La première étape n’était que de douze kilomètres à vol d’oiseau, mais le terrain était volcanique, jonché de pierres et de rochers – à l’ombre desquels ils restaient le plus possible –, et ils devaient faire tant de détours que les douze kilomètres en devenaient vingt-cinq.
Edwards apprenait ce que c’était que de se sentir surveillé. Même quand le sommet qu’ils contournaient était caché par une arête, qui pouvait jurer que les Russes n’avaient pas d’autres éclaireurs en patrouille ? Qui pouvait être certain qu’ils n’étaient pas observés, qu’un sergent russe armé de jumelles n’avait pas remarqué leurs fusils et leurs paquetages, et pris sa radio portable pour appeler un hélicoptère armé ? Et l’effort de la marche, s’ajoutant à la peur, accélérait leurs battements de coeur.
Le sergent Nichols se révélait un excellent, mais impitoyable meneur. Il était le plus vieux pourtant son endurance – malgré sa mauvaise cheville – ahurissait Edwards. Personne ne parlait, ils ne voulaient pas faire trop de bruit, mais Nichols n’avait pas besoin de rabrouer ceux qui n’étaient pas assez rapides pour suivre le train. Son regard méprisant suffisait. Il a dix ans déplus que moi, se disait Edwards, et je suis un athlète. Je suis quand même capable de le suivre !
Nichols parvint à les maintenir à l’écart de la route côtière pendant presque tout leur trajet, mais, à un moment donné, la route contournait une petite crique à un kilomètre et demi de leur chemin. Là, ils affrontèrent un cruel dilemme : risquer d’etre aperçus de la route ou du sommet de la montagne. Ils se décidèrent pour la route, lentement et prudemment. Le soleil était bas au nord-ouest quand ils remontèrent par une ravine aux parois abruptes. Ils trouvèrent un éboulis de rochers pour se reposer avant leur sprint au-dessous du poste d’observation.
— Eh bien, c’était une bonne petite promenade, pas vrai ? dit le sergent des Royal Marines, qui ne transpirait même pas.
— Qu’est-ce que vous essayez de prouver, sergent ? demanda Edwards.
— Faites excuse, mon lieutenant. Vos copains m’ont dit que vous étiez en forme.
— Je ne crois pas que je vais avoir un infarctus, si c’est à ça que vous pensez. Et maintenant, quoi ?
— Je suggère que nous attendions une heure, jusqu’à ce que le soleil soit vraiment bas, et puis que nous repartions. Encore quinze kilomètres. Il va falloir avancer le plus vite possible.
Edwards ne broncha pas, mais n’en pensa pas moins.
— Vous êtes sûr qu’ils ne nous repéreront pas ?
— Sûr ? Non, je n’en suis pas sûr, mon lieutenant. Le crépuscule, c’est un mauvais moment pour voir, tout de même. L’oeil ne peut pas s’adapter du ciel brillant à la terre obscure.
— Bon, d’accord. Vous nous avez bien conduits jusqu’ici. Je vais voir comment va la dame.
Nichols le suivit des yeux.
— Je ne demanderais pas mieux que d’aller voir la dame, moi aussi.
— C’est pas une chose à dire, Nick, dit calmement Smith.
— Allez ! On sait bien ce qu’il...
— Il ne faut pas mal parler de la dame, Nick, avertit Smith. Elle a eu de grands malheurs. Et le chef est un gentleman. Compris ?
Mike la trouva couchée en chien de fusil contre un rocher. Rodgers la gardait ; il se leva et s’éloigna à l’arrivée du lieutenant.
— Comment ça va ? demanda Mike.
— Je suis morte, Michael, murmura-t-elle en tournant à peine la tête. Morte de fatigue.
— Moi aussi.
Il s’assit à côté d’elle et allongea péniblement les jambes. Il trouva la force de caresser les cheveux de Vigdis. Ils étaient poisseux de sueur.
— Plus qu’un petit moment. Et c’est vous qui avez voulu venir avec nous !
— Je suis idiote.
Il y avait un soupçon d’humour dans sa voix. Mike se souvint que son père disait que tant qu’on était capable de rire, on n’était pas vaincu.
— Allons, vous feriez mieux d’étendre vos jambes, sinon elles vont être toutes nouées. Retournez-vous...
Il lui allongea les jambes et les massa un peu.
— Il nous faudrait des bananes.
— Quoi ? s’exclama-t-elle en se redressant.
— C’est plein de potassium, les bananes. Ça empêche les crampes. À moins que ce soit plein de calcium pour les femmes enceintes ?
— Qu’est-ce que nous ferons quand nous arriverons à notre nouveau sommet ?
— Nous attendrons la cavalerie.
— Elle vient ?
— Je crois.
