21
L’hiver de cette année 1944 faiblit dès la mi-mars, dégageant les routes, dessinant sur la forêt des îlots sombres aux endroits où la neige fondait. Le 18 au matin, il ne faisait pas trop froid et le maire donna à Blanche un pli pour le PC du colonel Descours à Saint-Julien. Elle partit à bicyclette, soigneusement emmitouflée dans une canadienne d’homme. Elle avait glissé le pli sous sa robe et pédalait sans se presser dans le jour naissant, l’esprit toujours occupé par la sécurité de Julien bien plus que de la sienne. Le brouillard tardait à se lever et, pourtant, elle devinait que le soleil n’était pas loin, qu’il apparaîtrait avant onze heures.
Quand elle atteignit la première maison de Saint-Julien, il sembla à Blanche apercevoir une main derrière une vitre et elle pensa qu’on lui disait bonjour. Pressée de s’acquitter de sa mission, elle continua, passa le virage qui menait à la place de l’église et là, soudain, elle aperçut un camion, à moins de vingt mètres d’elle. Juste le temps de ralentir et elle devina les deux uniformes verts qui couraient vers elle. Même pas le temps de faire demi-tour.
— Ruhe ! Kommen sie !
Blanche n’y croyait pas : comment les Allemands pouvaient-ils se trouver à Saint-Julien, ce matin du 18 mars sans que personne n’eût donné l’alerte ? C’étaient bien deux soldats, pourtant, qui la menaçaient de leur mitraillette et la faisaient avancer vers le camion qui barrait la route. Elle songea au pli qu’elle portait, mais sans véritable crainte. Ce devait être un contrôle de routine. D’ailleurs ils n’étaient pas menaçants, se contentaient de répéter :
— Ruhe ! Ruhe !
Elle essaya de parlementer tandis qu’ils la faisaient monter dans le camion pour la confier à un soldat également armé d’une mitraillette. Celui-ci pointa son arme vers elle et répéta :
— Ruhe !
Il parlait tout bas, comme pour lui imposer le silence. Elle se demandait pourquoi quand une fusillade retentit brusquement, appuyée par des tirs de mortier et de grenades. Elle entendit vaguement des cris, puis des rafales de mitraillette, des explosions, mais tout cela ne dura guère plus de dix minutes. Dans le camion, le soldat s’était levé et regardait à l’extérieur. Elle songea à fuir mais pensa aux deux autres, sur la route. Tout avait été si bref, si inattendu, qu’elle avait du mal à le croire. « C’est donc cela, la guerre », songea-t-elle.
Le soldat semblait maintenant très excité. Il la fit descendre et, rejoint par les deux autres, la conduisit vers une maison qu’ils venaient de réquisitionner. Elle se demandait où se trouvaient les occupants, quand surgit un officier auquel les soldats s’adressèrent avec déférence. Elle comprit qu’ils expliquaient comment ils l’avaient arrêtée. Elle n’avait pas vraiment peur. Un feu brûlait dans la cheminée de la cuisine où on l’avait amenée. Elle faisait face à l’officier qui s’était assis de l’autre côté d’une table où se trouvaient les reliefs d’un petit déjeuner. Blanche se demandait si le maire n’allait pas s’inquiéter et venir à sa rencontre, quand la première question fusa dans un français impeccable, souligné seulement par un léger accent :
— D’où venez-vous, madame, de si bon matin ?
— De Chalière, à trois kilomètres d’ici.
— Et que veniez-vous faire à Saint-Julien ?
— Je ne venais pas à Saint-Julien, j’allais plus loin, vers la forêt de Chalimont pour voir une vieille tante.
Les yeux clairs de l’officier la scrutaient d’une manière impitoyable et quand il souriait, ses lèvres minces ne se desserraient pas.
— Comment s’appelle-t-elle, cette tante ?
— Marthe, répondit Blanche, usant du premier prénom qui lui venait à l’esprit.
— Et son nom, madame ? fit l’officier dont la politesse la rassurait un peu.
— Chastel, répondit Blanche en donnant le nom de celle qui l’avait accueillie à Valence, et qui ne risquait rien.
L’officier resta un long moment à l’observer, puis il se leva brusquement, frappa la table avec sa main droite et hurla :
— C’est faux ! Vous mentez ! Vous veniez rejoindre le PC des terroristes.
