27
Elle ouvrit les yeux, comprit qu’elle n’était pas morte en apercevant une femme en blouse blanche penchée sur elle.
— Ne vous agitez pas, tout va bien, dit une voix dont la douceur bouleversa Blanche.
Elle s’affola, ne sachant plus où elle se trouvait soudain, se croyant revenue dans le camp, mais les odeurs n’étaient pas les mêmes, les voix parlaient français, et la sensation de danger ne lui paraissait pas imminente. Il n’y avait que le froid qui était le même, ce froid qui, à chaque arrivée de l’hiver, la renvoyait irrésistiblement vers la Pologne et vers l’Allemagne.
La voix, près de son oreille, finit de la rassurer :
— On vous a trouvée au bord d’une route.
Votre cheville n’est pas cassée, c’est seulement une grosse foulure. Vous étiez en hypothermie, mais ça va mieux maintenant. Vous avez eu de la chance.
— Où suis-je ?
— À Villard-de-Lans. Vous n’aviez aucun papier sur vous. Doit-on prévenir quelqu’un ?
Blanche hésita, demanda :
— Quel jour sommes-nous ?
— Lundi soir. Vous êtes arrivée ici vers trois heures. Faut-il prévenir quelqu’un ?
— Oui, dit Blanche.
Puis elle se ravisa et ajouta :
— Non, ce n’est pas la peine.
À quoi bon faire venir Évelyne ? Elle était forcément occupée, et elle ne serait d’aucune utilité ici. Blanche devrait entendre les mêmes reproches sur le fait d’habiter si loin, de nouveau promettre de se rapprocher, d’aller vivre à Marseille et elle ne pouvait décidément pas s’y résoudre. D’ailleurs, Edmond allait revenir et elle ne serait plus seule. Bientôt, ce serait le printemps, la neige fondrait et les beaux jours ramèneraient sur la montagne le chaud soleil de l’été.
Blanche soupira. Elle ne souffrait pas, elle se sentait bien. On avait dû lui donner un calmant. L’infirmière sortit, après un dernier sourire. Blanche avait chaud à présent. Elle éprouvait la délicieuse, l’indicible sensation d’être encore en vie après avoir failli mourir. C’était une sensation qu’elle connaissait bien depuis ce jour de mai 1945 où elle avait dormi pour la première fois depuis des mois dans des draps. Elle se trouvait en Allemagne, en zone franco-britannique où elle avait été conduite par des soldats américains.
Cela faisait presque trois mois qu’elle se trouvait à Neustadt, quand, un matin, en s’éveillant, elle avait aperçu des soldats au pied de son lit. Ils étaient très grands, énormes, parlaient très vite. Ils lui avaient donné du chocolat, s’étaient montrés prévenants, attentifs, et elle avait ressenti l’impression d’être revenue dans le monde des gens ordinaires. Le soir même, elle couchait dans un vrai lit, elle avait chaud, n’avait plus faim, une grande paix était descendue sur elle.
Le lendemain, des complications surgirent car elle avait trop mangé. Il lui fallut huit jours pour se réhabituer à une nourriture qui consistait simplement en une soupe pas trop épaisse. Elle avait écrit à Julien, attendait une réponse qui tardait à venir. Elle n’avait plus en tête qu’un désir : partir vite, rejoindre la France, le retrouver, oublier tout ce qu’elle venait de vivre. C’était impératif, elle le savait. Oublier. Ne jamais plus songer à ce qui était inimaginable, invivable, irracontable. Reprendre cette vie qu’elle n’aurait jamais quittée sans les atrocités de la guerre.
Elle dut pourtant patienter pendant quatre semaines, le temps de recouvrer quelques forces et, en même temps, figure humaine. Elle ne pesait plus que trente-cinq kilos, mais elle était vivante, s’impatientait, imaginait le moment où elle pourrait serrer Julien dans ses bras.
Ce ne fut pas lui qui écrivit, mais le maire : il lui expliquait que Julien n’était pas encore démobilisé, et qu’il n’avait pu le prévenir. C’était seulement une question de jours. Dès lors, Blanche ne songea plus qu’à rentrer en France. Elle fut enfin transportée, avec d’autres femmes aussi faibles qu’elle, dans un train sommairement aménagé en infirmerie, mais il fallut dix jours au convoi pour gagner Paris. Là, les déportées furent réparties dans différents hôpitaux, Blanche à l’hôpital de la Salpêtrière où elle souffrit d’une pneumonie, après avoir pris froid durant le transfert en train. Elle lutta pour ne pas mourir, une fois encore, en songeant à Julien, et elle réussit à échapper à la mort. Car si son corps souffrait, son esprit, lui, demeurait fort : elle dormait dans des draps, bien au chaud, et tous les visages qui se penchaient sur elle étaient des visages secourables, souriants, qui lui donnaient parfois l’impression qu’elle avait fait un long cauchemar et que les mois passés dans le camp n’avaient pas existé.