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Elle se réveilla brusquement avec le jour. Par jeu, elle regarda sa montre et feignit d’être en retard. Il n’était que sept heures, pourtant, mais elle se leva très vite, imaginant qu’elle allait devoir allumer le poêle de l’école. D’habitude, allumer sa cheminée l’aidait à se croire dans une salle de classe, mais on était seulement à la fin du mois d’août et elle ne chauffait pas encore sa maison. Elle rêva un moment à l’odeur du papier journal embrasé, aux brindilles qui craquent, à la fumée qui monte ; elle inspira de l’air qui ne sentait que l’eau de lavande avec laquelle elle se parfumait légèrement, et, tout en faisant sa toilette, elle songea à cette époque de sa vie où elle s’était retrouvée seule, sans père ni mère. Pas tout à fait, heureusement, car sa mère avait une sœur aînée qu’elle ne fréquentait guère, du fait qu’elle habitait Valence. Elle s’appelait Marthe et s’était mariée avec un marchand venu vendre son vin au pays des quatre montagnes, vingt ans auparavant. Marthe avait suivi le marchand qui, en deux visites à Lans, séduit par sa beauté rieuse, lui avait proposé le mariage.
Elle n’était jamais revenue dans le Vercors, sinon pour les obsèques de son beau-frère, puis, cette année-là, pour celles de sa sœur. Elle était belle, gaie, heureuse avec son époux et avait une fille prénommée Louise, qui, plus âgée que Blanche, avait déjà quitté la maison familiale pour Avignon où elle s’était mariée. Marthe avait accepté de prendre Blanche avec elle, d’autant que, grâce à son mari, ils vivaient dans une certaine aisance, là-bas, à Valence, dans la plaine, loin de la neige des montagnes d’où elle n’avait pas hésité à s’enfuir, persuadée, comme Blanche l’était, que la vie se révélait, dans le mouvement et non la paralysie, dans la chaleur et non dans le froid, là où les routes étaient dégagées tout au long de l’année, où rien ne limitait l’horizon, n’interdisait la réalisation des rêves les plus fous.
Voilà comment Blanche avait découvert la grande ville, les vallées, le soleil, les vignes et les vergers, la belle maison au crépi ocre, aux tuiles roses, dans laquelle elle allait vivre désormais, sur le grand boulevard qui menait à la gare, entre l’église Sainte-Apollinaire et le Champ-de-Mars. Le mari de Marthe, qui s’appelait Fernand, était souvent absent, mais chaque fois qu’il rentrait de ses tournées, il rapportait des cadeaux, manifestait une gaieté bruyante qui contrastait avec la sévérité sombre du père de Blanche. Celle-ci s’étonnait de cette différence, aussi bien que de celle existant entre sa mère, souvent inquiète et silencieuse, et Marthe qui ne ressemblait pas du tout aux femmes du plateau. Elle n’était pas brune mais blonde, plutôt mince, avec des gestes gracieux, des manières de femme habituée à un certain luxe. Car on ne manquait de rien dans la maison du négociant, et cela se voyait : c’était la maison de l’insouciance et du bonheur.
Ainsi, Blanche n’eut-elle pas de grandes difficultés à s’adapter à son nouveau foyer. En octobre, elle entra en deuxième année à l’École primaire supérieure et elle oublia la douleur d’avoir enterré sa mère peu de temps après avoir perdu son père, ou du moins fit comme si. La blessure était là, cependant, toujours présente en elle, mais cette nouvelle vie l’aidait à cicatriser. Elle se fit des camarades, que Marthe invitait le jeudi dans la grande maison aux tuiles roses, étudia de toutes ses forces pendant les trois années qui suivirent, jusqu’au brevet et le concours d’entrée à l’École normale.
À seize ans elle était grande et fine, brune avec des yeux verts, n’osait lever les yeux vers les hommes ni les garçons qu’elle croisait matin et soir sur le chemin de l’EPS. Sa tante lui avait expliqué ce qu’il fallait savoir à ce sujet. Elle s’efforçait d’imaginer à quoi ressemblerait son futur mari, mais elle n’y parvenait pas : quoi qu’elle fît, son mari ressemblait toujours à son père, et son père était mort. Il n’y avait pas d’issue de ce côté-là. Du moins, pas encore.
Puis ce fut le temps de l’École normale. Blanche revenait chaque fin de semaine à la maison, travaillait beaucoup, car elle savait que le temps lui était compté. Depuis le grand bâtiment en forme de U de l’école, dont la partie centrale était surmontée d’un clocheton à horloge, elle apercevait le clocher de Sainte-Apollinaire qui se détachait sous un ciel souvent bleu, les collines vertes, jamais blanches, couvertes de vergers et de fleurs, et elle s’étonnait de se trouver si loin des quatre montagnes, se demandait si elle n’avait pas rêvé sa vie d’avant. Les tuiles rondes, si différentes des grandes lauzes grises du plateau, dominaient un monde qu’elle s’appropriait peu à peu, avec précaution, en dehors des heures d’école. Il lui semblait, qu’au contraire du Vercors, ne régnait en ces lieux aucune menace – aucune menace mortelle en tout cas. Il n’existait dans ces rues, dans cette cité aux lignes douces, qu’une passion pour le soleil et pour la vie.