19
Edmond n’était pas passé depuis deux jours et ce n’était pas dans ses habitudes. Ce matin de décembre, elle enfila ses chaussures de neige, passa son parka le plus épais et sortit. Le ciel était bouché. Des flocons de neige dérivaient mollement dans l’air glacé. Elle s’accrocha à la rampe, posa les pieds sur les marches avec précaution, traversa le jardin, jeta un regard vers les rosiers auxquels la neige formait des capuchons dont on avait l’impression qu’ils ne fondraient jamais.
Cinquante mètres à franchir, ce n’était pas beaucoup. Elle marcha lentement, ouvrit le portail du chalet d’Edmond, frappa à la porte du garage, mais nul ne répondit. Machinalement, elle appuya sur la poignée de la porte qui s’ouvrit. Elle entra, appela, eut peur de le trouver mort. À l’étage une voix se fit entendre, mais elle eut du mal à la reconnaître. C’était bien celle d’Edmond, pourtant. Elle monta, le trouva couché, les yeux brûlants de fièvre.
— J’ai même pas pu téléphoner, dit-il. Je tiens pas debout.
— Je vais le faire.
Blanche appela le médecin qui promit de passer en milieu de matinée.
— J’ai des cachets de paracétamol dans la cuisine, dit Edmond en essayant vainement de se redresser.
Blanche les chercha, les trouva, lui en donna deux avec un verre d’eau, puis elle s’assit sur la chaise, près du lit. C’était un homme immense, au visage lourd, mais aux yeux d’un vert très clair. Un homme qui avait perdu son fils aîné, âgé de vingt ans, dans un accident de voiture. Un homme qui avait eu le malheur de voir l’un de ses enfants mourir avant lui. Sa femme ne s’en était jamais remise, s’était perdue de dépression en dépression, jusqu’à en mourir. Lui, il était là, toujours vivant, farouche et méfiant envers la vie. C’était un roc, mais aujourd’hui ce roc était fissuré. Pourtant, comme Blanche, il avait trouvé la force de vivre, de continuer seul, ou presque, puisque son deuxième fils ne venait pas le voir. C’est Edmond qui allait à Lyon, une ou deux fois par an.
Il avait fermé les yeux, respirait difficilement. Blanche demeura auprès de lui le temps que le médecin arrive. Elle se sentait bien, là, à veiller sur un homme comme elle avait veillé sur Julien l’hiver où il avait été malade. C’était en janvier 43, elle remontait toutes les heures de la salle de classe vers l’appartement. Elle avait été heureuse de le soigner, de se pencher sur lui, de l’avoir tout à elle, tandis qu’au-dehors le vent et la neige s’acharnaient sur l’école en averses glacées. Elle lui posait des ventouses, lui faisait des tisanes et elle souhaitait que les beaux jours n’arrivent jamais.
Dès qu’il fut sur pied, cependant, il commença à parler de prendre le maquis, au sein d’un groupe qui existait déjà, au sud du plateau. Elle essaya pendant quelques jours de le retenir, puis elle y renonça : elle devinait qu’il suivait là un chemin qui le ferait grandir encore, devenir l’homme qu’il avait rêvé d’être. Aussi ne fut-elle pas surprise en avril quand, un soir, il lui annonça qu’il partait dans la nuit.
— Je suppose que je ne peux savoir où, dit-elle simplement.
— Non, il ne faut pas.
— Nous nous reverrons quand ?
— Je viendrai, la nuit, de temps en temps.
Il ajouta, la prenant par les épaules, plantant son regard noir dans le sien :
— Je te promets que nous nous marierons dès le jour où il n’y aura plus un Allemand chez nous.
— Pourquoi pas dès aujourd’hui ?
— Je ne veux pas te mettre en danger. Si ça se passait mal, ils remonteraient facilement jusqu’à toi.
