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Blanche ne s’inquiéta pas davantage quand Julien manifesta une réprobation de plus en plus vive vis-à-vis du maréchal, surtout à partir de l’hiver 41-42. Elle n’avait pas obtenu de mutation pour Valence et s’en désola auprès du maire qui lui avoua ne pas en être étonné. Le préfet s’était inquiété de ces réunions nocturnes auxquelles assistait Julien à Grenoble. Quand Blanche lui rapporta les propos du maire, qu’elle manifesta des regrets de ne pouvoir partir en ville, Julien, lui, n’en parut pas affecté.

— On attendra le temps qu’il faudra, dit-il. Il faut que nous puissions vivre libres.

Elle ne lui fit aucun reproche, lui demanda simplement d’être plus prudent.

Un autre été passa, durant lequel ils prirent le car pour Grenoble, où Julien lui montra l’imprimerie dans laquelle il travaillait, lui présenta Jean et ses collègues. Ils profitèrent aussi des congés de Julien pour mieux connaître le plateau, de Lans à Saint-Agnan, et même au-delà, vers les plaines, après le col de Rousset. Ces deux semaines firent pressentir à Blanche ce que pouvait être le bonheur d’une vie partagée chaque seconde, chaque minute, de jour comme de nuit. Elle espérait qu’il ne repartirait pas, s’imaginant qu’elle deviendrait folle à le savoir loin d’elle, qu’elle ne pourrait plus se passer de ses mains, de sa voix.

Elle lui demanda de le suivre à Grenoble pendant le reste des vacances scolaires, et il accepta. Dans une chambre, sous les toits de l’imprimerie, ils entretinrent le feu d’une passion qui leur fit négliger toute sécurité, à partir du jour où Julien prononça le mot « résistance ». Ils eurent alors des conversations animées durant lesquelles elle s’étonna de le trouver si convaincant. Ces délicieuses journées dans la grande ville préfiguraient celles qu’ils vivraient bientôt, quand elle aurait obtenu sa mutation. Elles les ancrèrent dans la conviction que leur vie, alors, ne serait plus que bonheur. Quand elle dut regagner le plateau, il lui promit de remonter de nuit tous les samedis soir, quel que soit le temps. Il tint parole, comme à son habitude, même s’il arrivait épuisé, vers minuit, et s’écroulait dans le lit chaud où elle l’attendait.

Au mois de novembre 42, au moment de l’occupation de la zone libre consécutive au débarquement américain en Afrique du Nord, Julien s’indigna :

— À quoi nous a-t-il servi, le maréchal ? Qu’en reste-t-il de notre pays, aujourd’hui ?

Elle dut en convenir, non sans lui recommander d’être prudent, de ne pas faire valoir ce point de vue ailleurs qu’à l’imprimerie, auprès des ouvriers en qui il avait confiance. Puis, l’hiver, en s’installant définitivement à la mi-novembre, cette année-là, enveloppa de nouveau le plateau et l’isola des événements du pays…

 

Comme ce matin, tandis qu’elle refermait son cahier, écoutant le silence autour d’elle, se demandant ce qu’elle allait bien pouvoir faire en attendant midi. Car ce qui lui manquait le plus, dans cet hiver, c’était de ne pas pouvoir descendre à l’école pour retrouver l’atmosphère qui avait embelli sa vie avant la solitude.

Elle sortit sur le balcon, observa la splendide blancheur que faisait étinceler le pâle soleil de l’hiver. C’était beau, mais froid, glacé comme son cœur, et elle se demandait si, comme le prétendait Évelyne, elle n’avait pas présumé de ses forces en revenant ici. À Nyons, elle avait acheté un poste de télévision, le regardait parfois, l’hiver, quand les jours étaient courts, que la nuit tombait dès cinq heures, et que, pendant les vacances, elle n’avait pas de cahiers à corriger.

Au moment de sa retraite, quand elle avait décidé de revenir en Vercors, elle avait donné l’appareil à sa fille, comme pour être sûre de se consacrer à ce qu’elle avait mûrement réfléchi : mettre ses pas dans les pas de Julien, se rapprocher au plus près de lui, resserrer le lien qui lui permettrait de le retrouver plus facilement après le grand voyage.

Une drôle d’idée, songeait-elle, pour quelqu’un qui, pendant longtemps, avait cru qu’il n’y avait rien après la mort. Jusqu’à ce que, à Nyons, un jour de printemps, le vent de toujours lui eût fait comprendre ce que disait Julien : oui, il y avait une vie après la mort, quoi qu’il se passe, pour les hommes comme pour les plantes, puisqu’ils étaient aussi issus du monde. Il semblait savoir beaucoup de choses d’instinct, Julien. Sans doute grâce à la vie qu’il avait menée dans les forêts. Il était confiant, n’avait peur de rien. Voilà, en fait, pourquoi elle est revenue : pour ne plus avoir peur, pour se réchauffer au feu de sa présence, même s’il brûlait plus ou moins bien selon les jours.

Elle rentra, frissonna, ajouta une bûche dans la cheminée et s’installa dans la cuisine pour préparer son repas. Un peu de soupe, une tranche de jambon, un fruit. Quand elle eut terminé, elle mit la table : deux couverts face à face. Elle garnit les deux assiettes, se désola, comme chaque fois, que Julien n’eût pas faim. Qu’importe, il était là, tout près, même s’il faisait partie d’un univers où l’on ne mangeait plus. Il la regardait manger et il prononçait quelques mots, de temps en temps, sans qu’elle en comprenne bien le sens, mais c’était déjà beaucoup plus qu’elle n’osait espérer.