17

 

Blanche ne sortait guère car elle avait peur de tomber, de se casser une jambe. Elle donnait une liste de provisions à Edmond qui, lui, descendait tous les matins, muni de ses chaussures d’escalade. Il remontait vers midi, parlait un peu avec elle, mais ne s’attardait guère. Une fois, elle l’avait invité à déjeuner, mais il avait refusé. C’était un homme que la vie avait blessé et qui s’en méfiait. Il était muré tout entier dans le refus. La solitude ne l’ébranlait pas, au contraire, elle le fortifiait dans sa certitude que l’absence d’espoir et d’illusions était la seule manière de ne pas souffrir. Elle aurait voulu lui ressembler mais elle savait qu’elle n’y parviendrait pas.

Elle s’observait ce matin dans la glace en faisant sa toilette : elle avait maigri, se trouvait fragile, aujourd’hui, un peu comme Julien quand elle l’avait aperçu pour la première fois. Même en souriant, elle ne pouvait effacer la tristesse de ses yeux, dont la lumière, aussi, avait baissé. Ses cheveux blancs, coupés court, ne formaient plus la moindre mèche sur son front, ses traits s’étaient creusés, elle ne se reconnaissait pas. Où avait-elle disparu, la jeune femme brune aux yeux gris-vert – plus gris que verts –, aux traits fins, aux pommettes saillantes, aux lèvres ourlées juste ce qu’il fallait pour bien épouser d’autres lèvres ? Disparue. Enfuie. Comme si elle n’avait jamais existé, comme si le temps vous confisquait jusqu’à votre propre image, vous faisant douter d’avoir un jour été jeune et belle, et pleine d’espoir. Et pourtant, ses lèvres étaient ce qui avait en elle le moins changé. Elles ne s’étaient pas desséchées. Elles avaient gardé l’habitude de former les mots qu’elle continuait de prononcer, bien qu’ils ne s’adressent à personne. Non, ce n’était pas de mots ni de courage, qu’elle manquait – elle en avait toujours fait usage dans sa vie –, mais son sourire, devant la glace, n’était plus le même, ni ses cheveux, ni, surtout, l’éclat de ses yeux dont le gris s’était voilé, s’effaçant sous un vert plus sombre, comme celui d’une mare ombreuse qui ne voyait jamais le soleil.

Elle s’attardait, espérant follement voir surgir Julien derrière elle, la prendre par les épaules. Elle fermait les yeux, crispait un peu les muscles de son dos. Il arrivait. Elle attendait, cessait de respirer. Vainement. Elle rouvrait les yeux, se demandait ce qu’elle allait bien pouvoir faire pour franchir cette journée de novembre, décidait de lutter, de pas se laisser glisser vers le désespoir qui de temps à autre la submergeait, pensait à sa fille qui devait venir dans moins d’un mois maintenant, récapitulait tous les moyens dont elle disposait, et dont le plus sûr, elle le savait bien, était le cahier dans lequel elle écrivait. La force des mots qu’elle trouvait était telle qu’elle lui donnait la sensation, souvent, de revivre vraiment ces jours qui avaient abrité le vrai bonheur de sa vie.

À son bureau, face à la cheminée, elle avait l’impression que son cœur battait mieux, que les forces revenaient en elle, que vivre pouvait encore rendre heureux. Comme cet été-là, au retour de Julien : ils avaient recommencé à vivre, presque indifférents à ce qui se passait autour d’eux, au maréchal Pétain, qui avait fait « don de sa personne au pays », à l’occupation d’une partie de la France, puisque le Vercors se trouvait en zone libre, loin de l’Histoire en marche.

Comme elle en avait fait la promesse à Julien, elle avait demandé par lettre la faveur d’une mutation dans une grande ville, mais ce n’était pas pour la rentrée prochaine, elle le savait.

— On peut plus vivre comme ça, sans se marier, dit-elle. J’aurais des ennuis.

Depuis le retour de Julien, ils dormaient dans le même lit, comme si le danger qu’ils avaient couru leur avait donné la force de défier le maire, les parents d’élèves, la moralité prônée par l’académie, même le monde entier.

— Il faut me laisser le temps d’arriver jusqu’à toi, dit-il d’une voix humble. Encore un peu, s’il te plaît.

Blanche comprit, n’insista pas. Il était revenu transformé, sûr de lui, mais, malgré les nuits passées dans ses bras, montrait toujours, pendant la journée, vis-à-vis d’elle, une distance qu’elle aurait aimé lui voir franchir. Plus que de respect, il s’agissait d’admiration, une admiration qui, pour elle, n’avait plus lieu d’être puisque maintenant ils partageaient tout et que Julien en savait presque autant qu’elle, ayant lu, outre des romans, des livres d’histoire et de géographie – tout ce qui lui tombait sous la main. Il écrivait aussi des poèmes dans un carnet, il le lui avait avoué, mais n’avait pu les lui montrer.

— Le mieux est que j’aille travailler à Grenoble, avait-il dit. Là, je pourrai apprendre un métier.

Elle avait accepté ce prix à payer pour qu’il puisse un jour se sentir son égal, être vraiment heureux près d’elle. Il partit après quinze jours de repos et prit l’habitude de revenir chaque dimanche, riche de son nouveau savoir, le partageant avec elle comme elle avait partagé avec lui tout ce qu’elle possédait.

Pour Blanche, cet hiver 40-41 avait ressemblé à tous les hivers du Vercors au cours desquels il faisait bon, les jours où il n’y avait pas classe, rester blottie dans l’appartement, écouter et sentir vivre près d’elle celui qu’elle aimait, à ne maintenir avec le monde extérieur que le lien de la nourriture nécessaire au quotidien. Les élèves n’étaient pas nombreux, mais ils continuaient à créer un peu de vie dans le village, où la cour de l’école était le seul lieu où l’on pouvait entendre du bruit.

Blanche avait prêté serment au maréchal sans la moindre hésitation : il avait arrêté la guerre qui aurait pu lui prendre Julien. Elle fut très étonnée, un soir, d’entendre Julien, précisément, le critiquer d’avoir serré la main d’Hitler à Montoire. Il revenait chaque samedi avec un journal qu’il commentait avec des sarcasmes de plus en plus violents vis-à-vis du gouvernement en place à Vichy. D’abord, elle ne comprit pas que ce qu’il exprimait provenait des conversations avec ses compagnons de l’imprimerie. Elle lui fit observer que ce même gouvernement avait conclu la paix avec l’Allemagne et donc permis qu’il rentre chez lui. Il répondit que l’on ne pouvait pas accepter que son pays soit occupé par une puissance étrangère et qu’il faudrait bien que cela cesse un jour. C’était la première fois qu’il formulait des idées différentes des siennes, mais, au lieu de s’en désoler, Blanche s’en réjouit : il avait enfin pris son indépendance vis-à-vis d’elle, était devenu l’homme qu’elle avait rêvé de le voir devenir. Elle eut la conviction d’avoir gagné un des combats les plus difficiles de sa vie.