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Depuis qu’elle avait repensé à ce prêtre, elle le revoyait souvent, chaque jour, à la tombée de la nuit. Elle se reprochait d’être allée vers lui comme vers un coupable, avec colère, avec envie de faire mal, d’infliger à quelqu’un d’autre sa propre douleur. Il est vrai, pourtant, qu’à partir du moment où elle avait pu se libérer d’un peu de sa souffrance, elle s’était trouvée mieux, avait pu regarder plus facilement vers l’avenir. D’autant que le premier printemps de Nyons avait été magnifique. Partout des fleurs blanches, partout une douceur de l’air dont la suavité la surprenait, dès le matin, quand elle ouvrait sa fenêtre.
Un dimanche de la fin avril, elle monta se promener sur les pentes de la montagne de Vaux qui avaient reverdi. Elle s’arrêtait toutes les cinq minutes pour regarder, en bas, les toits roses entre les vergers, les arbres au vert tendre au bord de la rivière, quand, tout à coup, elle sentit un vent tiède dans ses cheveux. Un souffle. Une caresse. Le vent de toujours. Julien. La vie après la mort, toujours. Ce fut comme si elle percevait sa présence, comme si son bras prenait le sien, comme s’il s’appuyait sur elle. Il lui sembla qu’il était plus présent dans ce vent qu’il ne l’avait été durant sa vie, ou plutôt qu’il y serait présent éternellement, puisque chaque printemps avait le pouvoir de le ramener vers elle. Elle eut alors la conviction que c’était dans le monde et dans ses manifestations que se trouvaient les réponses qu’elle se posait, que la vie ne s’éteignait jamais complètement, qu’elle se mettait en sommeil quelque part pour mieux renaître avec le printemps, que Julien l’attendait ailleurs, dans une existence qui ne serait pas menacée.
Ce fut vraiment à partir de ce jour que l’espoir revint en elle, qu’elle recommença à vivre en souffrant un peu moins. Son chemin s’ouvrit sur des petits bonheurs, sur des journées où les enfants prenaient de plus en plus de place, les éclairant d’une lueur plus chaude. Elle retrouva les plaisirs qu’elle avait crus enfuis du poêle du matin, des odeurs de l’encre et de la craie, des leçons à préparer, des lectures à choisir, des cahiers à corriger, des regards à comprendre, des enfants à aider.
Elle put enfin nouer une relation normale avec l’instituteur arrivé en octobre et que, jusqu’à ce jour, elle avait paru ne pas voir. Il s’appelait Alain Ruard, était célibataire, âgé d’une trentaine d’années, originaire de Valence. Il avait regretté auprès de la directrice les maigres contacts avec sa collègue du cours préparatoire, mais celle-ci lui avait expliqué en quelques mots ce qu’il devait savoir. Dès lors, il avait pris soin de ne pas franchir la distance que Blanche avait creusée entre elle et le monde, mais cette femme si secrète, près de lui, attirait malgré tout cet homme un peu gauche dont la fragilité, dans son métier, étonnait. Il était brun, avait les yeux noirs, mais à part ces traits de visage rien, en lui, ne rappelait Julien : une calvitie précoce dégarnissait son front, un léger embonpoint donnait à sa démarche quelque chose de mal assuré, de maladroit. Le léger sourire qui éclairait sans cesse ses lèvres trahissait une timidité, une bonté que Blanche n’avait jamais remarquées jusqu’à ce que, un soir de ce printemps-là, après avoir longtemps hésité, il ne l’invite à dîner.
— Je vous remercie, répondit-elle, mais je ne dîne pas le soir.
— Alors un jour à midi, peut-être ?
— Ce n’est pas nécessaire.
Elle ajouta, sans la moindre chaleur dans la voix :
— D’où je viens, j’ai pris l’habitude de peu manger.
Il blêmit, l’évita pendant les jours qui suivirent, y compris pendant les récréations qu’ils étaient censés surveiller ensemble. Blanche se rendit compte qu’elle l’avait blessé, s’en voulut, se dit qu’elle devait cesser de faire payer à ses semblables la douleur qui l’habitait encore, malgré ses efforts pour s’en libérer. Elle alla vers lui, un soir, après l’étude, à l’heure où les derniers élèves partaient. C’est tout juste s’il ne trembla pas en la voyant s’approcher de son bureau d’où il ne trouva pas la force de se lever.
— Il ne faut pas m’en vouloir, dit-elle, certains jours, je ne suis pas sûre d’être encore en vie.
Elle baissa la voix :
— Tous ceux que j’aimais sont morts.
— Je sais, dit-il, pardonnez-moi, je ne voulais pas vous brusquer, simplement vous aider.
— Personne ne peut m’aider, dit-elle.
Et, devant son air accablé :
— Pas encore.
— Merci, Blanche, bredouilla-t-il.
— Et de quoi donc ?
— De m’avoir parlé, enfin, et d’être là, simplement.