— Et vous partez alors ?
Mike resta un moment silencieux, prenant la mesure de sa hardiesse, de sa timidité. Et si elle dit...
— Pas sans vous, non... C’est-à-dire, si vous...
— Oui, Michael.
Il s’allongea à côté d’elle et s’étonna de la désirer, en ce moment. Elle n’était plus la victime d’un viol, ni une fille enceinte d’un autre homme, ni une étrangère d’une autre culture. Il était impressionné par sa force et par bien d’autres choses dont il ne trouvait pas le nom...
— Vous avez raison. Je vous aime.
Ça, par exemple ! Il lui prit la main et la garda alors qu’ils se reposaient tous deux avant l’épreuve.
— En voilà un, commandant. Le Providence, je crois. Je reçois de drôles de bruits, comme des bouts de ferraille qui s’entrechoquent.
Ils traquaient l’objectif – tout contact était un objectif – depuis deux heures, se rapprochant très prudemment quand la source de bruit devenait probable. Le gros temps à la surface gênait considérablement leur sonar et l’objectif était si furtif qu’ils n’arrivaient pas à détecter une signature d’identification. Est-ce que ce ne serait pas un bâtiment russe rampant à la recherche de son propre objectif ? Finalement, le tintamarre du kiosque endommagé trahit le sous-marin. McCafferty ordonna de s’approcher de l’objectif à huit noeuds.
Est-ce que le Providence avait réparé ses sonars ? McCafferty n’en doutait pas. Mais alors, s’il détectait un sous-marin s’approchant par-derrière, est-ce qu’il penserait que c’était son vieux copain le Chicago, ou un autre Victor-III ? Et aussi bien, est-ce qu’ils étaient bien certains que leur objectif soit le Providence ? C’était pour cela que les sous-marins américains étaient entraînés à opérer seuls, il y avait trop d’incertitudes dans le travail d’équipe.
Ils avaient laissé loin derrière eux les forces soviétiques de surface. La tactique de McCafferty les avait trompées et avant que le bruit faiblisse, ils avaient écouté une chasse animée, d’avions et de navires de surface, à trente milles sur leur arrière, maintenant. C’était un résultat positif, mais l’absence de tout bâtiment de surface dans ce secteur inquiétait McCafferty. Il risquait d’être à présent dans une chasse gardée réservée aux sous-marins et ils étaient de loin ses adversaires les plus dangereux. Son succès contre le Victor-III avait été un coup de chance pure. Ce commandant russe avait été trop intéressé par sa propre manoeuvre pour garder ses flancs. C’était une erreur qui ne se reproduirait sûrement pas.
— Distance ? demanda McCafferty.
— Environ deux nautiques, commandant.
C’était la limite de portée du gertrude, mais McCafferty voulait se rapprocher beaucoup plus que cela. Patience, se dit-il. Vingt minutes plus tard, ils n’étaient plus qu’à mille mètres du Providence. Il décrocha le gertrude.
— Chicago appelle Providence, à vous.
— On peut dire que vous avez pris votre temps, Danny !
— Où est Todd ?
— Il est parti courir après quelque chose à l’ouest, il y a deux heures. Nous l’avons perdu. Pas de bruit du tout de cette direction.
— Comment va la santé ?
— Le sonar de queue fonctionne. Le reste est foutu. Nous pouvons tirer des poissons avec les systèmes de contrôle de la chambre des torpilles. Il pleut toujours dans la chambre de contrôle, mais ça ne nous gêne pas trop tant que nous restons au-dessus de cent mètres.
— Vous ne pouvez pas aller plus vite ?
— Nous avons essayé de pousser à huit noeuds, mais ce n’est pas possible, le kiosque se déglingue, ça fait trop de bruit. Je peux vous en donner six, pas plus.
— Si vous avez une queue qui fonctionne, nous allons essayer de nous placer à quelques milles devant vous. Disons cinq milles.
— Merci, Danny.
McCafferty raccrocha.
— Sonar, vous avez quelque chose qui a seulement l’air d’être quelque chose ?
— Non, commandant, tout est dégagé en ce moment.
— Avant deux tiers.
Mais où diable était le Boston ? se demandait-il.
— C’est drôle comme tout est silencieux, tout à coup, dit le second.
— Parlez-m’en ! Je sais que je suis parano, mais est-ce que je le suis assez ? Bon, ça va. Nous piquons un sprint au nord et nous écoutons, un quart d’heure de sprint, dix minutes d’écoute et quand nous serons à cinq milles devant le Providence nous filerons six noeuds pépères et poursuivrons la mission. Je vais piquer un roupillon. Réveillez-moi dans deux heures. Parlez aux officiers et aux chefs. Assurez-vous que tout le monde se repose. Nous les avons poussés assez dur. Je ne voudrais pas qu’il y en ait qui craquent.
