23
Évelyne était partie. En ce jour de Noël où la brume ne se levait pas, Blanche avait retrouvé la solitude qu’elle avait choisie et dont elle souffrait plus qu’elle ne se l’avouait. Elle n’avait pas mangé. Elle s’était assise à son bureau, face au feu de la cheminée qui ne la réchauffait pas assez. Elle avait froid. Elle pensait à Marseille, à un bel appartement près de sa fille, à sa promesse qu’elle ne tiendrait pas, elle le savait très bien. Non, elle n’irait pas vivre là-bas. Car si elle était remontée ici, ce n’était pas par hasard, mais parce que, à Nyons, elle avait perdu l’essentiel de sa vie. Elle avait recommencé là-bas une existence qui l’éloignait trop de Julien. C’était nécessaire, alors, pour pouvoir continuer, mais aujourd’hui ? Il fallait retisser ce lien distendu par le temps, elle le savait, il le fallait. Car si elle n’avait pu vivre avec Julien dans cette vie, elle espérait de toutes ses forces vivre avec lui dans celle d’après, s’il en existait une. Et pour cela, pour seulement pouvoir l’espérer, il fallait renouer avec lui, sans quoi elle ne le retrouverait pas, elle en était persuadée. Cela pouvait paraître absurde, mais elle avait senti cela si fort, une nuit, à Nyons, que le lendemain sa décision était prise. Depuis, elle poursuivait ce chemin dans la difficulté, dans la douleur, mais aussi dans la certitude que c’était le seul qui pouvait la conduire un jour auprès de Julien.
Sur ce chemin, pourtant, elle avait de plus en plus froid. Surtout quand elle écrivait sur son cahier, comme ce matin, le récit de ce jour où le camion des Allemands la conduisait vers une destination inconnue. Deux fermes brûlaient du côté droit de la route, avec des craquements sinistres. Un cadavre d’homme gisait contre le talus. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Comment les Allemands avaient-ils pu se trouver à Saint-Julien en ce matin de mars sans que personne, une fois de plus, comme à Malleval, n’ait pu donner l’alerte ? Et pourquoi était-elle seule dans le camion avec les soldats ? Où la conduisaient-ils ?
Ils l’emmenaient simplement vers le lieu d’où ils étaient venus, c’est-à-dire Grenoble. Elle le comprit au bout d’une heure, quand, une fois à Villard, ils prirent la route de Lans, alors que le soleil s’était enfin levé, donnant à Blanche l’impression que ce jour aurait pu être un jour comme les autres. D’ailleurs, les soldats ne se montraient pas menaçants. Assis en face d’elle, très jeunes, ils parlaient calmement entre eux. Blanche ne se sentait pas coupable : elle n’avait fait que porter une lettre, on ne tuait pas les gens pour si peu de chose, et puis on ne l’avait pas fusillée, elle, au contraire des résistants de Saint-Julien. À un moment, cependant, elle songea que cette lettre pouvait mettre Julien en péril et qu’elle serait responsable s’il lui arrivait malheur. Elle eut un gémissement de crainte et de douleur, puis s’efforça de raisonner : il se trouvait loin de Saint-Julien et l’alerte avait sûrement été donnée à cause des tirs, de la fumée qui était montée du village. Elle se sentit un peu mieux, cessa de craindre pour lui, en fut comme rassurée, même sur son propre sort.
Passé Lans, le convoi mit presque deux heures pour atteindre la grande ville car il s’arrêtait de temps en temps, sans doute pour que les camions de tête puissent sécuriser la route. Blanche avait toujours très froid. Elle s’efforçait de repousser la peur qu’elle sentait tapie au fond d’elle, de se persuader qu’elle serait de retour à l’école avant la nuit. Elle pensa aussi à son père et à sa mère, à ce jour où, depuis Saint-Nizier-du-Moucherotte, ils lui avaient montré Grenoble, en bas, pour la première fois. Elle devait avoir cinq ou six ans. Et elle avait été éblouie, comme ce matin – on était en réalité en milieu d’après-midi, mais elle avait perdu la notion du temps – en apercevant les gens qui se hâtaient dans les rues, les éclats de lumière dans les vitrines des magasins, l’impression de paix heureuse qui se dégageait de la grande ville.
Le camion s’était arrêté dans une cour pavée, entre des bâtiments vétustes en forme de U. Les soldats avaient sauté d’un même élan, puis ils avaient aidé Blanche à descendre. Ses jambes, ankylosées, n’avaient pu la porter. C’est alors qu’ils lui avaient donné des coups de pied, des coups de crosse et que, subitement, elle avait compris qu’elle était entrée dans un autre monde, celui de la violence et de la douleur. Quelque chose d’essentiel s’était aussitôt fermé en elle, sans doute une fibre vitale, comme pour la protéger de ce monde-là, pour elle déjà insupportable.
Dans la cellule de la Kommandantur où elle fut jetée, une seule pensée éclaira son esprit : demeurer vivante pour Julien. Oublier tout le reste, ne penser qu’à lui.
