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Blanche avait regagné son chalet. Sa cheville était plâtrée, mais elle se déplaçait sans trop de difficulté à l’intérieur de sa maison. Edmond, rentré au village, lui faisait de nouveau ses courses, veillait sur elle. Elle n’avait pas prévenu Évelyne de son accident. Elle avait repris ses habitudes, vaquait à ses occupations domestiques et s’asseyait à son bureau pour écrire sa vie, comme si rien n’était arrivé.

Durant les quatre heures passées dans la neige à attendre, elle n’avait pas cru qu’elle allait mourir. À Birkenau non plus elle ne l’avait pas cru, ni à l’hôpital, à Paris. Ce qu’elle avait cru, pendant l’année qui avait suivi, c’est qu’elle allait devenir folle. Car malgré ses efforts pour oublier, elle pensait sans cesse à Julien, qu’elle n’avait pas su garder près d’elle, à tous ces jours d’effroi qui la hantaient, la poursuivaient, la faisaient se dresser la nuit dans son lit avec cette sensation de froid qui ne la quittait pas.

Comment une chose pareille avait-elle été possible ? Qui étaient ces hommes et ces femmes qui avaient décidé de traiter ainsi d’autres hommes et d’autres femmes ? De les nier, de les torturer, de les avilir ? C’était cette idée-là qui lui faisait le plus de mal : pourquoi lui avait-on fait vivre ça à elle, Blanche, qui jamais n’avait fait de mal à personne, n’avait jamais blessé, jamais humilié qui que ce fût ? Est-ce que tout cela n’allait pas recommencer ? À cette pensée, elle perdait la tête, se disait qu’il valait mieux se tuer tout de suite plutôt que de risquer d’avoir à revivre un jour cette folie des hommes. Alors, par réflexe, et comme elle avait très peur d’elle-même, Blanche se précipitait vers l’infirmière qui s’occupait d’elle et savait la réconforter. Cette femme douce, intelligente, finissait par l’apaiser, lui rendre sa raison.

Lors de la dernière visite du maire, à Paris, Blanche avait appris que Julien avait été brûlé dans la ferme, avec sept de ses camarades. Elle n’avait pas voulu voir ce lieu maudit. C’était au-dessus de ses forces. Elle était partie, elle avait tout quitté, s’était réfugiée dans ce petit village du bord de mer, avait tenté d’accepter le sort qui lui était fait, d’oublier l’odeur atroce des fours, la mort d’Armande, de toutes celles qui avaient partagé sa vie, là-bas, de l’autre côté du monde, du côté de la face hideuse de la vie.

Une face qu’elle n’avait jamais soupçonnée, n’ayant vécu que dans l’acquisition et dans la transmission du savoir, dans des lieux protégés, parmi des êtres incapables de cruauté. Ce qui s’était passé à Birkenau, elle ne parvenait pas à se l’expliquer. Au reste, elle ne pouvait le raconter de façon précise à personne, pas même à cette infirmière prénommée Odile qui se montrait si proche, si prévenante, car elle avait la conviction qu’elle ne la croirait pas. Alors Blanche se taisait, tentait mentalement de construire un mur autour des semaines et des mois qu’elle avait vécus à Birkenau.

Il lui avait fallu quarante-cinq ans pour trouver la force de franchir ce mur. Revenir par la mémoire dans ces lieux maudits, dévastateurs pour le corps et l’esprit. Était-ce le signe qu’elle arrivait au terme de sa vie ? Elle ne le savait pas. Ce qu’elle savait aujourd’hui, en se souvenant, c’est que l’image de Julien venant vers elle pour apprendre à lire, son courage et sa force l’avaient aidée à survivre quand la douleur et la folie, à Palavas, la submergeaient. Mais aussi le souvenir d’Armande prenant sa place dans le kommando de la mort. Armande qui lui avait donné sa vie, en quelque sorte, comme avait dit Judith. Blanche en était désormais la gardienne, elle n’avait pas le droit de l’oublier.

La souffrance ne disparut pas pour autant. Blanche s’efforça seulement de fermer les portes de l’enceinte qui, parfois s’ouvraient brutalement sous un mot, un regard, un lieu découvert. Elle apprit à refouler cette sensation de devoir se tuer pour ne pas revivre un jour ce qu’elle avait vécu. Cette débauche d’énergie mentale l’épuisa. Elle tomba malade pendant l’hiver, mais les beaux jours lui restituèrent un peu de ses forces. Le temps faisait son œuvre. Les blessures cicatrisaient lentement. La mémoire d’Armande l’inclinait malgré elle vers la vie, il fallait continuer le moins douloureusement possible.

En mai, elle reçut la visite d’un représentant de l’inspecteur d’académie de la Drôme. Cet homme affable, compréhensif, lui demanda ce qu’elle souhaitait. Désirait-elle une année de plus de repos ou voulait-elle retravailler dès la rentrée suivante ? Blanche avait compris que seuls, les enfants, avec leur innocence, la force de leur jeunesse, pouvaient l’aider.

— Nous vous donnerons un poste où vous le souhaitez, dit l’homme qui avait des yeux clairs, portait de très fines lunettes et parlait d’une voix chaleureuse.

— Pas en Vercors, dit-elle. Le plus loin possible.

— À Valence ?

Elle pensa à Grenoble, à ce qu’elle avait subi dans cette grande ville.

— Non, c’est trop grand.

— Un village ?

Elle eut peur de retrouver les mêmes sensations qu’à Chalière et ajouta :

— Un peu plus grand, si vous pouvez.

— Nyons, dit l’homme. C’est à l’extrémité du département, dans la Drôme provençale. Un gros bourg, ou plutôt une petite ville très belle, très protégée.

— Ce sera bien, dit Blanche.

— Il y a eu un départ à la retraite. Si vous le souhaitez, vous pourrez vous installer dès le mois de juillet.

— C’est entendu.

Elle était pressée, maintenant, de quitter Palavas où elle avait trop souffert. Il fallait changer de lieu et en même temps changer de vie. Le temps lui parut long jusqu’à l’été. Elle sentait qu’elle devait bouger vite, très vite, et retrouver le chemin de la vie sous peine d’en demeurer séparée définitivement.

Comme elle ne possédait presque rien à Chalière, le déménagement fut facile. Il ne lui restait de Julien qu’un carnet de poèmes, quelques lettres écrites quand il se trouvait dans les Alpes, et c’était tout. Pas de meubles, les seuls qu’ils possédaient leur ayant été prêtés par le maire de Chalière. Le 10 juillet 1946, elle arriva à Nyons où elle allait passer plus de trente ans de sa vie.