22

 

Enfin Noël. Évelyne allait arriver. Blanche oublia son cahier, le carnet de Julien, le tableau, le passé dans lequel elle s’était réfugiée. La vie était là, de nouveau, chaude et sacrée. Il fallait préparer la table, la chambre, même si Évelyne avait précisé au téléphone : « Ne t’occupe de rien, j’apporte tout ce qu’il nous faut pour le réveillon. » Elle avait ajouté qu’elle arriverait vers trois heures, à moins qu’il n’y ait trop de circulation. Blanche regarda sa montre : il n’était que deux heures et demie. Elle avait demandé à Évelyne combien de temps elle allait rester. « Deux jours, j’espère », avait répondu sa fille. Que les minutes étaient lentes, mon Dieu ! Et comme elle avait attendu ce moment ! Elle avait mis sa plus belle robe, où dominait le mauve, la dernière qu’elle eût achetée à Nyons, avant de remonter sur le plateau. Elle s’était maquillée un peu, afin que sa fille ne s’inquiète pas de la trouver amaigrie. Elle avait fait le ménage, le lit de la chambre d’amis, et maintenant elle attendait, assise derrière la fenêtre d’où elle observait la petite route qui montait du village.

Elle aperçut aussi les massifs blancs de la montagne, le ciel dégagé par endroits, s’efforça de ne pas se laisser glisser vers un passé que tout évoquait au-dehors, car ce n’était pas le jour. Elle aurait tout le temps, quand elle serait de nouveau seule, que les heures se ressembleraient, de remonter le chemin qui, elle le pensait, elle l’espérait vraiment, la conduirait jusqu’à Julien.

Elle devait profiter du présent, de cette joie qui lui était donnée aujourd’hui et qui ne durerait pas. Pour éviter que ses pensées ne lui échappent et ne se tournent vers les souvenirs, elle se leva, passa une nouvelle inspection dans toutes les pièces, comme jadis, à l’école, elle inspectait les ongles et les oreilles des enfants : la chambre où allait dormir Évelyne, le lit bien fait, bien net, avec des draps et des taies d’oreillers bleus, les étagères de livres, l’armoire rustique achetée à Nyons ; la salle de bains, petite mais d’un vert clair qui évoquait les feuilles des arbres au printemps ; sa propre chambre, un peu plus grande que l’autre, avec une petite bibliothèque vitrée, une armoire en bois clair, une commode sur laquelle étaient posées des photos. En face de la cuisine, la salle à manger, trop grande pour elle seule, et, au bout, face à la cheminée, le coin bureau, avec une autre bibliothèque où étaient entreposés ses souvenirs : photos de classes et livres d’école qu’elle avait gardés précieusement puisqu’ils représentaient la plus grande part de sa vie ; derrière le bureau, le tableau noir dont Évelyne, comme d’habitude, s’étonnerait bien qu’elle le remarquât en soupirant lors de chacune de ses visites : « Ma pauvre maman, tu ne changeras jamais. » Pourquoi devrait-elle changer ? Sa vie était une, elle se refermait sur elle-même comme un cercle parfait, elle l’avait voulue ainsi, du moins après la disparition de Julien. Une vie consacrée aux enfants des écoles, à un mari, à des petits bonheurs, et beaucoup de courage. Toujours. Ce n’était pas si mal. Elle avait fait ce qu’elle avait pu, elle s’était battue quand d’autres, à sa place, n’auraient pas survécu.

Une voiture remonta la route, s’engagea dans l’allée. Blanche se précipita à la fenêtre : c’était bien sa fille. Elle ouvrit la porte, entendit : « Ne descends pas, maman, tu tomberais. » En moins d’une minute, Évelyne avait ouvert le coffre, saisi deux sacs, monté les marches et déjà elle déposait dans la cuisine tout ce que contenait sa voiture, embrassait sa mère, allait de pièce en pièce, très élégante dans son tailleur gris, répandant dans la salle à manger son parfum dont Blanche ne se rappelait jamais le nom. « Charlie, de Revlon », précisa Évelyne. Et, chaque fois, Blanche était frappée au cœur par la manière qu’avait sa fille de se déplacer ou de regarder les autres : c’étaient celles de son père. Exactement. Sans doute parce qu’elle était brune, comme lui, que ses yeux étaient aussi de la même couleur, qu’il fallait bien qu’un enfant ressemble à l’un de ses parents – mais Blanche regrettait souvent que sa fille ne fût pas celle de Julien.

Enfin assise, Évelyne parla : de son voyage sur l’autoroute, des embouteillages de plus en plus nombreux, de Marseille, de sa vie, passionnante, de ses dernières plaidoiries, et elle termina, comme toujours, son envolée par la même constatation :

— Je me demande vraiment ce que tu es revenue faire ici.

— Je te l’ai déjà dit.

