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Se coucher. C’était l’heure. Le vent avait fraîchi à présent et les lumières, en bas, s’étaient éteintes une à une. Blanche frissonna, rentra, ferma la porte derrière elle, se tourna machinalement vers la cheminée où, en cette saison, ne flambait plus aucune bûche. Le bois, pour elle, était vraiment un souci. Oui, un vrai souci, parce qu’elle n’avait plus la force de le monter depuis l’abri installé le long du mur. Alors elle transportait deux ou trois bûches, l’une après l’autre, et ce n’était pas facile, surtout l’hiver, quand les marches étaient verglacées.

Aussi s’y prenait-elle longtemps à l’avance, dès le début de l’été, persuadée que les flammes la consoleraient de tout, la renverraient vers les heures d’enfance, près de sa mère, puisque c’est là qu’il faisait le plus chaud, puisqu’elle n’avait plus rien, sinon une fille qui promettait de venir mais ne venait jamais, ou des souvenirs qui lui enlisaient l’âme dans la conviction de pertes injustes et douloureuses.

Sa fille, Évelyne, vivait à Marseille, et elle écrivait parfois que tout allait bien, qu’elle allait venir, qu’elle arriverait dans trois jours. Mais, chaque fois, Blanche attendait en vain. C’était étrange, tout de même, cette manière qu’avaient les enfants de se détacher de leurs parents, aussi soudainement, aussi totalement que les fruits de leur arbre. Pourtant, elle lui avait longtemps ressemblé, sa fille. Elle était si forte, si indépendante, si sûre d’elle. Elle ne connaissait pas encore les brèches que creuse le temps dans le corps, dans le cœur, ni la somme de courage qu’il faut déployer, parfois, pour seulement continuer, pour trouver les plus menus trésors, les plus infimes joies dans la vie qui s’en va, qui s’en va.

Blanche sortit la dernière lettre du tiroir de son bureau placé face à la cheminée et sur lequel reposaient les ustensiles qui l’avaient accompagnée durant toute sa vie : une règle en bois dur, lustrée par les ans, un encrier vide, des livres et des cahiers recouverts de ce papier bleu nuit que l’on utilisait, alors, dans les écoles. « Oui, disait la lettre, je pense pouvoir venir aux alentours de la fin août, du moins si je ne trouve rien d’urgent à mon retour des Antilles. Tu sais combien je pense à toi et combien je regrette que tu vives si loin. Il faudra bien que nous ayons une conversation sérieuse sur l’avenir. En attendant, je t’embrasse et je te serre dans mes bras. »

La serrer dans ses bras. Qu’elle arrive vite, cette fille si occupée, si chaleureusement lointaine ! Blanche aimerait tellement l’écouter, ou plutôt lui parler, lui confier tous ces jours qui avaient embelli sa vie au temps où Julien vivait près d’elle, ces jours qui avaient coulé sans qu’elle pût en profiter pleinement, et dont le souvenir, pourtant, était indispensable à sa vie.

Aussi, comme elle ne pouvait pas parler, Blanche écrivait. Dans un beau cahier, avec des pleins et des déliés, comme elle avait appris, il y avait si longtemps, à l’École normale. Elle y racontait sa vie, persuadée qu’un jour quelqu’un lirait ces lignes, qu’il n’était pas possible qu’une vie comme la sienne demeurât secrète, méconnue. Il ne s’agissait pas d’orgueil, non. Il s’agissait d’exister encore, de ne pas se laisser mourir, de faire confiance au peu de vie auquel elle avait droit, sans déranger personne. Ce soir aussi, elle allait écrire. Un peu. Un tout petit peu, parce que les étoiles brillaient trop au-dessus de la montagne. Et que c’étaient les mêmes qu’elle regardait avec Julien, les soirs d’été, avant le grand malheur.