McCafferty prit au passage une moitié de sandwich et alla à l’avant. Il n’y avait que huit marches jusqu’à sa cabine. Le sandwich était déjà dévoré quand il y arriva.
— Commandant au central !
McCafferty avait l’impression qu’il venait à peine de fermer les yeux quand le haut-parleur s’anima au-dessus de sa tête. Il regarda l’heure. Quatre-vingt-dix minutes de sommeil. Il devrait s’en contenter.
— Qu’est-ce que nous avons ? demanda-t-il au second.
— Sous-marin possible à bâbord arrière. Tout juste entendu et nous avons déjà une variation de relèvement. Tout près. Pas encore de signature.
— Le Boston ?
— Ça se pourrait.
J’aimerais bien que Todd n’ait pas fichu le camp comme ça, pensa McCafferty. Il se demanda s’il ne devrait pas simplement dire au Providence d’aller à sa plus grande vitesse et merde pour le bruit. Mais ça, c’était la fatigue qui parlait. Quand on est fatigué, on commet des erreurs, surtout des erreurs de jugement. Les commandants ne peuvent pas se permettre ça, Danny.
Le Chicago filait six noeuds. Pas de bruit du tout, pensait le commandant. Personne ne peut nous entendre... peut-être, probablement. Tu n’en sais plus rien, n’est-ce pas ? II alla au sonar.
— Comment ça va, chef ?
— Je tiens le coup, commandant. Ce contact est superbe. Voyez comment il s’estompe et revient ? Il est là, c’est sûr, mais pour le conserver, c’est le diable.
— Le Boston est parti vers l’ouest il y a quelques heures.
— Ça pourrait être lui qui revient, commandant. Dieu sait qu’il est assez discret. Ou ça pourrait être un Tango sur batteries. Je n’ai pas assez de signal pour voir la différence. Désolé, commandant. Je ne sais vraiment pas.
Le chef se frotta les yeux et poussa un long soupir.
— Il y a combien de temps que vous ne vous êtes pas reposé ?
— Je n’en sais rien non plus, commandant.
— Quand nous en aurons fini avec celui-là, vous irez dormir, chef.
Puis ce fut au tour de l’officier ASM de venir rendre compte.
— J’ai une distance de travail pour vous, commandant. Cinq mille mètres. Je crois qu’il fait route à l’est. J’essaie de confirmer.
McCafferty donna l’ordre de calculer une solution de tir sur ce contact.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le chef. Un autre contact sonar derrière le premier, relèvement deux-cinq-trois. Il suit l’autre type !
— J’ai besoin d’une identification, chef.
— Pas assez de données, commandant. Ces deux types se traînent.
Est-ce que le Boston est l’un d’eux ? Si oui, lequel ? Si c’est le premier, est-ce que nous l’avertissons et révélons notre position ? Ou est-ce que nous tirons en prenant le risque de couler celui qu’il ne faut pas ? Ou est-ce que nous ne faisons rien du tout ?
McCafferty alla à l’avant au tableau de situations.
— A quelle distance du Providence, celui-là ?
— Un petit peu plus de quatre mille mètres, venant sur son avant-bâbord.
— Donc il doit l’avoir...
— Mais qui est-ce ? Et qu’est-ce que c’est que ce contact Sierra-2 derrière lui ?
— Intrus ! Intrus ! appela le sonar. Intrus mécanique sur Sierra-2.
— À gauche quinze, ordonna calmement McCafferty.
— Torpille à l’eau, deux-quatre-neuf !
— Machines avant deux tiers !
Cela, d’une voix forte.
— Kiosque, sonar. Nous avons des bruits de moteur sur Sierra-1. Bon, le contact avant est à deux hélices, le compte des tours indique une vitesse de dix noeuds en accélération et j’obtiens de la cavitation. L’objectif Sierra-1 manoeuvre. Classons cet objectif classe Tango.
— Le Boston est le second, alors. Avant un tiers. Attrape-le, Todd !
Le souhait de McCafferty fut exaucé par une explosion quinze secondes plus tard. Simms avait utilisé la même tactique que son ami du Chicago. Un quart d’heure plus tard, il le rejoignait.
— Ah dites donc ! Les quatre heures qu’on vient de passer, dur dur ! Ce Tango était drôlement astucieux, annonça Simms au gertrude. Ça va, chez vous ?
— Oui. Nous restons en tête. Ça vous va de rester derrière pour le moment ?
— D’accord, Danny. À plus tard.
— En avant, sergent Nichols.
