35
En cette nuit du début du mois d’avril, elle ne dormait pas mais restait couchée car elle ne se sentait pas très bien. Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, elle pensait à la disparition d’Alain, en 1978. Une maladie foudroyante, trois mois de souffrance muette, l’hôpital, et puis la fin. Ce qu’elle revoyait le mieux de ce temps-là, c’étaient ses yeux, son silence, comme ceux des bêtes qui savent qu’elles vont mourir. Et puis, de nouveau, la solitude – pas tout à fait, heureusement, car il lui restait sa fille. Les enfants de l’école aussi, qui peuplaient son existence de leur jeunesse, de leurs rires, de leurs cris.
Blanche savait ce qu’était le courage, où le puiser en elle. Elle se sentait bien à Nyons, dans la douceur des vergers, de la plaine, des parfums des fleurs et des fruits. Elle avait été sollicitée pour devenir professeur d’enseignement général dans un collège, mais elle avait refusé. Elle aimait l’école primaire, devinait que, grâce à elle, elle demeurait fidèle à ce qu’elle avait vécu à Chalière. Et puis elle n’aurait pu se passer d’une salle de classe unique : la sienne, où il lui semblait aborder à une île chaque matin, une île protégée, à l’écart des tempêtes du monde, des chagrins de la vie. Elle s’occupait maintenant des CM1 et des CM2 : les plus grands, ceux qui allaient partir vers une autre vie, comme l’avait fait sa fille. Elle choisissait les livres avec soin, regrettait de ne plus avoir à remplir les encriers depuis l’arrivée des stylos à plume, mais rien n’avait remplacé les craies, ni la brosse ni le tableau noir. Sa vie était enclose dans ce monde-là et, malgré les disparitions, elle parvenait à la rendre heureuse. Car Blanche avait décidé de la vivre du mieux possible, sachant que le temps qui passait la conduisait vers un désert où les enfants lui manqueraient beaucoup…
La douleur dans sa poitrine, cette nuit, commençait à l’inquiéter. Au lieu de s’estomper, elle augmentait comme si un étau la serrait à la gorge. Elle tenta de se lever, mais la chambre se mit à tanguer autour d’elle. Elle se recoucha, sentit la sueur sur son front, la douleur qui augmentait encore, se demanda si elle n’allait pas mourir. Elle tenta de respirer lentement, doucement, mais sa poitrine se soulevait difficilement. Tout d’un coup, elle comprit, le mot infarctus s’imposa à son esprit. On n’en meurt pas forcément. Pas toujours. Elle s’efforça de faire le vide en elle, les minutes passèrent, elle pensa à Julien, se félicita une nouvelle fois d’être revenue près de lui. Cette idée l’apaisa quelque peu. Elle se détendit. La douleur reflua lentement, mais Blanche n’osait pas bouger. La nuit, autour d’elle, s’était refermée sans laisser apparaître la moindre porte à pousser. Elle était seule comme elle avait choisi de l’être depuis qu’elle était remontée sur le plateau.
Comment l’idée lui était-elle venue ? C’était là-bas, à Nyons, juste après la retraite. Elle avait trouvé un bel appartement sur la place, en face de l’école. Elle entendait les cris des enfants chaque matin dans la cour, elle avait gardé des contacts avec les maîtres et les maîtresses qu’elle avait accueillis quand elle était directrice, elle se promenait sur les sentiers de la montagne de Vaux, le long de la rivière, aidait à cueillir les olives et les fruits, trouvant dans cette activité assez de plaisir pour l’attendre chaque année avec impatience.
Et puis, un soir, sans aucune raison, elle s’était évanouie. D’abord, elle n’avait pas voulu y accorder d’importance, mais cela s’était reproduit huit jours plus tard. Alors, elle avait consulté un médecin qui avait ordonné des examens, lesquels avaient conclu à une grave insuffisance cardiaque. Ses jours étaient comptés. Ce fut la nuit qui suivit ce verdict qu’elle avait décidé de revenir sur le plateau, de se rapprocher de Julien, au prix d’une solitude dont elle savait qu’elle aurait à souffrir. Mais elle savait aussi qu’elle devait renouer le lien qui l’avait unie à lui pour être sûre de le retrouver un jour, du moins l’espérait-elle. Ce n’était pas une idée raisonnable, c’était plutôt une sensation, un instinct, le fruit d’une nécessité qui s’était imposée à elle dans une terrible clarté.
— Enfin, maman, qu’est-ce qui te prend ? s’était insurgée Évelyne à qui elle avait téléphoné. Tu ne te souviens donc pas combien tu as souffert là-haut ? Si seulement tu m’expliquais, peut-être que je pourrais comprendre.
Il n’y avait rien à expliquer. Au terme d’une vie surgissent souvent des évidences, car l’écume des jours se dissipe. Alors on discerne mieux l’essentiel, ce qui au bout du chemin a compté, le plus précieux, ce qu’il faudra un jour emporter avec soi, l’heure venue.
Rien n’avait été facile, au demeurant. Elle avait dû préparer avec soin son déménagement. Surtout ne pas oublier les cahiers, les livres de classe, tous ses souvenirs de Nyons, ce que le temps avait accumulé sans qu’elle s’en rende compte. Elle avait bien senti qu’il s’agissait là d’une nouvelle déchirure, mais elle était partie quand même. Et pour mieux couper les ponts derrière elle, elle ne s’était pas contentée de louer, mais, grâce aux économies de toute une vie, elle avait acheté le petit chalet dans lequel elle vivait aujourd’hui.
Cette nuit, tandis que la douleur refluait lentement, la délivrait de sa peur, elle savait qu’elle avait eu raison.