Il sembla à Blanche que le sang se retirait de son corps. Elle eut froid, tout à coup, se mit à trembler, bredouilla d’une voix qu’elle ne reconnut pas :
— Je ne savais pas qu’il y avait ici des – elle buta sur le mot en songeant vaguement à Julien… des terroristes.
— Si ! vous le saviez. Il est trop tôt pour aller voir une tante dans les parages et il fait trop froid.
Il reprit, sans lui laisser le temps de répondre :
— D’ailleurs, pourquoi avez-vous si peur ?
— Je n’ai pas peur, j’ai froid.
— Si vous craignez le froid, il ne faut pas sortir de si bonne heure, madame. Madame comment, dites-moi ?
— Madame Morel.
— Et votre petit nom ?
— Blanche.
— Blanche, Blanche Morel, murmura l’officier qui semblait chercher dans sa mémoire.
Il ne la quittait pas du regard.
— Vous avez un métier, madame ?
— Je suis maîtresse d’école.
— Il n’y a pas d’école, aujourd’hui ?
— C’est la femme du maire qui garde les enfants avant mon retour. Ils ne sont pas nombreux en cette saison.
Blanche sentait un étau se refermer inexorablement sur elle.
— Et où donc, dites-vous ?
— À Chalière.
— Ce n’est pas bien, ça, madame, d’abandonner des enfants quand on est maîtresse d’école.
Il poursuivit, d’une voix qui glaça le sang de Blanche :
— Il faut avoir une bonne raison, pour ça, n’est-ce pas, madame ?
— Ma tante est malade.
L’officier, qui s’était assis de nouveau, balaya l’argument de la main.
— Vous êtes mariée, je suppose.
— Non.
— Comment une aussi belle femme que vous peut ne pas être mariée ? demanda-t-il.
Et il ajouta :
— Votre mari se trouve parmi les terroristes, n’est-ce pas ?
— Non, fit Blanche, je vous jure que non. Je ne suis pas mariée.
Jamais elle ne se félicita comme ce matin-là d’avoir écouté Julien qui craignait pour sa sécurité.
L’officier la dévisagea en silence pendant quelques secondes, reprit :
— Malheureusement, je n’ai pas le temps de vérifier tout cela. Je vais donc vous faire fouiller et si vous n’avez rien de compromettant sur vous, je vous laisserai repartir.
Et, d’une voix faussement désolée :
— Je n’ai pas de femme à ma disposition ; ce sont mes hommes qui vont le faire.
Blanche, songeant au pli qu’elle portait, se vit perdue. Elle chercha une échappatoire, murmura seulement :
— Vous ne pouvez pas faire ça.
— Je peux tout faire, madame, c’est la guerre, vous savez ?
Il réfléchit un instant, proposa ;
— À moins que vous n’y mettiez de la bonne volonté, dans ce cas, je ferai sortir mes hommes.
— Oui, dit-elle, s’il vous plaît.
Elle entendit s’éloigner deux soldats dont elle n’avait pas senti la présence derrière elle.
— Eh bien ! J’attends, dit l’officier.
Et, comme elle ne pouvait esquisser un geste :
— Dépêchez-vous, madame, j’ai déjà perdu trop de temps avec vous.
Blanche enleva sa canadienne, la posa sur le bureau et dit, pleine d’espoir :
— Regardez vous-même.
Il fouilla les poches, reprit :
— Continuez, madame, et faites vite.
Blanche sentait l’enveloppe contre sa peau, elle lui paraissait minuscule, invisible et elle espérait encore pouvoir se sauver. Elle défit sa veste de laine, ses chaussures, apparut en jupe et chemisier.
— Eh bien, madame, fit l’officier.
— Vous voyez, vous n’avez rien trouvé, dit-elle d’une voix qui se brisa sur la fin.
— Finissons-en et vous pourrez partir.
— Je vous jure que j’ai rien sur moi.
— Prouvez-le-moi et je vous rendrai votre liberté avec le plus grand plaisir.
Les mains de Blanche se portèrent sur le haut de sa jupe, mais elle ne put se résoudre à la dégrafer. Même si elle en avait eu la volonté, ses doigts tremblaient trop.
— Je ne peux pas. Il faut me croire.
— Je vous comprends, dit l’officier, c’est bien normal. Je vais vous aider.
Il se leva et elle eut un mouvement de recul qu’il arrêta en disant :
— À moins que vous ne préfériez que j’appelle mes hommes.