L’avant-poste russe était à cinq kilomètres au sud et à mille mètres d’altitude. Ils sortirent du ravin en terrain relativement découvert. Ils se trouvaient entre le soleil et l’avant-poste. Edwards se répétait ce que Nichols avait dit sur les conditions de luminosité et l’adaptation de l’oeil – et la difficulté d’apercevoir quelque chose à cinq kilomètres ! —, mais en marchant ainsi il avait l’impression d’être tout nu dans une rue à l’heure de pointe. Ils s’étaient noirci la figure et leurs tenues léopard se fondaient bien dans le paysage. Mais l’oeil est aussi attiré par le mouvement, se disait le lieutenant, et nous bougeons. Qu’est-ce que je fiche ici ?
Il se forçait à ne pas regarder en l’air, mais il n’aurait pas été humain s’il n’avait risqué un coup d’oeil de temps en temps. La montagne les dominait et, près du sommet, elle était vraiment abrupte. Il n’y avait aucune trace d’activité au sommet. Il n’y avait peut-être personne ? Ouais. Soyez gentils, tous, soyez aveugles, endormis, en train de bouffer, de guetter des avions...
Chacun marchait seul. Personne ne parlait. Tous les visages avaient ce genre d’expression neutre qui peut signifier la calme résolution ou l’épuisement total. Il fallait se concentrer, rien que pour ne pas buter sur des pierres.
C’est la fin. C’est la dernière marche. La dernière montagne à escalader, se promettait Edwards. Après ça, je prends la voiture pour aller acheter le journal. Si je ne peux pas avoir une maison de plain-pied, je ferai installer l’ascenseur.
Enfin le poste d’observation fut derrière. L’hélicoptère plein de paras russes qu’il avait imaginé n’était pas venu. Ils étaient plus ou moins en sécurité, maintenant. Alors Nichols força l’allure.
Quatre heures plus tard, le sommet de la montagne était caché par une arête de roche volcanique. Nichols ordonna une halte. Ils marchaient depuis sept heures.
— Eh bien, déclara-t-il, c’était assez facile, n’est-ce pas ?
— Sergent, dit Mike, la prochaine fois que vous sauterez d’un avion, je vous en prie, cassez-vous les deux chevilles.
— Le plus dur est fait. Maintenant il ne nous reste plus qu’à monter sur cette petite colline-là.
— On devrait peut-être embarquer de l’eau, avant, dit Smith en montrant un ruisseau à une centaine de mètres.
— Bonne idée. Mon lieutenant, je crois que nous devrions être en haut de cette colline aussi vite que nous pouvons.
— D’accord. C’est absolument la dernière bon Dieu de colline où je monte de ma vie !
Nichols s’esclaffa :
— J’ai dit ça moi-même une ou deux fois, mon lieutenant.
— Je n’en crois rien.
— Bienvenue à bord, Toland !
Le commandement de la Flotte de frappe de l’Atlantique était normalement un vice-amiral, mais le contre-amiral Scott Jacobsen devait se contenter pour le moment du poste au lieu du grade. Aviateur depuis toujours, il était le plus ancien commandant de porte-avions de l’US Navy et remplaçait feu l’amiral Baker.
— Vous avez une sacrée lettre de recommandation de l’amiral Beattie !
— Il en fait tout un plat, mais il exagère. J’ai simplement fait part d’une idée que quelqu’un d’autre avait eue.
— O.K. Vous étiez à bord du Nimitz quand le groupe d’assaut a été attaqué, n’est-ce pas ?
— Oui, amiral, j’étais au central-ops.
— Le seul autre type qui s’en est tiré était Sonny Svenson ?
— Le commandant Svenson, oui, amiral.
Jacobsen décrocha son téléphone et appuya sur trois chiffres.
— Demandez au commandant Spaulding de monter me voir. Merci... Toland, vous, moi et mon officier des opérations, nous allons revivre l’affaire. Je veux voir s’il y aurait quelque chose que nos renseignements auraient omis. Ils ne vont pas percer des trous dans mes porte-avions, mon garçon !
— Ne les sous-estimez pas, amiral, conseilla Toland.
— Je ne les sous-estimerai pas. C’est pour ça que nous vous avons ici. Votre groupe s’est fait surprendre trop au nord. La prise de l’Islande a été une manoeuvre superbe de leur part. Ça a foutu en l’air nos plans. Mais nous allons arranger tout ça, commandant.
— C’est bien ce que je comprends, amiral.
Le port avait été dégagé dans l’attente du convoi. Les navires marchands durent longer les épaves de bateaux coulés par des mines soviétiques, certaines posées avant la guerre, d’autres mouillées par avions. Le port avait été bombardé six fois par des chasseurs-bombardiers à long rayon d’action, à chaque fois à un prix meurtrier pour les forces de la défense aérienne française.