C’est à quoi elle s’efforça, lors du premier interrogatoire qu’elle subit, à la nuit tombée, devant un officier aussi froid que celui du matin, lequel regretta :
— Vous ne voulez pas parler, soit ! La Wehrmacht ne torture pas. Je vais vous confier à ceux dont c’est la fonction.
— Je ne sais rien, je portais une lettre, c’est tout.
— Une lettre donnée par qui ?
Elle ne pouvait pas répondre car elle aimait beaucoup le maire qui l’avait tant aidée, et elle craignait aussi de mettre Julien en danger. Elle ne répondrait jamais, elle le savait déjà – comme elle savait à présent que ce qu’elle avait vécu n’était rien à côté de ce qui l’attendait.
Elle le vérifia dès le lendemain, après un transfert dans une prison de femmes, dont la plupart, dans sa cellule, avaient été torturées. Trois d’entre elles étaient couvertes de sang. Blanche n’attendit pas longtemps pour affronter l’ultime épreuve, à laquelle elle s’était efforcée de se préparer : le soir même elle fut emmenée dans une pièce sombre où se trouvait une baignoire. Ses compagnes lui avaient expliqué ce qu’il fallait faire : fermer les yeux et boire le plus possible. Si l’on y parvenait, l’évanouissement survenait plus vite et les bourreaux finissaient par se lasser. Mais il y eut le reste, aussi, la nudité, les sévices, tout ce qui ne peut se vivre sans s’absenter de soi, du monde, de tous les siens.
Le cauchemar dura huit jours, puis s’arrêta aussi brusquement qu’il avait commencé. Blanche eut un fol espoir le jour où, dans un couloir inconnu, elle attendit vainement une entrevue avec un officier. Elle crut alors qu’on allait la libérer. Mais non : aucune porte ne s’ouvrit. Deux soldats surgirent et la conduisirent dans une cour où arriva un camion dans lequel on la fit monter avec brutalité. Il y avait là une vingtaine de femmes terrorisées, car elles étaient persuadées qu’on allait les fusiller. Le camion roula un moment sans sortir de la ville et s’arrêta devant la gare de marchandises. Blanche et ses compagnes furent dirigées vers un wagon où les rejoignit une trentaine d’autres. Beaucoup portaient une étoile jaune sur leur poitrine. Deux soldats allemands et deux gendarmes français les surveillaient. Quand le train s’ébranla, en écoutant les chuchotements des unes et des autres, Blanche comprit que le convoi roulait vers Paris.
Au fur et à mesure qu’il s’éloignait des montagnes, le désespoir la submergeait, car elle prenait conscience que chaque kilomètre parcouru creusait la distance entre elle et Julien. Elle souffrait davantage de cette idée-là que de ce qu’elle avait subi depuis huit jours. Elle se disait qu’elle avait été folle de refuser quand il lui avait proposé de rester près d’elle. Ce fut si douloureux qu’elle fut tentée de sauter du train, mais les soldats gardaient les portes. Elle, qui n’avait jamais été plus loin que Valence, découvrait par la fenêtre des paysages inconnus, des vallons, des plaines et des rivières qui prouvaient que la distance se creusait entre elle et le Vercors.
Épuisée, elle s’endormit, se réveilla au moment où le train entrait dans une ville. Elle avait posé sa tête contre l’épaule de sa voisine, une jeune femme qui portait l’étoile jaune.
— Tu n’es pas juive ? demanda celle-ci.
— Non, répondit Blanche.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je portais une lettre : ils m’ont arrêtée.
Elle s’aperçut que sa voisine avait du mal à la croire et ajouta :
— Ils ont tué tous les hommes et brûlé le village.
Elle lut une certaine admiration dans le regard de sa voisine qui murmura :
— Je comprends.
— Ils nous emmènent à Paris pour nous tuer ? demanda Blanche.
— Non. Sans doute pas. Ils nous auraient aussi bien fusillées à Grenoble.
— Alors ? Que vont-ils faire de nous ?
— On le saura bientôt. Il n’y a rien d’autre à faire qu’à attendre.
Le trajet parut interminable à Blanche qui se réfugiait dans un demi-sommeil pour éviter de penser. Mais, de temps en temps, la réalité resurgissait brutalement et la foudroyait de regrets et de douleur. Leurs gardiens ne leur donnèrent ni à boire ni à manger. Parti le matin, le train n’arriva à Paris qu’à six heures du soir. Là, poussées sans ménagement vers la cour de la gare, les prisonnières durent monter dans des autobus sur lesquels figuraient les lettres TCRP(1). Ceux-ci prirent la direction de la banlieue nord de Paris pour un camp de regroupement qui se trouvait à Drancy. C’est à peine si Blanche levait les yeux vers les hauts immeubles de la grande ville où elle se sentait perdue, tandis que les autobus avançaient lentement, presque au pas, longeant des trottoirs où les passants ne leur prêtaient aucune attention.