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Blanche n’avait pas écrit depuis huit jours. Après le froid, en effet, elle avait eu besoin de la chaleur de la vie. Elle avait lu et relu le carnet de poèmes de Julien, de nouveau fait l’école à des élèves invisibles et elle avait changé d’année, comme tous les vivants : on était désormais en janvier 1991. Elle aurait soixante-douze ans le 14 juin prochain. Évelyne avait téléphoné pour le premier de l’an et regretté, une fois de plus, que Blanche vive si loin d’elle. Edmond était parti chez son fils passer les fêtes. Il neigeait ce matin, et pourtant, elle devait aller faire des courses : elle n’avait plus de pain, plus de jambon, plus de pâtes.
Dix heures. Elle avait espéré une éclaircie, mais le temps ne se levait pas. Elle devait se décider, sans quoi elle n’aurait rien à manger. Elle s’habilla chaudement, prit son cabas, sortit, referma la porte derrière elle, se retourna, saisit la rampe de l’escalier, commença à descendre les marches sur lesquelles la neige s’était accumulée. Malgré ses après-ski, parvenue au milieu, son pied gauche glissa et elle partit sur les reins, battant vainement l’air avec ses bras. La douleur la laissa proche de l’évanouissement. Elle était couchée dans la neige, sur le côté, souffrant atrocement du dos et du pied gauche, incapable de bouger, sauf les bras. Elle posa la tête sur son cabas, espérant que la douleur reflue. Si celle des reins se résorba, celle de son pied gauche, au contraire, augmenta. Que faire ? Elle attendit un peu pour reprendre des forces, espérant que la douleur allait disparaître, mais en vain. Blanche tenta de se mettre debout, n’y parvint pas. Si seulement elle avait eu une canne, ou un bâton, elle aurait pu, peut-être, atteindre la route où, sans doute, quelqu’un passerait. Ici, dans cette cour, au bas de l’escalier, personne ne l’apercevrait ni ne l’entendrait.
Sans lâcher son cabas, elle essaya de ramper sur le côté droit, y parvint grâce à la neige, mais se fatigua vite. Elle se reposa quelques minutes avant de recommencer, toujours aussi lentement, toujours aussi douloureusement. Elle sentit ses forces l’abandonner, mais elle savait ce que c’était que lutter. Au bout d’une demi-heure, elle atteignit enfin la route, épuisée, et décida d’attendre là. De toute façon, elle ne pouvait rien faire d’autre. Quelqu’un passerait, c’était sûr, il suffisait d’être patiente. Elle reposa la tête sur son cabas, ne tarda pas à sentir le froid s’installer peu à peu en elle, et elle le connaissait bien, ce froid. C’était celui de la mort proche, de l’effroi, de la douleur. Le même, exactement, que celui du jour où s’étaient ouvertes les portes du wagon, quand elle avait dû sauter dans la neige de Pologne, après trois jours et trois nuits d’un voyage effectué dans des conditions épouvantables. En sautant, ce matin-là, elle s’était fait mal à la même cheville, toujours fragile depuis, et elle était restée un instant couchée, le temps qu’une main l’aide à se relever, qu’une voix lui souffle :
— Il faut marcher, sinon tu vas mourir.
La douleur s’était atténuée, tandis qu’elle avançait dans un vacarme de portes métalliques qui claquaient, de cris, d’aboiements, d’ordres hurlés dans une langue inconnue. Au bout du quai, des camions attendaient ceux qui ne pouvaient pas marcher. Blanche avait fait deux pas vers eux, quand la même voix avait murmuré :
— Non ! Pas les camions.
Elle avait continué, sans même songer à se retourner. Longtemps après, en y repensant, elle en avait déduit que ce devait être la voix de l’une des prisonnières en costume rayé qui était chargée de traduire les ordres des Allemands. Et cette voix, elle l’avait entendue longtemps, bien des années plus tard, car elle lui avait sauvé la vie pour la première fois, là-bas, sur le chemin de Birkenau.
Elle avait peut-être parcouru deux kilomètres dans la neige et le froid avant d’arriver en vue du portail sur lequel figurait l’ignoble inscription « ARBEIT MACHT FREI », en compagnie d’une soixantaine de femmes qui avaient dû abandonner tout ce qu’elles possédaient sur le quai. Blanche, elle, ne possédait rien à part ses vêtements. Elle était entrée dans un « secrétariat » où elle avait dû remplir une fiche et elle n’avait pas écrit « maîtresse d’école » dans la rubrique profession. Une intuition, ou plutôt, déjà, une certitude : il n’y avait pas de place ici, pour une maîtresse d’école. Elle avait écrit « couturière », sans doute à cause du froid, des vêtements qui devaient manquer, d’une nécessité qu’elle soupçonnait. Ensuite, elle avait deviné que, contrairement à ce qu’elle et ses compagnes avaient cru, elles n’avaient pas vécu le pire dans les wagons. En se rendant vers une immense buanderie, baptisée la « sauna », elle avait croisé le regard étrange de visages très maigres coiffés de fichus derrière la fenêtre d’un baraquement : elle avait compris que ces regards avaient quitté la vie, ne la voyaient pas. Ils étaient morts.