Les premiers bâtiments à accoster furent les énormes porte-conteneurs. Huit d’entre eux transportaient à eux tous une division blindée au complet et ceux-là furent aussitôt acheminés vers le bassin Théophile Ducrocq. Un par un, les navires abaissèrent les rampes courbes de leur arrière et les chars commencèrent à rouler sur le quai. Ils y trouvèrent une véritable station de taxis de remorques à plateforme basse, destinées à transporter au front les chars et autres véhicules blindés. Une fois chargées, elles furent tractées au point de rassemblement, aux usines Renault près du port. Il faudrait des heures pour débarquer la division, mais on avait néanmoins décidé de la transporter d’un seul bloc sur le front, à moins de mille kilomètres.
Après un voyage inquiétant, interminable, l’arrivée fut un choc pour les soldats américains, dont beaucoup étaient des gardes nationaux qui étaient rarement allés à l’étranger. Les dockers et la police portuaire étaient trop épuisés, après des semaines de travail frénétique, pour manifester beaucoup d’émotion, mais la population qui avait appris, malgré une sécurité sévère, le débarquement des troupes de renfort vint d’abord par petits groupes, puis en foule pour accueillir les nouveaux venus. Les Américains n’avaient pas le droit de quitter leur cantonnement. Après quelques négociations officieuses, il fut décidé que de petites délégations seraient autorisées à rencontrer, brièvement, quelques soldats. Le risque était mineur – les lignes téléphoniques des ports de l’OTAN étaient étroitement contrôlées – et ce petit acte de courtoisie tout simple eut un résultat inattendu. Comme leurs pères et leurs grands-pères, les soldats qui débarquaient voyaient que l’Europe méritait que l’on se battît pour elle. Des gens que l’on considérait souvent comme des menaces pour l’emploi américain avaient des espoirs, des rêves, une figure, et ils étaient en danger. Ces hommes ne se battaient plus pour un principe, ou une décision politique ou le chiffon de papier d’un traité. Ils étaient là pour ces gens et pour d’autres, pas le moins du monde différents des familles qu’ils avaient laissées chez eux.
Cela dura deux heures de plus qu’on ne l’avait espéré. Certains véhicules étaient en panne, mais les autorités du port et de la police avaient très adroitement organisé les points de rassemblement. La division prit le départ au début de l’après-midi, à une vitesse régulière de cinquante à l’heure par une autoroute à plusieurs voies dégagées pour elle de toute circulation. La partie facile de leur voyage allait prendre fin.
Il était 4 heures du matin quand ils arrivèrent au sommet et découvrirent que cette montagne en avait plusieurs. Les Russes occupaient le plus élevé, à cinq kilomètres. Le groupe d’Edwards avait le choix entre deux autres pics, chacun de quelques dizaines de mètres de moins que le point culminant. Ils choisirent le plus haut, dominant le petit port de pêche de Stykkisholmur, au nord, et la grande baie pleine d’écueils de Hvammsfjördur.
— Ça m’a l’air d’un bon poste d’observation, le/tenant Edwards, jugea Nichols.
— Tant mieux, sergent, parce que je ne fais pas un pas de plus, répliqua Edwards qui braquait déjà ses jumelles sur le plus haut sommet. Je ne vois pas de mouvement.
— Ils sont là, affirma Nichols.
— C’est sûr, dit Smith.
Edwards glissa un peu de la crête et déballa sa radio.
— Chenil, ici Beagle, et nous sommes là où vous nous vouliez. À vous.
— Donnez-moi votre position exacte.
Edwards déplia sa carte et lut les coordonnées.
— Nous pensons qu’il y a un poste d’observation russe sur le sommet voisin. Ils sont à environ cinq klicks, d’après cette carte. Nous sommes bien dissimulés, ici, et nous avons des vivres et de l’eau pour deux jours. Nous voyons les routes conduisant à Stykkisholmur. D’ailleurs, il fait si beau et clair, en ce moment, que nous voyons jusqu’à Keflavik. Nous ne distinguons pas de détails mais nous voyons la péninsule.
— Très bien. Je veux que vous vous tourniez vers le nord et que vous me disiez tout ce que vous voyez, en détail.
Edwards remit l’antenne-radio à Smith, se tourna et reprit ses jumelles.
— Bien. Le terrain est assez plat, mais plus haut que la mer, sur une corniche, comme qui dirait. La ville est plutôt petite, longue de peut-être huit pâtés de maisons. Il y a de petits bateaux de pêche amarrés aux quais... J’en compte neuf. La rade au nord et à l’est du port est bordée d’un mur de rochers qui s’étire sur des kilomètres. Je ne vois pas de véhicules blindés, aucun signe de troupes russes... attendez. Si, je vois deux véhicules à quatre roues motrices arrêtés au milieu de la rue, mais personne autour. Le soleil est encore bas et il y a beaucoup d’ombres. Rien ne bouge sur les routes. Voilà, c’est à peu près tout.
