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Ah ! Julien ! Elle n’avait jamais connu une telle force chez un homme. À part, peut-être, chez son propre père, un colosse qui dépassait Julien d’une tête, semblait inébranlable, indestructible, et pour cause : c’était un homme qui se colletait tous les jours avec les arbres des forêts, au pays des quatre montagnes où Blanche était née, entre Lans et Villard, au moins six mois de neige sur douze, mais un ciel d’un bleu très pur, l’été, et le chuchotement de l’eau du ruisseau qui actionnait la scierie, juste sous le col des Arcs, entre les sommets du Cornafion et ceux de la montagne Saint-Michel.

Du plus loin que se souvenait Blanche, le bois et le feu avaient toujours été très importants pour les familles du Vercors, la sienne en particulier. On brûlait le hêtre et on vendait le sapin, qui descendait l’Isère puis le Rhône vers les chantiers de la Méditerranée ou servait aux charpentiers de Grenoble et de Valence, dans ces plaines où l’on ne se rendait qu’aux beaux jours, après la fonte des neiges. En hiver, en effet, il fallait creuser la trace avec les chevaux et le chariot en forme d’étrave qu’ils tiraient difficilement, mais c’était seulement pour se rendre à Villard, à Lans ou dans les bois d’où l’on charriait les grands fûts en les faisant glisser sur la neige.

Elles étaient toujours source de conflit, ces forêts : entre les gardes forestiers et les adjudicataires qui coupaient aussi les arbres marqués en réserve, et non en délivrance, par le marteau domanial. Même le père de Blanche avait eu maille à partir avec les gardes. Outre l’exploitation de sa scierie, en effet, il achetait des coupes, faisait commerce du bois, et Blanche se souvenait d’une amende qu’il avait eu du mal à payer et qui l’avait laissé meurtri, en proie à de violentes colères.

Les arbres, la forêt, la scierie, c’était le monde des hommes. Blanche, enfant, vivait près de sa mère, qui s’occupait de la maison et cousait des gants pour un marchand de Villard pendant la journée comme à la veillée, quand on se regroupait pour écouter des histoires de l’ancien temps, des ours qui décimaient les troupeaux, des hivers interminables où l’on avait failli mourir de froid. Ces gants, Blanche les avait pris en horreur à partir du moment où elle avait dû aider sa mère, car il n’y avait plus eu pour elle le moindre moment de répit. Sa seule récompense était de raccompagner à Villard, quand sa mère rapportait l’ouvrage exécuté, qui lui était payé à la pièce, sans tenir compte du temps passé. Blanche préférait Villard à Lans, car c’était déjà un gros bourg, avec des commerces, des vitrines, et elle rencontrait là des filles de son âge, échappant un peu à l’isolement de la scierie.

Dès l’apparition de la neige, au début de novembre, la maison devenait le cœur de la vie, mais aussi ses limites. Blanche, du moins pendant les premiers jours, ne détestait pas cet isolement. Le silence d’étoupe autour des murs épais, la pelisse blanche qui habillait les sapins de la pente, les massifs immaculés qui étincelaient sous le soleil ou épaississaient la brume lui donnaient alors l’impression de vivre dans un monde clos, sans le moindre danger. Non, le danger rôdait dehors, où l’on pouvait se perdre et, surtout, à la lisière des forêts où les grands fûts abattus dévalaient les pentes sans que rien ni personne ne pût les arrêter.

— Sois prudent ! recommandait la mère quand son époux partait, à l’aube, pour le débardage.

Il haussait les épaules, ne répondait pas, mais Blanche gardait dans un coin de sa tête ces quelques mots qui l’empêchaient d’être vraiment heureuse, là, dans l’odeur du hêtre brûlé, du pain chaud que la mère cuisait dans le four attenant et qu’elle rangeait dans le râtelier accroché au mur de la pièce commune.

Et puis l’hiver s’installait vraiment, on ne voyait plus la trace dès que la neige retombait, tout s’arrêtait, excepté le débardage du bois. Le seul moment de joie, dans cet immobilisme d’une extrême blancheur, c’était la messe de minuit, à Noël, dans l’église de Villard. À condition que la trace fût suffisamment dégagée, le père les conduisait, la lanterne accrochée sur le char, et c’était le seul moment où ils se trouvaient ensemble sans devoir travailler. Blanche aimait passionnément les lumières de l’église, l’or du retable, les chants qui montaient vers les voûtes sous lesquelles les hommes et les femmes paraissaient ne plus rien redouter de l’hiver. À la fin, tous s’attardaient dans la nef le plus longtemps possible pour ne pas affronter le froid du dehors.

Il le fallait, pourtant. Quelquefois il neigeait, plus rarement le gel durcissait les étoiles qui semblaient éclater au-dessus de la montagne et retomber en pluie de glace sur la terre. Les cloches sonnaient tandis que les chars se mettaient en route, cherchant la trace, passées les dernières maisons, hésitant dans la nuit à la lueur vacillante des lanternes. Blanche se blottissait contre sa mère, fermait les yeux, confiante dans son père qui tenait les rênes.

Une fois à l’abri, près de la grosse souche qui avait préservé le feu, ils mangeaient des bugnes, ces beignets de pâte frite et délicieusement sucrés que la mère de Blanche savait si bien confectionner. Puis, très vite, Blanche allait se coucher, rêvant aux sabots en chocolat qui l’attendraient au matin, ornés chacun d’un Jésus rose et bleu.