— Je vous jure que je n’ai rien sur moi, répéta-t-elle.
— Alors, ne vous inquiétez pas, dans deux minutes vous serez libre.
Elle n’était plus que glace, incapable d’esquisser le moindre geste de défense. Tout alla très vite. La main de l’officier ne s’attarda pas sur elle comme elle le redoutait : elle se posa directement sur son estomac, à l’endroit même où l’enveloppe, ayant glissé un peu, formait un angle anormal, visible à quelques pas. Il suffit à l’officier d’écarter le chemisier, entre deux boutons, pour la trouver et, sans un mot, repasser de l’autre côté de la table où il la décacheta.
Quand son regard se leva de nouveau sur Blanche, il ne souriait plus. Elle lut dans ses yeux une colère froide, si froide, si cruelle, qu’elle crut qu’il allait la faire fusiller. Il lança un ordre et les deux soldats entrèrent.
— Nous emmenons cette dame avec nous, dit-il.
Et à Blanche :
— Vous avez trente secondes pour vous rhabiller.
Elle songea qu’il ne l’aurait pas fait se rhabiller pour la fusiller, se rechaussa très vite, passa sa veste de laine, puis sa canadienne, et croisa volontairement le regard de l’officier, espérant follement qu’il allait avoir pitié d’elle, mais il refusa ce regard.
Les soldats la conduisirent vers un camion et la firent asseoir face à eux, sans qu’elle puisse s’arrêter de trembler. L’air du matin sentait la poudre et le bois brûlé. Elle aperçut un toit qui flambait et, tout à coup, alors que le camion démarrait, elle pensa à Julien. Elle hurla, se leva, tenta de sauter, mais l’un des soldats, d’un coup de crosse, l’envoya chuter vers l’arrière, où elle se cogna contre une barre métallique. Elle perdit connaissance pendant quelques secondes, retrouva ses esprits, tenta de se relever, mais, menacée par le canon d’une mitraillette, elle ne bougea plus.
Ce n’était pas facile d’écrire cela. Comment exprimer vraiment cette sensation de désespoir total, de froid dans tout le corps, d’abandon ? Plus de cinquante ans plus tard, Blanche tremblait de la même manière que ce matin-là, sans pouvoir s’en empêcher. Elle se leva, s’approcha du feu, s’assit le dos contre le bord de la cheminée, mais elle ne parvint pas à se réchauffer. Elle était trop seule, il fallait à tout prix qu’elle parle à quelqu’un. Elle se releva, s’approcha du téléphone, composa le numéro de sa fille, tomba comme d’habitude sur la secrétaire qui répondit :
— Votre fille est au palais. Je lui demande de vous rappeler si vous voulez.
— Oui, je veux bien.
Blanche réfléchit, ajouta :
— Non, ce n’est pas la peine.
— Vous êtes sûre ?
— Oui, je rappellerai, moi.
Car c’était maintenant, tout de suite, et non pas dans une heure ou deux, qu’elle avait besoin d’entendre Évelyne.
Elle reposa le combiné du téléphone, soupira, revint vers le bureau, s’apaisa un peu. Elle saisit le carnet bleu, passa dans la cuisine, le posa sur la table, le feuilleta. Seuls les mots de Julien avaient aujourd’hui le pouvoir de calmer son cœur. Elle relut ce poème qu’elle connaissait par cœur :
« Soupirs des soirs et des matins
Sur des nappes fidèles
Aux carreaux verts et rouges
La bouteille de vin
Les mouches bleues
La couronne de pain
L’air épais casse entre les mains. »
Il était né pour vivre heureux, Julien. Il savait la beauté des choses, la gravité de l’existence et sa fragilité. Il essayait de donner aux jours le juste poids qu’il fallait pour bien les vivre. Il savait, sans doute, qu’ils lui étaient mesurés. Comme elle, aujourd’hui. En écrivant, elle tentait de donner à ses jours le poids qu’ils avaient perdu. Car ils n’étaient plus que duvet de colombe, ils ne pesaient plus assez pour la retenir de ce côté de la vie. Là résidait la douleur de la vieillesse où, parfois, rien n’est plus assez important pour continuer. Et cependant il le fallait. Parce qu’elle avait toujours continué, même aux pires moments de son existence. Parce que viendraient bientôt le printemps et ce vent de toujours auquel Julien croyait tellement.