— Très bien, Beagle. Bon rapport. Faites-nous savoir si vous voyez le moindre personnel soviétique. Même un seul soldat, nous voulons le savoir. Restez où vous êtes.
— Quelqu’un va venir nous chercher ?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Beagle.
Toland était debout dans le Centre d’information de combat et contemplait les écrans. Il s’intéressait surtout aux sous-marins. Il y avait huit sous-marins alliés dans le détroit du Danemark, à l’ouest de l’Islande, formant un barrage que peu de sous-marins pourraient franchir. Ils étaient soutenus par des Orions de l’aéronavale opérant à partir de Sondrestrom au Groenland ; une mission impossible tant que les chasseurs russes de Keflavik n’auraient pas été rabotés. Cela supprimait une possibilité d’accès pour la Flotte de frappe Atlantique. D’autres sous-marins formaient un cordon parallèle à la ligne d’avance de la flotte, soutenus par des S-3A Vikings embarqués opérant continuellement.
Le Pentagone avait laissé « fuir » à la presse la nouvelle que cette division de marines était en route pour l’Allemagne, où l’issue de la bataille restait incertaine. En réalité, la formation serrée des amphibies était à vingt milles de son porte-avions au camp de zéro-trois-neuf, à quatre cents milles de son objectif réel.
Le dîner était servi au carré. Les officiers se régalaient des dernières laitues fraîches du bord.
— Nous ne naviguons plus vers le nord, fit observer Calloway.
— Je crois bien que vous avez raison, dit O’Malley. Je crois que nous piquons à l’ouest, maintenant.
— Vous pourriez bien me dire ce que nous fabriquons, quand même ! Je n’ai plus accès aux informations diffusées par vos satellites.
— Nous protégeons le groupe de combat du Nimitz ; seulement, quand on file vingt-cinq noeuds, c’est pas de la tarte.
O’Malley n’aimait pas cette opération. Ils couraient un risque. Les risques faisaient partie de la guerre, mais le pilote n’aimait pas du tout la guerre. Encore moins les risques. Mais, pensait-il, on le payait pour la faire, pas pour l’aimer.
— L’escorte est en majorité britannique, n’est-ce pas ?
— Ouais, et alors ?
— Ça, ça peut faire un papier pour dire au public l’importance de...
— Écoutez voir, monsieur Calloway, une supposition que vous fassiez ce papier et qu’il soit publié dans vos journaux. Et puis une supposition qu’un agent soviétique lise cette histoire et la refile au...
— Comment ferait-il ? protesta le journaliste. Le gouvernement a certainement imposé de sévères restrictions sur toutes les formes de communication.
— Les Russes ont des tas de satellites de communication, tout comme nous. Nous avons deux émetteurs à satellites ici, sur cette brave petite frégate. Vous les avez vus. Est-ce que vous ne pourriez pas en avoir un dans votre jardin, sous un buisson peut-être ? D’ailleurs, tout le groupe est en silence radio total. Personne ne transmet rien pour le moment.
Morris arriva et prit sa place en haut de la table.
— Où allons-nous, commandant ? demanda Calloway.
— Je viens de l’apprendre. Navré de ne pas pouvoir vous le dire. Le Battleaxe et nous allons continuer de travailler ensemble pendant un moment, en arrière-garde du groupe du Nimitz. Nous sommes maintenant appelés « Force Mike ».
— Nous allons avoir encore de l’aide ? demanda O’Malley.
— Le Bunker Hill arrive. Il a dû remplir ses soutes et rejoindre le HMS Illustrious. Ils vont opérer en protection rapprochée quand ils nous auront rattrapés. Nous allons être encore une fois de cordon extérieur. Dans quatre heures, nous commencerons le véritable travail ASM. Mais ça va encore être duraille de filer le train au porte-avions.
Il y avait trois contacts, tous détectés au cours des dix dernières minutes. Deux étaient devant le Chicago, à gauche et à droite, le troisième par le travers bâbord. McCafferty se doutait que les Russes connaissaient les positions des sous-marins coulés par les Américains. Une radio-bouée quelconque, probablement. Par conséquent, tout le résultat de ses prouesses tactiques, c’était qu’il avait attiré de nouveaux dangers vers le trio de sous-marins américains.
— Kiosque, sonar. Nous avons des signaux de bouées au deux-six-six. Comptons trois bouées... quatre, notez quatre.
Encore des Bears ? se demanda McCafferty. Une chasse en coopération ?
— Commandant, vous devriez venir à l’avant, dit le chef du sonar.
— Qu’est-ce qui se passe ?
L’écran panoramique était singulièrement embouteillé.
