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Le voile de ce bonheur insouciant se déchira le jour où Évelyne, à dix ans, partit au collège. Certes, il n’y avait pas loin de l’école primaire au collège, mais Blanche pressentit dans ce premier départ une perte prochaine d’une plus ample gravité. Et quand elle nouait un cache-nez autour du cou de sa fille, le matin, c’était comme si elle désirait l’attacher à elle, se refusait à laisser s’éloigner ce qu’elle possédait, à présent, de plus précieux. Pourtant la petite partait, se retournant à la grille et agitant la main le temps de disparaître, et Blanche, malgré elle, pensait à celui qui, un jour, avait franchi la grille pour ne plus revenir.
Ce fut bien plus douloureux, quatre ans plus tard, quand Évelyne entra comme pensionnaire, en seconde, au lycée de Valence. La présence de son époux fut alors pour Blanche d’un grand secours. Sans lui, elle n’aurait pas franchi l’épreuve, persuadée qu’elle était qu’une séparation pouvait devenir définitive si l’on n’y prenait garde. Elle avait beau faire, elle ne pouvait pas s’ôter cette idée de la tête et souffrait plus que de raison. Heureusement, Évelyne rentrait tous les huit jours, au terme d’une semaine que Blanche traversait en s’efforçant de reporter sur ses élèves les soins et l’attention qu’elle aurait témoignés à sa fille.
Adrienne était partie à la retraite, confiant à Blanche à quel point elle redoutait cette prochaine solitude, l’absence d’enfants, de rires et de cris dans la cour de récréation. Elle avait loué une maison à Montélimar, afin de se rapprocher de sa sœur. Blanche faisait maintenant fonction de directrice. Elle avait accueilli un jeune couple d’instituteurs, ce qui portait à quatre les enseignants de l’école. Plus de responsabilités, plus de travail, avait contribué à accélérer la fuite des jours. Encore trois ans et Évelyne partit à l’université, à Lyon. Tout allait trop vite pour Blanche qui tentait vainement de retenir ces semaines, ces mois qui passaient dans la compagnie de son mari, de ses collègues et de ses élèves, dans ce nid au creux de collines où le froid des hivers ne descendait jamais.
Évelyne revenait moins souvent, tout changeait, même l’école, après 1968. L’emploi du temps ne comptait plus que vingt-sept heures au lieu de trente : dix heures de français, cinq de calcul, six d’éducation physique et six d’éveil. En fait, les six heures d’éducation physique se résumaient à deux qu’assuraient Alain et son nouveau collègue, dans la cour, entre les platanes. Les compositions et les classements étaient déconseillés, les notations en lettres préconisées, qui rendaient impossible le calcul des moyennes. Les classes de fin d’études étaient progressivement supprimées, ce qui signifiait que l’école primaire cessait d’être une école dont on sortait pour aller au travail, mais plutôt pour poursuivre des études.
Blanche s’adaptait de son mieux : elle n’était pas hostile à ce que ses élèves, comme sa fille, poursuivent leurs études au collège. Non, ce qui la dérangeait, c’étaient les conseils de classes, au cours desquels elle devait souvent expliquer ses orientations, ses méthodes, l’utilisation qu’elle faisait des heures d’éveil. Elle n’aimait pas avoir à se justifier auprès de l’inspecteur, un homme ambitieux, sceptique et cassant, très différent de tous ceux qu’elle avait côtoyés jusqu’alors.
L’école changeait, comme changeait le monde à la suite des convulsions qui agitaient le pays. À Nyons, cependant, la vie demeurait paisible, sans véritable menace. Et puis, en comparaison de ce qu’elle avait vécu, ces agitations paraissaient vraiment dérisoires à Blanche. Aussi garda-t-elle de ces années l’impression d’avoir trouvé un port, un bonheur un peu vague qui la portait sans souffrance, de jour en jour, vers une retraite à laquelle elle s’efforçait de ne pas penser…
Un rayon de soleil, en se posant sur son cahier, lui fit lever la tête. Elle soupira, posa son stylo, ferma son cahier, se leva, s’approcha de la fenêtre, observa les marches de l’escalier qui ne brillaient plus comme au matin. Il allait être midi, elles n’étaient plus verglacées. Blanche s’habilla pour sortir, descendit lentement en se tenant à la rampe. Dans son jardin, munie de son sécateur, elle se mit en devoir de tailler ses arbustes et ses rosiers. C’était un peu tard, mais chaque année elle se laissait surprendre. Tant pis : elle faisait confiance à la sève qui monterait bientôt. Ses roses étaient adaptées aux conditions extrêmes de la montagne, et ses arbustes également.
Tout en taillant les tiges mortes, elle pensa à Évelyne, s’efforça de s’imaginer là-bas, à Marseille, mais décidément, elle n’y parvenait pas. Une fois de plus, elle repoussa cette idée, tenta de penser seulement au printemps qui s’annonçait. Elle allait pouvoir de nouveau redescendre à l’école. Julien l’attendait là-bas, sur le banc, devant le tableau. C’était pour lui qu’elle était revenue. C’était pour lui qu’elle resterait ici.