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Elle se leva, passa dans la cuisine, se fit du thé, regretta terriblement de ne plus avoir de chat ou de chien. Elle les aimait beaucoup, mais comme les hommes les bêtes meurent. Et elle en avait trop vu mourir près d’elle. Elle se souvenait de leurs yeux, de leurs muets appels à l’aide, de leur douleur semblable à celle de tous les êtres vivants devant le grand saut, devant le grand secret. Et cependant à eux, du moins, elle avait pu parler.
Ce n’était pas de la mort en soi qu’elle avait peur. C’était de la vie. Enfin, peur, pas tout à fait. Elle avait trop d’espoir en elle. Elle lui en demandait trop, encore, à la vie. Car elle savait qu’elle pouvait encore beaucoup donner, que pour donner elle trouverait suffisamment de forces, mais donner à qui ? Elle avait donné aux enfants des écoles toute sa confiance, tout son savoir, elle avait donné à sa famille tout ce qui lui restait : la force et la douceur, la joie et le courage. Toute sa vie, elle n’avait fait que donner et, aujourd’hui, elle n’avait plus personne à qui donner. C’est dur, quand on a été habitué à penser aux autres avant de penser à soi. C’est atroce de se souvenir comment on s’agenouille devant un enfant pour nouer une écharpe autour de son cou, pour essuyer une larme, pour consoler, pour embrasser.
Puis les enfants grandissent et l’on ne peut plus s’agenouiller devant eux. Ils s’en vont, et l’on reste là, seul au monde, à esquisser des gestes qu’on arrête soudain, à prononcer des mots qui reviennent en mémoire et ne servent plus à rien, sinon à se sentir vivant. Des amis, en effet, elle n’en avait guère. Edmond, qui habitait un peu plus haut et qui l’aidait à rentrer son bois, mais qui vieillissait aussi, se déplaçant de plus en plus difficilement ; quelques commerçants d’en bas, mais ce n’étaient que de vagues relations, et d’ailleurs Blanche n’en souhaitait pas davantage.
Cette nuit, elle se demandait une nouvelle fois pourquoi elle était remontée ici au lieu de rester à Nyons où elle se sentait bien. Elle avait tellement souhaité partir quand elle était enfant ! Elle y était parvenue, elle vivait dans la grande plaine d’en bas. Alors ? Qu’est-ce qui l’avait poussée à revenir sur ce plateau paralysé pendant cinq mois l’hiver ? Elle le regrettait parfois : qui sait si sa fille ne viendrait pas plus souvent la voir si elle habitait dans une ville ?
Elle se leva, sortit d’un tiroir la lettre d’Évelyne : cette fois c’était sûr, elle allait venir. Il faudrait bientôt préparer la chambre, veiller à ce que rien ne manque à cette enfant qui avait grandi si vite, tellement vite, qui la dépassait d’une tête, qui se moquait d’elle gentiment :
— Enfin, maman, qu’est-ce qui t’a pris de grimper jusqu’ici ? Tu n’étais pas bien à Nyons ? Nous n’étions séparées que par deux heures de route.
— Il faut croire que non.
— Tu as de ces idées, tout de même !
Oh ! Oui, des idées, Blanche n’en manquait pas ! Surtout la nuit, quand tout était silence autour d’elle, qu’elle sentait battre son cœur, qu’elle aurait voulu tellement dormir.
Un jour qu’elle n’en pouvait plus de silence, elle avait fait installer un tableau noir derrière son bureau. Moins grand que dans les classes où elle enseignait, certes, mais un tableau tout de même. Alors, parfois, la nuit, elle écrivait des leçons au tableau, elle faisait l’école à des ombres, corrigeait des devoirs, expliquait, écoutait si par hasard dans la pièce d’à côté elle n’entendrait pas la voix de Julien. Et elle l’entendait, parfois, si nettement qu’elle en tremblait, qu’elle l’appelait, mais doucement, très doucement, parce qu’elle avait un peu peur. Une nuit, il avait poussé la porte, elle l’avait vu nettement entrer, venir vers elle, elle avait tendu les bras, mais il ne l’avait pas vue. Avant qu’elle ait eu le temps de se retourner, il avait disparu. Elle avait cru qu’elle était devenue folle. Depuis, elle se méfiait. Elle parlait à voix haute pour peupler le silence, appelait les enfants par leur prénom, les tançait quand ils se trompaient ou les félicitait et, de temps à autre, ils lui répondaient.
Cette habitude l’apaisait. Alors, elle pouvait se recoucher, elle lisait quelques pages de ce qu’elle avait écrit pendant la journée, les corrigeait, puis elle s’endormait en écoutant des enfants sans visages réciter des vers qu’elle avait soigneusement choisis dans les livres précieux, amoureusement couverts de bleu. Ils l’accompagnaient vers le sommeil, indéfiniment répétés par une voix qui ressemblait toujours, à cette heure-là, à celle de sa fille :
« Odeurs des pluies de mon enfance
Derniers soleils de la saison
À sept ans comme il faisait bon
Après d’ennuyeuses vacances
Se retrouver dans sa maison. »