— Commandant, nous avons trois cordons de bouées en opération en ce moment. Faut qu’il y ait au moins trois avions, là-haut. Celui-là est assez près, on dirait qu’il s’étend sur l’arrière, peut-être droit sur nos amis.
McCafferty regarda apparaître les nouvelles lignes de signaux à la cadence d’une par minute. Chacune représentait une bouée russe et la ligne s’allongeait à l’est alors que deux autres grandissaient sur des azimuts différents.
— Ils essaient de nous cerner, chef.
— C’est bien ce qu’on dirait, commandant.
Chaque fois que nous avons détruit un bâtiment russe, nous leur avons donné une référence de position. Ils ont confirmé et reconfirmé notre cap et notre vitesse. McCafferty avait ramené son sous-marin dans la fosse de Svyataya Anna. Son chenal vers la banquise était large de cent milles et profond de trois cents brasses. Mais combien de sous-marins russes y avait-il là ? L’équipage sonar continua de donner des relèvements, tandis que le commandant regardait se déployer le cordon des bouées.
— Je crois que c’est le Providence, commandant. Il vient d’augmenter sa vitesse... oui, regardez-moi ce bruit, il accélère sérieusement. Cette bouée doit être tout près de lui. Mais je ne trouve toujours pas le Boston.
Le relèvement des deux sous-marins sur l’avant restait constant. On ne pouvait pas calculer une distance s’ils ne manoeuvraient pas. Si McCafferty tournait à gauche, il se rapprocherait d’un troisième contact, ce qui ne serait peut-être pas une bonne idée. S’il tournait à droite, il fuirait le sous-marin qui serait alors libre d’attaquer le Providence. S’il ne faisait rien, il ne se passerait rien. Il n’arrivait pas à se décider.
— Encore une bouée, commandant. La nouvelle est entre les positions des deux contacts existants. Ils essaient de localiser le Providence. Ah, voilà le Boston. Il... oui, il double une bouée.
Une nouvelle ligne d’émissions apparut, brillante. McCafferty se dit que Todd venait de donner davantage de puissance et qu’il allait se laisser repérer avant de plonger profond pour s’esquiver.
Il chercha à voir la chose du côté russe : Ils ne savent pas ce qu’ils affrontent, n’est-ce pas ? Ils doivent penser qu’ils ont affaire à plus d’un ennemi, mais combien ? Peuvent pas le savoir. Alors ils vont vouloir débusquer le gibier, histoire de voir qui est là.
— Torpille à l’eau, au un-neuf-trois.
Un Bear venait de lancer sur le Boston. McCafferty examina l’écran sonar et vit que Simms plongeait profond avec la torpille à sa poursuite. Il allait effectuer de brusques changements de cap et d’allure pour semer le poisson. La ligne étincelante d’un bruiteur apparut et se maintint en relèvement pendant que le Boston continuait de manoeuvrer. La torpille chassa le bruiteur et fila pendant trois minutes avant de tomber en panne de carburant.
L’écran fut de nouveau relativement dégagé. Les signaux des bouées y demeuraient. Le Boston et le Providence avaient réduit leur puissance et disparu... ainsi que les signaux des sous-marins russes.
Des Tangos, ça doit être des Tangos, se dit le commandant. Ils avaient coupé leurs moteurs électriques, réduit leur vitesse et c’était pourquoi ils avaient disparu des écrans. Ils ne poursuivaient plus le Chicago, au moins. Ils avaient cessé de bouger quand l’avion avait détecté le Providence et le Boston. Ils étaient en coordination avec les Bears, ce qui signifiait qu’ils étaient à faible profondeur.
Une autre torpille surgit dans l’eau sur l’arrière et McCafferty manoeuvra rapidement pour l’éviter, mais s’aperçut qu’elle visait quelqu’un d’autre, ou rien du tout. Ils écoutèrent pendant quelques minutes le bruit de sa trajectoire, qui s’affaiblit et disparut. Tout ce qu’il faut pour faire perdre sa concentration à un bonhomme, pensa le commandant, en revenant cap au nord.
À mesure qu’ils approchaient, les relèvements des bouées se modifiaient. Elles étaient espacées de deux milles, presque exactement, un mille sur chaque bord. Le Chicago franchit le premier cordon en rampant juste au-dessus du fond. Elles étaient réglées sur des fréquences qui s’entendaient nettement à travers la coque. Tout comme au cinéma, pensa le commandant.
— Torpille à l’eau à bâbord ! cria le sonar.
— À droite toute, en avant toute à fond !
L’hélice du Chicago brassa l’eau avec violence, en créant une turbulence pour gêner l’avion russe qui avait lancé un poisson sur un contact possible. Ils coururent pendant trois minutes en attendant un supplément d’information sur la torpille.
