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Le froid, dans lequel Blanche s’enfonçait, la maintenait prisonnière de souvenirs qu’elle avait toujours fuis. Elle les avait refusés de toutes ses forces, avait appris à les déjouer, à ne pas les laisser la submerger. Il le fallait, pour continuer après ce qu’elle avait vécu. Car elle avait espéré, comme ses compagnes de malheur, que le fait de travailler, après la quarantaine, occuperait suffisamment son esprit pour atténuer sa souffrance. Ce fut vrai au début, quand Blanche fut affectée au kommando de tri des chaussures et des vêtements, mais elle n’y resta pas longtemps. Assez, cependant, pour atteindre les beaux jours et ne pas mourir de froid dans les kommandos qui travaillaient au-dehors, dans les rafales de vent glacé.

Armande avait pris la tête d’une organisation de résistance qui soutenait les femmes du block dans lequel Blanche se trouvait. Son action aurait pu paraître dérisoire si elle n’avait contribué à rendre aux prisonnières un peu de leur dignité perdue : leur procurer des cuillères pour manger au lieu de laper la soupe comme des animaux ; rendre possible et sûr un tour de rôle aux lavabos après le couvre-feu ; aider celles qui étaient souffrantes au lieu de les laisser partir vers l’infirmerie d’où elles ne reviendraient jamais, mais aussi faire circuler les nouvelles de France, comme celle du débarquement en Normandie au début du mois de juin 1944.

Armande fut impuissante, pourtant, à la fin juillet, à secourir les innombrables Tziganes qui furent gazées en une seule nuit. Mais elle avait réussi à soudoyer des kapos et à agir avec suffisamment d’efficacité pour éviter aux femmes les plus faibles les kommandos les plus durs. Et quand Blanche fut touchée par la dysenterie, en septembre, Armande réussit à la cacher, afin qu’elle reste couchée au block pendant cinq jours et cinq nuits, à la soutenir lors des appels du matin et du soir jusqu’au stimmt libérateur. Chaque matin, au réveil, elle disait à Blanche :

— Ton Julien ! Pense à lui ! Il t’attend, il a besoin de toi. N’oublie pas.

— Je n’oublie pas, répondait Blanche.

Et pourtant, au fil des jours, le monde d’avant, celui de la vie, du bonheur, malgré ses efforts, s’éloignait d’elle. Les prisonnières assistaient parfois à des pendaisons de femmes qui avaient tenté de s’enfuir ou qui avaient volé des pommes de terre, et cela pour l’exemple. Mais aussi à des exécutions sommaires dans la cour, une balle dans la nuque sans que l’on en devine les raisons. On entendait des gémissements et des cris, la nuit, et au matin flottait dans l’air l’odeur insoutenable des fours. Blanche, chaque fois, essayait de penser à la salle de classe et à l’odeur de la craie et du poêle, à toutes sortes de parfums familiers, mais, malgré ses efforts, eux aussi s’éloignaient au fond de sa mémoire. Plus les jours passaient et plus elle éprouvait de difficulté à jeter un pont entre un passé merveilleux et un présent de plus en plus atroce. Parfois, elle se disait qu’elle rêvait, qu’elle allait se réveiller de ce cauchemar ; mais non, la vie au camp demeurait la même, périlleuse, le plus souvent horrible, insoutenable.

Grâce à Armande, grâce à d’autres aussi, dont elle s’était longtemps rappelé les prénoms, mais avait oublié les visages, Blanche tenait debout, survivait. Julien, l’école, les enfants, le maire constituaient encore des idées de recours dans les moments les plus désespérés, mais pour combien de temps ? Armande avait réussi à la faire affecter à la fabrique d’armement qu’était l’Union Werke. Là, les bâtiments étaient chauffés, les prisonnières travaillaient assises et disposaient de toilettes normales. Elles devaient glisser des ressorts dans des tubes qui, plus tard, seraient assemblés à des grenades. Blanche en souffrait car elle imaginait qu’une de ces grenades pouvait un jour tuer Julien. Elle travaillait lentement, très lentement, et avait subi des remontrances de la part du contremaître, lequel avait menacé de la renvoyer d’où elle venait. Elle n’était pas la seule à agir ainsi. De sorte qu’à la mi-décembre vingt femmes furent accusées de sabotage et envoyées dans le pire des kommandos : celui qui procédait à la pose des rails pour que les trains puissent entrer jusque dans le camp. L’acier était si froid qu’il provoquait sur les mains nues des travailleuses des plaies qui ne cicatrisaient pas. La plupart finissaient à l’infirmerie puis, déclarées inaptes au travail lors d’une visite, à la chambre à gaz.

