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Il avait beau s’appesantir, le temps, s’immobiliser, parfois, et les jours ressembler aux jours, il finissait toujours par passer. Blanche s’était levée de bonne heure ce matin-là, car sa fille avait téléphoné la veille qu’elle arriverait vers midi. Blanche ne savait pas au juste combien de jours elle allait rester – pas très longtemps, sans doute –, mais cette fois au moins elle allait venir, c’était sûr. Blanche avait fait le ménage dans la chambre d’amis, préparé des salades, des ravioles, une tarte et elle s’était installée sur le balcon pour guetter la route où apparaîtrait la voiture. Mais il était trop tôt encore. Qu’importe ! Elle attendait, le cœur gonflé de joie, cette fille que n’avait pas pu lui donner Julien, mais un autre, un homme auquel elle s’était attachée pour ne pas sombrer, après le grand malheur.

Elle avait été conçue au printemps, cette fille, avec l’arrivée du vent de toujours. C’est Julien qui appelait ainsi le premier vent tiède du printemps, celui du renouveau, des premières fleurs, celui de la victoire de la vie sur la mort de l’hiver. Il avait fallu à Blanche six heures de souffrance avant de donner le jour à sa fille. Un cri, une chair chaude contre la sienne, un soulagement, un bonheur immense. Les premiers mois, Blanche avait été étonnée de cette vie surgie d’elle, à la fois elle et séparée d’elle, et qui ressemblait davantage à son père qu’à sa mère. Une fille ! Une enfant ! Blanche cherchait à se souvenir de ce que sa propre mère représentait pour elle à cet âge-là, parlait sans cesse à sa fille, la réchauffait, l’alimentait, lui donnait tout ce qu’elle possédait : sa chaleur, sa tendresse, l’immensité de son amour.

Aujourd’hui, sur son balcon, Blanche se revoyait une fois de plus s’agenouillant devant sa fille pour nouer une écharpe autour de son cou. À la fin, la petite se laissait aller contre elle, passait ses bras autour de sa tête, les nouait, les serrait. Fermant les yeux, Blanche crut les sentir, ces bras, et ils étaient si chauds, si présents, que son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle ouvrit les yeux, soupira, se consola en songeant que des bras autrement plus grands, tellement plus chauds, allaient se refermer sur elle dans quelques minutes. Mais elle avait beau faire, elle les préférait plus petits, ces bras, quand ils dépendaient d’elle, quand ils ne s’étaient pas encore totalement détachés d’elle.

Car l’enfant avait grandi très vite, trop vite. Lors de chaque rentrée scolaire, constatant son changement de classe, Blanche s’en désespérait, mais se sentait impuissante à retenir le temps. Très vite, il y avait eu le collège, la première vraie séparation, puis, quatre ans plus tard le lycée, enfin l’université à Lyon, et Évelyne était déjà avocate que Blanche nouait encore une écharpe autour du cou de sa fille.

— Enfin, maman, je n’ai plus trois ans ! s’indignait Évelyne.

Pourquoi était-elle devenue si vite si lointaine, cette enfant qui avait été si proche ? Parce que Blanche était une mauvaise mère ? Non, ce n’était pas cela. Simplement parce que les enfants grandissent, et qu’ils s’en vont vivre leur vie, loin, très loin, irrémédiablement. Et Blanche avait eu peur, longtemps, que sa fille ne disparût à tout jamais, comme Julien avait disparu, ne la laissât seule en ce monde pour d’interminables jours de solitude sans la moindre clarté.

Évelyne avait aisément triomphé de tous les obstacles dressés devant elle : les maladies, les examens, les épreuves de la vie. Cette force avait étonné Blanche, car sa fille ressemblait au physique à son père, lequel incarnait plutôt la douceur et la fragilité. Sans doute au mental tenait-elle davantage de sa mère. En tout cas, Évelyne menait aujourd’hui sa vie seule après un divorce, et elle venait trop peu la voir.

— Viens habiter Marseille ! répétait-elle. Nous serons plus proches, ce sera plus facile. Pourquoi es-tu allée vivre si loin ?