Et puis les nackt ! avaient claqué dans la voix des SS qui attendaient les prisonnières en compagnie des kapos. Elles avaient mis longtemps à comprendre, ces femmes arrivées en enfer, mais qui vivaient normalement quelques semaines auparavant. Nues ! C’est ce qu’ils voulaient, pour en faire des ombres soumises et humiliées à tout jamais. Et puis le froid, toujours le froid, à cause des vêtements quittés, perdus, emportés on ne savait où.
Enfin, on leur avait jeté des robes et des vestes trop fines pour les protéger du froid, des chaussures qu’elles avaient dû se répartir le mieux possible, puis elles avaient été conduites dans le block de quarantaine où il leur avait été servi une soupe liquide, sans légumes, à peine chaude, que Blanche n’avait pu avaler. C’était trop dur, trop cruel, vraiment, cette épreuve dans sa vie. Heureusement, à la nuit, des prisonnières françaises s’étaient glissées dans le baraquement pour demander des nouvelles à celles qui venaient d’arriver de France, leur donner aussi des consignes pour survivre, les inciter au courage. Blanche, à bout de forces, s’était endormie d’un coup, sans même penser à Julien.
Ce fut pourtant lui qui surgit dans sa mémoire, le lendemain matin, dès son réveil. Et avec lui des larmes pour le savoir si loin, peut-être perdu définitivement. Heureusement il y avait près d’elle, dans le koya – ces cadres de bois et de ciment à trois niveaux – des femmes qui, les premiers jours, l’aidèrent à passer le cap, en l’obligeant à manger. Et notamment Armande, qui était originaire de Grenoble et avait été arrêtée, comme Blanche, pour fait de résistance et portait comme elle le triangle rouge des politiques à côté de son numéro matricule. Armande avait un mari et une fille là-bas, s’était juré de demeurer en vie, de revenir. Ce fut elle qui persuada Blanche de se nourrir, d’entreprendre le combat de la survie. Et cela malgré l’insoupçonnable, l’indicible, l’inavouable murmuré par les visiteuses du soir : celles qui étaient montées dans les camions au lieu de partir à pied, avaient été gazées puis brûlées dans le four crématoire dont la fumée dégageait une odeur que Blanche ne devait jamais oublier. Comment croire une chose pareille ? Comment l’accepter sans devenir folle ?
Blanche s’était mise en « état de veille » : respirer, parler, agir juste ce qu’il fallait pour rester en vie, mais sans donner trop de prise au monde extérieur. Elle mangea – elle but plutôt, car la soupe était claire – juste ce qu’il fallait pour ne pas succomber à la dysenterie ou au typhus qui condamnaient les prisonnières d’abord à l’infirmerie, puis à l’élimination systématique. Le plus pénible était les appels du matin et du soir, dans le froid et la neige. Le reste du temps, les prisonnières restaient consignées dans le bâtiment de quarantaine, d’où elles ne sortaient que pour se rendre aux latrines collectives – une épreuve de plus, sans la moindre intimité, dans une puanteur atroce que Blanche, « entrée en elle-même », parvint à oublier, une fois les premiers jours passés. Tout comme celle des fours, qui, pourtant, avait fait fuir tous les oiseaux, augmentant la sensation d’absence de vie, de proximité de la mort dans l’immensité désolée de ce camp.
Heureusement, dans le baraquement de quarantaine, les prisonnières pouvaient parler. Chacune racontait les conditions de son arrestation, les circonstances dramatiques qui les avaient amenées là. Pendant les quatre semaines que dura la quarantaine, Blanche mesura à quel point les prisonnières juives, qui avaient déjà perdu une grande partie de leur famille, faisaient preuve de courage. Elle, au contraire, était seule à être en péril. Julien n’avait pas été arrêté, du moins elle l’espérait. Cette pensée l’aidait beaucoup, la poussait à mobiliser les forces nécessaires pour continuer de vivre quand tout, autour d’elle, l’incitait au renoncement.
Le plus difficile à supporter était le froid, car le poêle garni de sciure ne servait à rien, ou presque. Les femmes se serraient les unes contre les autres, la nuit, et elles s’efforçaient lors des appels du matin et du soir de s’aligner le plus vite possible afin de favoriser les comptes des kapos, jusqu’à ce que retentisse le fameux Stimmt qui les libérait, les renvoyait vers leur baraque à l’abri du vent. Ce dont Blanche aussi souffrait beaucoup, c’était de ne pouvoir se laver comme elle y était habituée, et cela depuis l’École normale où l’hygiène avait été érigée en principe d’éducation. Les prisonnières étaient trop nombreuses pour les lavabos. Aussi Blanche s’y rendait-elle la nuit, malgré les risques, avec Armande et quelques autres, pour une rapide toilette à l’eau froide qui lui faisait beaucoup de bien. C’est ce qui sans doute les sauva lors de l’ultime visite à la fin de la quarantaine, où disparurent toutes celles qui avaient des krätze, ces boutons dont les Allemands avaient horreur.
En quatre semaines, les prisonnières avaient eu le temps de comprendre que l’essentiel, en ces lieux terrifiants, était d’apparaître constamment en bonne santé, afin de pouvoir travailler dans les kommandos. Blanche, comme elles, avait appris à se pincer les joues, à se frapper les bras et les jambes pour les faire rougir. Passé le désespoir des premiers jours, elle s’était durcie, avait appris à ne laisser vivre dans son esprit que l’image de Julien et du village, à oublier tout le reste, dont l’inhumanité passait le sens, poussait à se laisser tomber dans la neige, à attendre la balle qui délivrerait de tant de souffrance.