une objection ? Était-ce ainsi que les décisions étaient prises qui déterminaient le sort des nations ? Qu’en aurait pensé Vladimir Ilitch ?
— C’est de la folie, camarades ! s’exclama Pyotr Bromkovskiy.
Le doyen de cette réunion était chétif, âgé de plus de quatre-vingts ans ; sa conversation en revenait souvent aux temps idéalistes d’autrefois, quand les membres du Parti communiste croyaient réellement qu’ils étaient à l’avant-garde de l’histoire. Les purges de Yejovichtchina avaient mis fin à cela.
— Oui, il y a un grave danger économique. Oui, nous avons à affronter un grave danger pour la sécurité de l’État, mais est-ce que nous allons les remplacer par un danger encore plus grand ? Envisagez ce qui risque d’arriver ! Combien de temps, camarade ministre de la Défense, avant que vous puissiez vous lancer dans votre conquête de l’OTAN ?
— Je suis sûr que notre armée sera absolument prête au combat dans quatre mois.
— Quatre mois. Je suppose que nous aurons du carburant dans quatre mois ? Assez pour nous lancer dans une guerre ?
Petya était vieux mais il n’avait rien d’un imbécile. Le secrétaire général fit un geste vague, éludant une fois de plus sa responsabilité.
— Camarade Sergetov ?
Quel camp choisir ? Le jeune candidat membre prit une décision rapide.
— Les inventaires de carburants légers – essence, diesel, etc. — sont élevés pour le moment, reconnut-il. Nous employons toujours les mois d’hiver, où la consommation de ces carburants est la plus basse, pour refaire nos stocks et si l’on ajoute à cela nos réserves de la défense stratégique nous avons pour quarante-cinq...
— Soixante ! protesta le ministre de la Défense.
— Quarante-cinq jours est un chiffre plus réaliste, monsieur le ministre, dit fermement Sergetov. Mon département a étudié la consommation de carburant par unité militaire, dans le cadre d’un programme d’augmentation des réserves stratégiques de carburant, négligées depuis plusieurs années. Avec des économies dans d’autres domaines de consommation et des sacrifices industriels, nous pourrions aller jusqu’à soixante jours de stock de guerre, peut-être même soixante-dix, tout en vous attribuant d’autres stocks pour l’entraînement. La dépense à court terme serait minime mais cette situation changerait rapidement, dès le milieu de l’été...
Sergetov s’interrompit, gravement perturbé d’avoir si facilement adopté la décision tacite. J’ai vendu mon âme... Où ai-je agi en patriote ? Est-ce que je suis devenu comme les autres, qui sont autour de cette table ? Ou ai-je simplement dit la vérité... et quelle est la vérité ? La seule chose dont il était certain, c’était qu’il avait survécu jusqu’à présent.
— Nous avons certainement la capacité limitée, comme je le disais hier, de restructurer notre production de distillés. Dans ce cas, mes services estiment qu’une augmentation de 9 % des carburants militairement importants peut être accomplie, basée sur notre production réduite. Je dois cependant vous mettre en garde. Mes analystes pensent aussi que toutes les estimations actuelles sur la consommation du carburant au combat sont exagérément optimistes.
Enfin, tout de même, une faible protestation...
— Donnez-nous le carburant, Mikhail Eduardovitch, dit le ministre de la Défense en souriant froidement, et nous veillerons à ce qu’il soit correctement utilisé. Mes analystes à moi estiment que nous pouvons accomplir notre dessein en deux semaines, peut-être moins, mais je veux bien vous accorder la puissance des armées de l’OTAN et doubler notre estimation à trente jours. Nous aurons quand même plus qu’assez.
— Et si l’OTAN découvre nos intentions ? demanda le vieux Petya.
— C’est impossible. Nous préparons déjà notre ruse, notre maskirovka. L’OTAN n’est pas une alliance forte, elle ne peut pas l’être. Les ministres ergotent sur la contribution à la défense de chaque pays. Leurs populations sont divisées et amollies. Ils sont incapables de standardiser leur armement et, ainsi, leur situation de ravitaillement est en plein chaos. Et leur membre le plus important, le plus puissant, est séparé par cinq mille kilomètres d’océan. L’Union soviétique n’est qu’à une nuit de chemin de fer de la frontière allemande. Mais, Petya, mon vieil ami, je vais répondre à votre question. Si tout échoue et si nos intentions sont découvertes, nous pouvons toujours nous arrêter, raconter que nous étions en manoeuvres et revenir aux conditions de paix... sans que la situation soit pire que si nous ne faisions rien du tout. Nous n’aurons à frapper que si tout s’y prête. Nous pouvons toujours nous retirer.
Tout le monde, autour de la table, savait que c’était un mensonge, mais habile puisque personne n’eut le courage de le dénoncer. Quelle armée avait jamais été mobilisée pour être rappelée à l’arrière ? Personne n’éleva la voix pour s’opposer au ministre de la Défense. Bromkovskiy bougonna pendant quelques minutes, cita les mises en garde de Lénine qui conjurait de ne pas mettre en danger le foyer du socialisme mondial, mais même cela ne provoqua aucune réaction. Le danger pour l’État – en réalité pour le Parti et le Politburo – était manifeste. Il ne pourrait devenir plus grave. L’alternative était donc la guerre.
Dix minutes plus tard, le Politburo vota. Sergetov et ses huit collègues candidats membres restèrent simples spectateurs. Le résultat fut de onze voix pour la guerre, contre deux. Le processus était commencé.
DATE — HEURE : 03/02 — 17,15. COPIE 01 DE 01 DE
RAPPORT SOVIETIQUE
BC — Rapport soviétique, BJT, 2310— FL
TASS confirme incendie gisement pétrolier — FL
EDS : Avancé pour SAMEDI ed. soir — FL
par Patrick Flynn — FC
AP correspondant à Moscou
MOSCOU (AP) — l’agence de presse soviétique TASS a confirmé aujourd’hui qu’un « grave incendie » avait éclaté en Sibérie occidentale, une région de l’Union soviétique.
Un article de dernière page dans la Pravda, l’organe officiel du Parti communiste, annonce l’incendie en rapportant que « l’héroïque brigade du feu » a sauvé d’innombrables vies grâce à son adresse et à son dévouement, en évitant aussi de plus graves dégâts aux installations pétrolières voisines.
L’incendie aurait éclaté par suite d’une « défectuosité technique » dans les systèmes de contrôle automatiques de la raffinerie et se serait rapidement propagé mais il a été promptement éteint « non sans des pertes parmi les vaillants combattants du feu et les courageux ouvriers qui se sont héroïquement précipités pour prêter main-forte à leurs camarades ».
Tout en étant un peu en contradiction avec les rapports occidentaux, l’incendie s’est effectivement éteint plus vite qu’on ne l’aurait cru. Des personnalités officielles occidentales spéculent à présent sur un système hautement sophistiqué de lutte contre le feu installé dans la raffinerie de Nijnevartovsk, qui aurait permis aux Soviétiques d’éteindre l’incendie.
AB — BA — 2 — 3 16,01 EST — FL
FIN DE L’ARTICLE