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Edmond, qui était revenu de chez son fils, à Lyon, l’avait aidée à monter son bois pour l’hiver. C’était un homme rude et froid, qui parlait peu, mais qui, lui, semblait à l’aise dans sa solitude. Dans le temps, il vivait de la vente du bois, des coupes qu’il possédait dans la forêt de Chalimont. Aujourd’hui, il ne voulait pas de l’argent que Blanche lui proposait. Il l’aidait, c’était tout. « Tant que je le peux », disait-il d’une voix qui ne concédait rien, ni à son âge ni à personne.
Septembre s’était installé doucement, avec des touffeurs parfumées au bois de hêtre et de sapin au milieu du jour et, dès cinq heures du soir, un vent qui faisait déjà penser à l’hiver. Blanche profitait des derniers beaux jours avant la neige qui immobiliserait le plateau pendant six mois. Elle montait la route jusqu’à la sente forestière, s’enfonçait dans le bois, cherchait des champignons, cèpes ou girolles, qu’elle aimait tant depuis son enfance, depuis que son père en rapportait à l’automne, chaque soir. Elle respirait le parfum de la forêt, goûtait sa pénombre secrète, les rayons dorés du soleil qui traversaient les plus hautes branches. Après une heure de marche, son panier au bras, elle rentrait lentement, tentant de deviner des présences secrètes dans l’ombre des grands arbres. Un écureuil qui grignotait les faines d’un hêtre ; un lapin, une biche, quelqu’un ou quelque chose. Si elle croisait des promeneurs, elle disait bonjour, quelques mots, s’arrêtait, espérant davantage, mais, en cette saison, la plupart des estivants étaient partis. Du moins ici, à Chalière, ce qui n’était pas le cas à Villard-de-Lans, à Autrans, dans ces bourgs qui avaient su se transformer et retenir, été comme hiver, ceux qui aiment la montagne.
Tout en rentrant, elle comptait les jours qui la séparaient de la Toussaint. Quarante, ou à peu près, mais ce n’est rien quand on attend depuis si longtemps. Après, l’hiver viendrait, et elle retrouverait la solitude blanche qu’elle avait voulu fuir.
Une fois chez elle, elle prépara les champignons qu’elle ferait cuire en omelette ce soir, puis elle vint s’installer sur son balcon, et son regard se posa malgré elle sur le toit de l’école où Julien la rejoignait chaque soir, l’été qui avait suivi leur rencontre. Un été magnifique, plein de senteurs et de lumière, durant lequel elle s’était efforcée de se tenir à sa hauteur, afin de lui faire oublier cette humilité dont il ne parvenait pas à se départir. Les livres l’aidèrent à établir une communication qui, à travers des personnages autres qu’eux-mêmes, devenait plus facile. Dans les livres, en effet, ce n’était plus lui ou elle qui était en cause, mais d’autres hommes, d’autres femmes qui souffraient, comme lui, comme elle, mais qui espéraient aussi, et réussissaient parfois à réaliser leurs rêves.
Au fil des jours, il s’habitua un peu à elle, oublia d’où il venait, qui il était. Dès la fin de septembre, il fut capable de discuter d’un livre sur un pied d’égalité avec elle. Il le comprit, devint plus fort, commença à se transformer, sans toutefois abandonner ce respect teinté d’admiration qu’il nourrissait pour Blanche, et dont, toujours, elle s’étonnait.
Avec l’arrivée de l’automne, il s’engagea de nouveau auprès du maire pour les coupes, malgré la peur de Blanche d’un destin semblable à celui de son père. Cela n’empêcha pas Julien de redoubler d’efforts pour être capable, un jour, de travailler dans ce qui était devenu pour lui un lieu privilégié, le seul endroit où des hommes étaient capables de fabriquer des livres : une imprimerie. Blanche lui avait promis de demander une mutation pour la ville dès le printemps suivant. Elle l’aiderait à trouver une place, ils déménageraient, quitteraient le plateau et pourraient se marier.
Cet hiver-là avait été un hiver délicieux, à l’écart du monde. Pour la première fois de sa vie, Blanche s’était réjouie de cette neige qui était tombée dès la fin d’octobre, les isolait de tout, si ce n’était des enfants qui fréquentaient l’école.
Pendant ses moments de repos, Julien lisait, écrivait, se cultivait, parlait à Blanche. Ils continuaient à s’adresser des lettres, comme si les mots sur le papier avaient fini par compter davantage que la parole. Julien s’apprivoisait peu à peu, consentait à s’accepter, à devenir ce qu’il avait rêvé d’être. Le voir ainsi évoluer, grandir, et si vite, et si totalement, la rendait heureuse et la surprenait tout à la fois.
Ah ! ces dimanches matin où Julien allumait le feu de bonne heure, l’odeur du bois brûlé mêlée à celle du café qui l’attendait sur la table quand elle se levait ! Ces longues journées à partager tout avec lui, ces marches dans la neige vierge en début d’après-midi, ces retours hâtifs dans le nid chaud de l’appartement, ces discussions sans fin qui les amenaient sans qu’ils s’en rendent compte jusqu’à l’heure du soir où il regagnait sa chambre pour la nuit !
Mais cet hiver, aussi, s’en alla vers sa fin et les jours grandirent, faisant fondre la neige dans les rues du village. Comme Blanche n’achetait pas de journaux ni ne possédait de poste de TSF, ils ne soupçonnaient rien de ce qui se passait dans le monde, ne vivaient que pour eux-mêmes, et Blanche se disait qu’il en serait toujours ainsi. Car, pour elle, ils étaient inaccessibles sur ce haut plateau du Vercors. Leur seul lien véritable avec l’extérieur était le maire. Et ce fut lui, qui pour la première fois, en avril, alors que le soleil faisait de plus en plus longues apparitions au milieu du jour, lui parla d’une guerre possible.
— D’une guerre ?
— Oui. Avec l’Allemagne. Vous n’avez jamais entendu parler d’Hitler ?
Si, bien sûr, Blanche en avait entendu parler en faisant ses courses, mais jamais elle n’aurait pensé que ce nom propre allait un jour de printemps les rattraper, elle et Julien, au point de menacer ce qu’ils avaient si patiemment construit. Elle en avait eu froid jusque dans les os, ce soir-là, quand le maire la quitta dans la cour de l’école. Elle resta un long moment immobile, ne sachant que faire, que penser, se demandant si elle devait parler à Julien de ce qu’elle venait d’apprendre.
Blanche frissonna. Ce soir aussi, en repensant à cette journée-là, elle avait froid. Une grande ombre descendait sur les sommets de la grande Moucherolle, là-bas, très loin, au-delà de la forêt. Elle rentra, refermant la porte vivement derrière elle comme pour échapper à la menace qui les guettait alors, et qui, ce soir, était redevenue aussi précise, aussi douloureuse, comme si les années soudain venaient d’être abolies.