Ces trois derniers mots l’avaient touchée plus qu’elle ne se l’avouait. Derrière son sourire, il y avait aussi chez cet homme de la délicatesse, une sorte de douceur qui lui faisait du bien, l’apaisait. Elle avait cru que le monde entier n’était que douleur et il y avait peut-être là, près d’elle, un baume pour ses blessures. Dès lors, elle ne refusa pas de passer plus de temps avec ce collègue qu’elle intimidait tellement. Notamment le dimanche après-midi, sur les pentes de la montagne, ou alors le soir, dans la cour bordée de platanes, avant de se coucher. La directrice voyait d’un œil favorable cette relation nouvellement installée entre eux. Elle considérait qu’un homme comme Alain Ruard, avec sa bonté naturelle, sa douceur un peu féminine, pouvait aider Blanche à oublier ce passé redoutable qui continuait de la hanter.
Et ce passé surgissait parfois soudainement, la foudroyant dans l’instant : ce jour où, par exemple, Alain lui parla d’un livre qu’il venait de lire. Tout à coup, ce ne fut plus lui, mais Julien. Elle pâlit, se ferma, se mit à trembler et le quitta sans un mot. Un matin, Alain voulut l’aider à allumer le poêle de la classe, et il sembla à Blanche que c’était Julien qui se trouvait à côté d’elle. Elle lui intima l’ordre de s’en aller et il obéit sur-le-champ, cherchant vainement à comprendre ces sautes d’humeur, mais sans en vouloir vraiment à Blanche. Enfin, un soir, après l’étude, il vint dans sa classe et s’assit naturellement sur un banc au premier rang, comme Julien l’avait fait dès le premier jour de leur rencontre. Cette fois-là, Blanche resta une semaine sans adresser la parole à son collègue qui s’inquiéta auprès de la directrice de ce qui se passait.
— Ne faites pas attention, répondit celle-ci. Il faut lui laisser le temps. Quand on a vécu ce qu’elle a vécu, un rien peut faire resurgir le passé. Respectez son silence et je suis certaine qu’elle vous en saura gré un jour.
Il partit chez ses parents lors des grandes vacances, tandis que Blanche demeurait à Nyons, près d’Adrienne. Avec elle, elle parvenait à trouver les mots, à présent, et elle se confiait de plus en plus. Parler lui faisait du bien. Elle l’avait vérifié auprès du prêtre l’hiver précédent, et ses conversations avec Adrienne, aujourd’hui, lui étaient profitables aussi. Elle se sentait moins seule pour porter le fardeau de souvenirs toujours aussi dévastateurs.
Adrienne approchait de la retraite. Elle était originaire d’un village situé à proximité de Die, au pied du Vercors, de parents paysans. Veuve jeune, elle ne s’était jamais remariée. Et, pourtant, elle poussait Blanche à accepter la compagnie d’Alain Ruard, car elle savait combien la solitude est éprouvante, de plus en plus difficile à vivre, les années passant. Mais elle savait aussi que Blanche n’était pas prête à envisager une relation avec son collègue. C’était beaucoup trop tôt. Elle n’avait pas encore relégué assez loin d’elle ce qu’elle avait subi. Il fallait user de patience, mais Adrienne n’en manquait pas.
Elles avaient pris l’habitude de manger ensemble le soir, un jour chez l’une, un jour chez l’autre. L’été faisait couler sur la ville et la campagne alentour des flots de lumière au sein desquels miroitaient les éclairs des oliviers. Après le repas, les deux femmes marchaient le long de l’Eygues entre les vergers ou montaient sur les pentes de la montagne pour regarder tomber la nuit. Un soir, alors qu’elles redescendaient dans l’odeur des plantes et des fruits chauds, Blanche demanda tout bas, si bas qu’Adrienne entendit à peine :
— Pourquoi tout cela est-il arrivé ?
Et, comme Adrienne ne répondait pas, trop surprise par la question, déplacée en ces lieux, à cette heure, dans cette douceur du monde :
— Comment cette abomination a-t-elle été possible ?
— Tout est possible dans ce monde, répondit Adrienne, le pire comme le meilleur. Il faut tenter de se battre contre le pire et tâcher de bâtir le meilleur.
Elle se rendit compte que Blanche pleurait sans bruit.
— C’est à cela que doit servir l’école : préparer les enfants pour qu’ils soient capables de s’opposer à la folie des adultes, qu’ils défendent d’autres idées que celles de la force et du mépris, pour qu’ils construisent un autre monde.
Elle ajouta, après une hésitation :
— Il faut bien dire qu’elle a un peu failli, notre école. Combien de ses enfants se sont laissé attirer par la collaboration ? Beaucoup plus que nous ne l’aurions souhaité, sans doute. Mais nous, aujourd’hui, nous savons jusqu’où peut aller la folie des hommes. C’est là notre tâche, Blanche, et la vôtre surtout, car vous êtes jeune et vous aurez le temps d’agir sur les esprits. Rendez-vous compte de votre pouvoir ! Faites-en le but de votre vie. Ainsi, elle sera utile, puisque c’est la question que vous vous posez, je le sais bien. Faites en sorte que cela ne se reproduise jamais. Dites-vous que c’est pour cette raison que vous avez survécu.
Cette nuit-là, Blanche dormit mieux. Par la fenêtre ouverte arrivaient les parfums des fruits, le murmure des arbres qui parlait d’une vie où des enfants vivaient dans un monde sans aucune menace.