— Oui, je sais, mais tu n’imagines pas les problèmes que ça me pose pour venir te voir.

— Ne crois pas ça, je l’imagine sans peine.

— Alors ? Pourquoi ne prends-tu pas un appartement à Marseille, près de moi ?

— Je ne peux pas, répondit Blanche.

— Et pourquoi donc ?

— Je te l’ai déjà expliqué, tu le sais bien.

— Maman, on ne peut pas vivre avec des morts.

— Il faut croire que si.

Évelyne s’arrêta, dévisagea sa mère.

— Pas moi, murmura-t-elle.

— Tu as raison, ma chérie, et c’est pourquoi tu me rends heureuse.

Évelyne dévisagea sa mère un instant, puis lança en se levant brusquement :

— Alors, allons fêter ça !

Elle passa dans la cuisine, ouvrit l’une des deux bouteilles de champagne qu’elle avait apportées, noua un tablier autour de sa taille, se mit en cuisine, aidée par Blanche un peu grisée par le mouvement, par cette sorte de folie joyeuse qui était entrée dans la maison en même temps que sa fille. Grisée et heureuse, même, de voir Évelyne casser une assiette, en rire, boire une deuxième coupe de champagne, parler, raconter, prétendre l’emmener dans une boîte de nuit après le réveillon.

Le champagne enivrait Blanche, mais c’était si bon de se laisser aller, d’oublier le passé, de voir pétiller les yeux de sa fille qui ne cessait de parler de ses voyages, de la grande ville, de ses relations, d’un de ses collègues qui semblait ne pas la laisser indifférente.

— Tu vas te remarier ? demanda Blanche.

— Écoute, maman, dans ma vie, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais fait deux fois la même bêtise. Et d’ailleurs, toi, est-ce que tu t’es remariée ?

— Ce n’est pas la même chose. Je n’ai pas divorcé, moi.

— Oui, c’est vrai, mais les hommes, tu sais, ils ne s’intéressent vraiment qu’à eux-mêmes.

— Ce n’était pas le cas de ton père.

— C’est vrai, mais il y a combien de temps ?

— Il vaut mieux ne pas compter.

— Oui, c’est ça, ne comptons pas, buvons.

Elles avaient fait la cuisine, dressé la table avec les plus beaux couverts de Blanche : le service en Limoges et les verres en cristal ; elles avaient mangé des huîtres, du foie gras, du homard, elles avaient beaucoup parlé, beaucoup ri, et elles étaient maintenant assises face à face, à plus de minuit, fatiguées, mais comblées par ces quelques heures.

— Tu vois, reprit Évelyne, si tu étais plus près, on se ferait des petites fêtes plus souvent.

Comme Blanche ne répondait pas, elle ajouta :

— Si tu étais malade, ici, toute seule, que deviendrais-tu ?

— Je ne suis pas malade.

— Tu vieillis, comme tout le monde. Si tu avais un accident ou un malaise, personne ne s’en apercevrait. Tu pourrais mourir seule.

— Qu’est-ce que tu vas chercher, soupira Blanche.

— Voilà ce que nous allons faire, décida Évelyne, je vais acheter un appartement pour toi à Marseille. Tu viendras quand tu le souhaiteras.

— Mais non, je suis bien là.

— Je me fais trop de souci pour toi, surtout en hiver. Et je suis trop prise, j’ai trop de travail, Chalière est trop loin pour moi.

Elle ajouta, après une hésitation :

— D’ailleurs, je suis obligée de repartir demain matin.

Subitement dégrisée, Blanche protesta :

— Tu m’avais dit que tu resterais au moins deux jours.

— Je ne peux pas et je pourrai de moins en moins. C’est pour cette raison qu’il faut que tu te rapproches, que tu viennes habiter à Marseille.

Et comme Blanche, désespérée, tout à coup, ne trouvait pas la force de se rebeller :

— Enfin ! maman ! Je ne te parle pas de maison de retraite, je te parle d’un bel appartement, dans un beau quartier, avec de la vie autour de toi, des fleurs, des arbres.

— Les fleurs et les arbres, ce n’est pas ce qui manque ici.

Évelyne soupira, reprit :

— Promets-moi au moins d’y réfléchir.

— Oui, je te le promets.

— Merci, maman.

Puis Évelyne se leva et l’embrassa en disant :

— Allons nous coucher, il faut que je sois à Marseille pour midi.

Blanche n’avait plus de forces : l’alcool, le bonheur de ces instants volés à la solitude, le parfum de sa fille, son goût pour la parole, pour l’action, l’avaient épuisée. Elle n’avait plus l’habitude d’être bousculée ainsi. Elle passa dans sa chambre, se coucha très vite et, dans la minute qui suivit, s’endormit dans la délicieuse sensation d’une maison où elle n’était plus seule, au moins pour une nuit.