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Elle aimait à se souvenir de l’École normale, de ses préférences pour le français et la géographie. Elle étudiait aussi l’histoire, la sociologie, la philosophie et la pédagogie, cette dernière matière étant enseignée par la directrice elle-même. Elle ne souffrait pas du tout de la nourriture dont l’essentiel était composé de soupe, de pommes de terre, de bas quartiers de viande, ni du froid qui régnait dans les salles de classe et le dortoir. Le froid, elle le connaissait pour l’avoir ressenti mieux que quiconque lors de ses allées et venues à l’école de Villard-de-Lans, et même dans la maison de ses parents, toujours humide à cause de l’eau qui actionnait la scierie.

Non, ce qui lui manquait le plus, c’était la présence d’un homme sur qui se reposer, à qui faire confiance. Depuis la mort de son père, elle se sentait vulnérable, avait besoin d’être rassurée, et ce n’était pas Fernand, toujours absent, qui pouvait remplir ce rôle. De surcroît, maintenant, elle ne vivait que parmi des femmes. Le seul homme qu’elle côtoyait était le professeur de mathématiques, mais il approchait de la retraite et ne personnifiait pas ce qu’elle recherchait secrètement. La blessure de la mort de son père ne s’était jamais vraiment refermée. Elle demeurait fragile, même si elle ne le montrait pas, sa volonté de réussir demeurant étroitement liée à cette disparition qui les avait ébranlées si profondément, sa mère et elle.

Elle réussit d’abord le brevet supérieur, puis l’examen de dernière année qui donnait accès au poste de maîtresse d’école. Il était temps, car Fernand venait de faire faillite. Marthe pleurait, désespérée. Blanche les aida de son mieux pendant l’été, en attendant sa première nomination qu’elle reçut en septembre : le petit village de Chalière, dans cette poche extrême de la Drôme qui se trouve sur le plateau du Vercors, au-delà du col de Rousset. Blanche croyait l’avoir quitté à jamais et voilà que le destin l’y renvoyait. Elle avait connu la plaine, Valence et sa douceur et, aujourd’hui, l’académie la renvoyait vers sa montagne. Fallait-il y voir un présage ? Elle ne savait. Mais elle ne songea pas un instant à revendiquer un autre poste : elle n’aurait jamais osé. Elle se prépara donc à retrouver ses montagnes, sans véritable appréhension, se promettant simplement qu’un jour, dès qu’elle le pourrait, elle regagnerait la vallée.

Fernand la conduisit en voiture en passant par Pont-en-Royans et les gorges de la Bourne, sur une petite route qui sinuait au cœur de forêts épaisses que le soleil ne traversait pas. Il repartit en début d’après-midi, après l’avoir aidée à s’installer dans un petit logement sans commodités, au-dessus de la salle de classe : trois rangées de pupitres et un poêle dont le tuyau décrivait un coude bizarre avant de pénétrer dans le mur. Deux cartes murales, une chaîne d’arpenteur, un boulier, des bûchettes pour apprendre à compter, des livres en mauvais état, constituaient tout le trésor de cette école dont le registre de l’année passée ne comportait que vingt noms.

C’est pourtant là que Blanche, à dix-neuf ans, apprit vraiment son métier, dans cette classe qui accueillait ensemble les plus petits et les plus grands, soutenue par le maire qui l’aidait de son mieux. C’était un paysan qui avait dépassé la soixantaine, mais qui croyait aux vertus de l’enseignement. Sa femme et lui avaient une fille qui était professeur à Paris, et dont il parlait sans cesse en fermant les yeux, comme pour mieux la convoquer dans sa mémoire. Mais elle ne revenait pas souvent au village et il en souffrait. Aussi se rapprochait-il de Blanche qui la lui rappelait, bien qu’elle fût plus jeune. Il lui portait du bois, tentait de renouveler les manuels scolaires et ne tarissait pas d’éloges à son sujet lors de la visite de l’inspecteur et du délégué cantonal.

Blanche se sentait seule, pourtant, le soir, dans son logement en corrigeant ses cahiers. Elle se souvenait du temps où sa mère vivait près d’elle pendant les hivers du plateau. Sa solitude était d’autant plus grande que les parents des élèves n’étaient pas liants. Sur ces terres rudes, ils avaient d’autres soucis que de s’occuper des études de leurs enfants et les retenaient souvent pour de menus travaux. L’absentéisme était important. Blanche luttait de son mieux mais se sentait impuissante à combattre des comportements qu’elle savait âpres et proches de la survie, pareils à ceux qu’elle avait connus à Lans. Elle s’en remettait au maire pour rappeler à ses administrés que l’école était obligatoire et elle s’efforçait de se consacrer aux enfants qui, heureusement, dans la journée, peuplaient sa vie de sourires et de chants.