— Où est-elle ?
— Elle émet, commandant, mais de l’autre côté, son bruit passe au sud, de gauche à droite, en faiblissant.
— Avant deux tiers, ordonna McCafferty.
— Encore une... torpille à l’eau au zéro-quatre-six.
— À droite toute, en avant toute, ordonna encore une fois le commandant et il se tourna vers son second. Vous savez ce qu’ils viennent de faire ? Ils ont lâché un poisson pour nous faire peur et nous obliger à bouger !
— Mais comment savent-ils que nous sommes là ?
— Ils ont peut-être bien deviné, ils ont peut-être capté quelque chose. Et puis nous leur avons donné le contact.
— La torpille file au zéro-quatre-un. Elle nous cherche, je ne sais pas si elle nous a, commandant. J’ai un nouveau contact au zéro-neuf-cinq.
— Quoi encore ? marmonna McCafferty.
Il évolua pour placer la torpille sur son arrière et rasa le fond. Le sonar ne donnait plus rien alors que le Chicago accélérait à plus de vingt noeuds. Ses instruments captaient encore les émissions de la torpille, cependant, et McCafferty manoeuvra pour la maintenir derrière lui alors qu’elle plongeait à sa poursuite.
— Remontez ! Venez à trente mètres. Lancez un bruiteur ! Assiette plus trente !
L’officier de quart ordonna une courte chasse aux ballasts avant pour effectuer la manoeuvre de remontée. Avec le bruiteur, cela créa une énorme turbulence dans l’eau. La torpille s’y précipita et manqua le Chicago en passant dessous. Une bonne manoeuvre, mais désespérée. Le sous-marin s’éleva rapidement, sa coque élastique claquant à mesure que la pression sur l’acier diminuait. Il y avait un sous-marin ennemi par là et il recevait maintenant toutes sortes de bruits du Chicago. McCafferty ne pouvait que s’esquiver. Il ralentit à cinq noeuds et la torpille tomba en panne sèche sous lui. Maintenant, le problème était la présence d’un sous-marin soviétique dans les parages.
— Il doit savoir où nous sommes, commandant.
— Ça ne fait pas de doute, second. Sonar, kiosque. Recherche Yankee ! Équipe de lancement, parez à faire feu, attention ce sera rapide.
Le puissant sonar actif, rarement utilisé, installé à l’avant du Chicago, frappa l’eau de son énergie à basse fréquence.
— Contact zéro-huit-six, distance mille quatre cents mètres !
— Armez !
Trois secondes plus tard, la coque du Chicago vibra d’ondes sonores soviétiques.
— Paré, tubes trois et deux.
— Feu !
Les torpilles furent tirées à quelques secondes d’intervalle.
— Coupez les fils ! Descendons ! Immersion trois cents mètres, avant toute, à gauche toute, venez au deux-six-cinq.
Le sous-marin tourna et fonça vers l’ouest tandis que les torpilles se ruaient sur leur objectif.
— Intrus... torpilles à l’eau sur l’arrière, au zéro-huit-cinq !
— Patience, murmura McCafferty. Second, dans quelques secondes nous allons tourner et changer d’immersion. À ce moment, je veux que vous lanciez quatre bruiteurs à quinze secondes d’intervalle.
McCafferty alla se tenir derrière l’homme de barre, qui avait eu vingt ans la veille. L’indication du safran était à zéro et le bâtiment passait en plongée les cent cinquante mètres, en filant trente noeuds. L’accélération ralentit alors que le Chicago approchait de sa vitesse maximale. Le commandant tapota l’épaule du jeune marin.
— Bien. Maintenant, assiette plus dix à droite vingt.
— Bien, commandant.
La coque frémit quand les poissons trouvèrent leur objectif. Tout le monde sursauta... le coeur battant, car ils étaient inquiets d’être poursuivis. La manoeuvre du bâtiment avait laissé une grande bulle tourbillonnante farcie de bruiteurs. Les petits tubes lancés remplirent la turbulence de bulles qui faisaient d’excellents objectifs sonar pendant que le Chicago s’enfuyait au nord. Il passa à toute vitesse juste sous une bouée, mais les Russes ne purent lancer une nouvelle torpille de peur de gêner celles qui étaient déjà à l’eau.
— Changement de relèvement de tous les contacts, annonça le sonar.
McCafferty se remit à respirer.
— En avant un tiers.
L’homme de barre tourna la poignée du transmetteur d’ordres. Les mécaniciens réagirent immédiatement et le Chicago ralentit.
— Nous allons encore essayer de disparaître. Ils ne savent probablement pas qui a tué qui. Nous en profiterons pour retourner vers le fond et ramper vers le nord-est. Bien joué, les gars, c’était un petit peu épineux !