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Tout de même ! Comme le temps passe vite ! Est-ce donc si court, si fragile, une vie ? se demanda-t-elle en descendant vers son jardin que le soleil, ce matin, parsemait de flaques d’or. Mais oui, elle le savait bien que la vie d’un homme, ou d’une femme, dure peu, guère plus que la vie d’une rose. C’est d’ailleurs pourquoi elle les aimait, les roses, qu’elle les protégeait, qu’elle les défendait contre la fanaison, comme si elle s’identifiait à elles, comme si elle se sentait aussi fragile qu’elles.
Elle avait ses préférées : la « Fée des neiges », d’un blanc très pur, qui fleurit de mai jusqu’aux gelées et que le froid fait rosir ; les « Clair matin », aux pétales ondulés couleur saumon, qui éclairent merveilleusement un feuillage d’un vert très sombre ; les « Pierre de Ronsard », plus robustes, qui fleurissent même à mi-ombre et qui lui donnaient l’illusion, parfois, qu’elles ne mourraient jamais. Et, cependant, elles mouraient. D’ailleurs, en septembre, ici, elles donnaient leurs dernières fleurs. Qu’importe ! Blanche s’en occupait, les caressait, leur parlait, elle dont la vie si longue l’étonnait – pourquoi faut-il continuer à vivre quand sont morts tous ceux que l’on a aimés ?
Elle ne devait pas s’en cacher. Elle avait songé à mourir quelquefois, quand la douleur était trop forte, après les épreuves qui avaient failli la détruire. Et, pourtant, elle avait continué. Non parce qu’elle n’avait pas eu le courage d’en finir : le courage, elle savait ce que c’était. Le monde extérieur l’avait simplement fait basculer du côté de la vie. Sa beauté l’avait retenue, attachée, et elle s’en était remise à lui, même si, parfois, elle fermait les yeux, souhaitant que tout s’arrête enfin, que s’il y avait un espoir de rejoindre Julien quelque part, elle pût enfin le vivre, cet espoir, et le retrouver, lui à qui elle pensait chaque jour, chaque nuit, depuis qu’il était parti.
Elle savait très bien que si elle était revenue à Chalière, c’était parce qu’ils s’étaient connus là, et que là ils avaient vécu le peu de temps de leur bonheur. Elle avait eu besoin de se rapprocher de lui, tenter de retrouver le chemin heureux de sa vie. Ainsi, chaque matin, en allant faire ses courses, elle passait devant le grand tilleul de la mairie, marchait jusqu’à la vieille école, s’arrêtait dans la cour. Elle attendait, regardait le portail par lequel il était arrivé la première fois, l’appelait dans le secret de son cœur : Viens ! Viens ! Mais il n’apparaissait jamais. Alors, elle l’imaginait, revoyait ses cheveux bruns et drus, ses yeux noirs, ses bras aux muscles longs et souples, et ressentait si intimement cette force qui se dégageait de lui, si douloureusement qu’elle fermait les yeux.
Blanche acheta son pain, une tranche de jambon, peu de chose, en somme, car il lui fallait si peu pour vivre ou feindre de vivre. Une fois chez elle, elle transporta quelques bûches du jardin jusque sous l’abri du balcon, se reposa quelques minutes car elle s’essoufflait vite, puis elle redescendit s’occuper de ses fleurs. Trois étaient fanées, mais trois étaient écloses. La mort, la vie, sans que l’on sache rien, jamais, du grand secret. Et c’est cela qui pèse, car on voudrait savoir où ils sont, ceux qui sont partis, les aider, peut-être, ou seulement les rassurer de la voix, leur dire que l’on pense à eux, qu’ils ne sont pas seuls – peut-être ont-ils très froid et on voudrait les prendre dans nos bras.
Elle remonta lentement les marches en serrant la rampe de sa main droite, regarda l’heure : pas même dix heures. Elle soupira, s’assit à son bureau, sortit le cahier dans lequel elle écrivait sa vie, se sentit soudain moins oppressée, car écrire sa vie représentait le plus proche chemin des retrouvailles avec ce qui n’était plus, ne serait plus jamais. Écrire sa vie, c’était un peu la revivre. C’était un peu de bonheur, fragile comme un parfum de rose, mais du bonheur quand même.
Elle s’appliqua à former les lettres comme on le lui avait appris, il y avait si longtemps. Plus de cinquante ans, en fait, mais qu’est-ce que cela signifiait ? Depuis que Julien avait disparu, les jours ressemblaient aux jours, le temps ressemblait au temps. Le corps de Blanche s’était usé, avait vieilli, elle ne s’en était même pas rendu compte. Elle avait fini par comprendre que ce n’est pas le temps qui fait vieillir, c’est l’absence de vie autour de soi. Surtout depuis qu’elle avait dû quitter l’école et les enfants. Huit ans de cela. Huit ans que pas un enfant ne lui avait adressé la parole. Huit ans qu’elle ne leur parlait plus qu’en rêve, devant un tableau noir où les mots qu’elle formait d’une main tremblante, n’avaient plus de sens que pour elle.