Pourquoi ? Pourquoi ? Parce qu’elle avait eu besoin de se rapprocher de Julien, de retrouver sa trace, persuadée qu’elle était de pouvoir le rejoindre un jour.

— Tu n’as pas assez souffert, là-haut, dans ta montagne ? insistait Évelyne.

On souffre autant de la solitude, de l’absence, que des épreuves de l’existence. Mais comment et à qui expliquer cela ? Comment faire comprendre que, la mort approchant, on a besoin de se rassurer par des petites choses, des signes, des preuves tangibles de ce que l’on a vécu, que rien n’a été vain, qu’il suffit de fermer les yeux pour voir apparaître ceux qui sont partis, ou du moins pour sentir leur présence, là, tout près, il suffit de tendre le bras.

Julien… De son balcon, elle apercevait le toit de l’école, un peu de la cour où il était apparu, le portail par où il avait disparu. Ainsi donc, elle n’avait pas hésité à revenir sur ses pas, à affronter l’hiver, la neige, les souvenirs de son enfance, pour saisir le lien qui, ici, la rattachait si bien à lui et ne plus le lâcher. Elle avait quitté les plaines, Valence, Nyons où elle vivait avant sa retraite, afin de mettre ses pas dans ses pas, de rechercher dans les plus menus indices les vestiges de son passage, les débris d’un passé qui la hantait et qui lui permettait aussi de rester debout. Jusque dans l’école, fermée aujourd’hui, mais dont elle gardait la clef, aimablement prêtée par le maire. Elle n’en abusait pas, car là douleur affleurait rapidement sous le bonheur. Rien n’avait changé là-bas, ni le bureau, ni le tableau, ni l’odeur de la poussière de craie, et dans l’appartement les murs demeuraient de la même couleur. Lors de chaque visite, Blanche s’asseyait à la table où ils mangeaient jadis, fermait les yeux, écoutait Julien lui parler. Mais son cœur battait trop fort et elle était obligée de s’enfuir…

 

Ce fut la sonnerie du téléphone qui fit battre son cœur ce matin-là. Elle se leva précipitamment, alla décrocher, entendit Évelyne parler nerveusement : « Désolée, flagrant délit, désignée d’office, je ne viendrai pas. À la Toussaint, je te le promets, prends bien soin de toi ma petite maman. » Voilà, c’était fini. En quelques secondes seulement, tout l’espoir qui la portait venait de s’envoler. Blanche raccrocha, revint s’asseoir sur le balcon, laissa doucement refluer la douleur, sourit. La Toussaint, c’était dans deux mois. Que sont deux mois quand on attend depuis si longtemps tous ceux qui ne reviendront plus ? L’essentiel est de savoir qu’ils vivent quelque part, qu’ils vous attendent. Ce qu’elle ne croyait pas, avant, du temps de Julien. L’École normale ne vous incline pas à croire à quelque chose après la mort. Ni les épreuves de I’enfance ni la dureté de la vie. Julien, lui, quand ils évoquaient ce sujet, disait simplement : « Je ne sais pas. » Et il ajoutait, baissant la voix : « Mais je crois au vent de toujours. »

Elle avait tellement été ébranlée après sa mort, elle avait tant côtoyé la folie qu’il lui avait fallu du temps, beaucoup de temps, pour réapprendre à respirer, avant de replanter des roses, de sourire, d’espérer. Cela s’était passé à Nyons, sur la montagne de Vaux où elle était allée marcher un dimanche d’avril, et elle avait senti sur sa peau le vent de toujours. Celui dont lui avait si bien parlé Julien : la vie après la mort. Toujours, depuis toujours et pour toujours. Malgré la fragilité des roses, malgré celle de la vie des hommes, jusqu’à la fin des jours. Depuis ce dimanche-là elle avait moins peur, s’était réconciliée avec la vie, ou ce qu’il en restait.

Elle quitta le balcon, entra dans sa cuisine, fit réchauffer les ravioles, s’assit, porta lentement la fourchette à sa bouche, puis, songeant qu’Évelyne les aimait beaucoup, elle décida qu’elle referait des ravioles à la Toussaint.