Quand elle avait quitté l’abri de ses bras, elle avait eu froid comme jamais, et elle avait retraversé la cour en frissonnant. Dans l’appartement, elle s’était couchée, mais n’avait pu trouver le sommeil.
Le lendemain, le maire lui avait fait comprendre qu’il était au courant du départ de Julien, que lui aussi participait à la résistance et qu’il allait avoir besoin d’elle. Elle n’hésita pas à donner son accord, heureuse de rejoindre ainsi Julien dans le combat qu’il menait. Pendant un mois, elle n’eut pas de nouvelles, puis une lettre arriva, postée de Vassieux : tout allait bien, elle ne devait pas s’inquiéter. Elle se résigna à attendre, trouva dans son travail les forces nécessaires pour supporter une nouvelle séparation après celle de la drôle de guerre.
Il revint en juin, par une nuit toute crépitante d’étoiles, une nuit merveilleuse qu’ils avaient passée, enlacés, toutes fenêtres ouvertes, et il était reparti au petit jour, vers quatre heures, pour la montagne. Ce fut lors de ses départs successifs qu’elle mesura à quel point il était devenu indispensable à sa vie. Un feu dévorant brûlait en elle, la consumait du matin jusqu’au soir et, même en son absence, elle sentait ses mains sur elle, s’effrayait en imaginant la vie sans lui, se persuadait qu’elle ne survivrait pas à sa disparition. Elle comptait les heures, les jours, pleurait, riait, espérait sentir en elle une vie nouvelle, celle d’un enfant qu’il lui aurait donné et qui, lui, ne la quitterait jamais.
Pour encore mieux se rapprocher de lui, le rejoindre dans le combat qu’il avait choisi, elle accepta la mission que lui proposa le maire un matin de juillet : porter un pli à Saint-Julien, où se trouvait le PC du colonel Descours. Les militaires qui avaient pris en main les forces de la résistance se sentaient si sûrs d’eux, au sommet de ce plateau isolé dont les seuils étaient bien gardés, qu’ils avaient organisé les maquis en armée régulière, sans vraiment demeurer dans la clandestinité. Au lieu de déclencher des actions de guérilla dans les vallées grâce à des commandos volants, puis de se replier dans les montagnes, ils avaient voulu faire du Vercors un véritable bastion inaccessible aux Italiens et aux Allemands. D’où les PC organisés, connus de tous, ou presque, et qui en juin 44, devaient même procéder à un défilé d’hommes en armes dans les rues de Saint-Martin.
On n’en était pas encore là, en juillet 43, quand Blanche partit sur la bicyclette prêtée par le maire en direction de Saint-Julien, avec pour seul viatique un mot de passe : Valchevrière. Ce matin-là, Blanche n’avait aucunement l’impression d’un danger. Il faisait beau sur la route étroite qui sentait les feuilles des arbres et l’herbe des prés. Des paysans retournaient les foins avec des gestes mesurés, et la guerre semblait loin, si loin que Blanche doutait de l’utilité de sa mission. Elle n’avait pas du tout conscience d’agir pour la Résistance en portant un pli qu’elle avait glissé contre sa poitrine, entre sa robe et sa peau, et dont elle sentait parfois le contact en tournant le guidon.
Effectivement, elle remplit sa mission sans aucune difficulté, remettant l’enveloppe à un soldat en uniforme de chasseur, devant la maison dont le maire lui avait indiqué l’adresse. Il lui avait suffi, pour s’approcher, de donner le mot de passe aux deux soldats de garde au portail. Puis elle était repartie, pas davantage inquiète qu’à l’aller, heureuse, même, dans le formidable éclat du jour où les fleurs sauvages embaumaient.
Malgré l’absence de Julien, elle avait vécu cet été-là soutenue par le dessein qu’elle partageait avec lui : résister. Libérer le pays. Vivre libres. Il était revenu deux fois, toujours la nuit, en août et en septembre : des nuits merveilleuses, passionnées, d’une secrète folie, dont elle n’oubliait ni la moindre caresse ni le moindre soupir, et à l’issue desquelles, sans jamais le dire, elle avait espéré porter l’enfant de Julien. Pour la voir, la serrer dans ses bras, il lui arrivait de parcourir trente kilomètres à pied à l’aller, et autant au retour, car il évitait les routes et les moyens de transport.
En septembre, Blanche avait rempli deux autres missions, toujours à bicyclette, l’une à La Chapelle, l’autre, plus loin, à Saint-Agnan. Au fil des jours, l’école était devenue une boîte aux lettres pour le maire, qui, en accord avec Blanche, avait fait aménager une cache dans le mur de la cour. Avec l’arrivée de l’hiver, les routes étant impraticables, les missions avaient cessé, et Blanche s’était remise à attendre Julien.
Il vint passer Noël avec elle, resta quarante-huit heures, ne s’éloignant pas une seconde d’elle. Dans le lit de Blanche, ils ne se déprenaient pas de la nuit, demeuraient enlacés, respiraient le même air, bouche contre bouche. Chaque fois, elle le trouvait davantage changé. Encore plus fort, encore plus sûr de lui, et elle s’en réjouissait. Il assurait que l’année à venir allait être décisive, qu’un débarquement allié allait intervenir, que les Italiens et les Allemands seraient chassés avant le prochain hiver. Blanche le croyait, buvait ses paroles, prenait ses mains, ne les lâchait pas. Ils faisaient des projets, toujours les mêmes : la ville, l’imprimerie, leur mariage, la concrétisation, enfin, de tous leurs espoirs. Parfois même Julien envisageait de travailler dans un journal, c’est-à-dire d’écrire lui-même. Avant de repartir, il avait laissé à Blanche le carnet où il avait noté des poèmes, dont le premier disait :
« Dans la montagne aux yeux de glace,
Le ciel respire la lumière
Sur les routes nulle trace,
Nulle prière Dans l’espace. »
Comment l’aurait-elle oublié, ce premier poème ? Elle se rappelait les syllabes et les mots ânonnés dans la salle de classe, il y avait longtemps, et elle se sentait plus près de lui que s’il avait été présent.
En fait, elle pourrait les réciter tous, ces poèmes, tant ils l’avaient aidée, après le grand malheur, à ne pas sombrer corps et âme. Et ce matin, tandis qu’elle attendait dans la cuisine que le médecin eût fini d’ausculter Edmond, elle ferma les yeux pour imaginer plus facilement que c’était Julien qui se trouvait dans la chambre. Même quand le jeune médecin aux grosses lunettes, sous lesquelles des yeux vifs et intelligents l’examinaient, même quand il lui tendit l’ordonnance, Blanche s’imagina qu’il s’était occupé de Julien. Ce n’est que lorsque sa voiture s’éloigna que Blanche repassa dans la chambre et reconnut Edmond. Ce n’était pas Julien, non, mais elle eut plaisir à s’occuper de lui, à lui indiquer qu’elle descendrait à la boulangerie remettre l’ordonnance, afin que le boulanger rapporte les médicaments de La Chapelle.
— Je reviendrai le plus vite possible, dit-elle.
Et elle ajouta, tandis qu’Edmond, épuisé, hochait la tête sans pouvoir prononcer un mot :
— Sans doute en fin d’après-midi.
— Merci, souffla Edmond.
Elle descendit, sortit par le garage, parcourut lentement les cinquante mètres qui séparaient le chalet d’Edmond du sien, ne s’arrêta pas chez elle, descendit directement au village. Plus elle approchait de la place, plus la route était dégagée. Elle donna l’ordonnance à la boulangère, remonta chez elle en faisant bien attention à ne pas tomber. Depuis ce matin, il y avait moins de douleur en elle : un homme avait besoin d’elle. C’était le plus beau cadeau que la vie, dans l’hiver de son cœur, pouvait lui apporter.