Blanche avait pris froid car l’hiver était précoce à Birkenau. Elle toussait, avait de la fièvre. Le matin du départ pour ce chantier mortel, alors que la kapo venait la chercher, Armande s’interposa et prit tout simplement la place de Blanche, laquelle n’eut pas la force de refuser, mais celle, heureusement, de se traîner jusqu’au hangar où Armande, la veille, triait les pommes de terre.

Dans cet enfer, une femme, un être humain, lui avait pour la deuxième fois sauvé la vie. La nuit, Blanche prenait les doigts d’Armande et les réchauffait dans les siennes. Celle-ci résistait de toutes ses forces, mais le froid de décembre, peu à peu, l’affaiblissait, même si toutes celles qu’elle avait aidées l’entouraient de leur mieux, lui donnant un peu de leur soupe, un morceau de pain ou de margarine. Heureusement, vers la mi-décembre, une femme du block réussit à se procurer des gants et les remit à Armande. Celle-ci survécut à l’épreuve des rails, d’autant que les nouvelles qui arrivaient de France étaient de plus en plus encourageantes : le bruit courait que le pays avait été entièrement libéré.

Pourtant, la surprise fut totale, quand, le 18 janvier 1945, en rentrant du kommando, les prisonnières apprirent des kapos qu’un ordre d’évacuation avait été donné : on partait dès le soir. Vers où ? Nul ne le savait, même pas les Allemands, semblait-il. Armande demeura sceptique jusqu’au dernier moment, persuadée que l’information était fausse, qu’ils allaient faire sauter le camp et supprimer les prisonniers. Mais non : vers onze heures du soir le convoi s’ébranla dans un froid glacial, surveillé non plus par les kapos qui avaient disparu, mais par des SS. Les prisonnières reçurent même l’autorisation d’emporter des couvertures. Elles crurent à plusieurs reprises qu’elles allaient être fusillées et, cependant, elles étaient toujours en vie quand le jour pointa au-dessus de la forêt. Blanche marchait du côté droit de la route, près de Simone : celle qui avait procuré des gants à Armande. Simone était malade. Blanche l’aidait en la soutenant par un bras, Armande la tenait du côté gauche. Impossible de ralentir l’allure : les SS frappaient celles qui ne suivaient pas le rythme qu’ils imprimaient. Les prisonnières qui, épuisées, tombaient, étaient abattues d’une rafale. Simone tomba trois fois, et trois fois Armande et Blanche réussirent à la relever sans que le SS le plus proche s’en aperçoive. Mais la quatrième fois, une brèche trop importante dans le convoi attira l’attention. Deux SS surgirent, bousculèrent Blanche et Armande, donnèrent des coups de pied à la pauvre femme qui ne pouvait pas se relever. Quand ils brandirent leurs armes, Armande se précipita une dernière fois pour la sauver et elle fut prise dans la rafale destinée à Simone. Blanche cria, sentit des mains qui la tiraient en arrière, puis son esprit décrocha complètement de la réalité et elle se remit à marcher, comme une automate.

Elle reprit conscience une nuit, dans une grange, en buvant de la neige qu’une de ses compagnes lui avait glissée entre les lèvres. Elle cherchait Armande près d’elle, s’étonnait de ne plus la voir. Ses compagnes crurent qu’elle avait perdu la raison. Mais la solidarité joua une fois de plus, et les SS ne se rendirent compte de rien. Au bout de trois jours et de trois nuits de marche, les survivantes montèrent dans un wagon qui les emmena vers Ravensbrück, en Allemagne, un camp surpeuplé, complètement désorganisé, ce qui leur valut d’être acheminées à Neustadt où Blanche fut victime du typhus. Là, heureusement, il n’y avait plus de sélection, et l’infirmerie, quoique surpeuplée, ne constituait pas une étape vers la chambre à gaz. Blanche délirait et, malgré la fièvre, elle avait très froid. Elle sentait pourtant qu’on s’occupait d’elle, qu’une main chaude faisait descendre dans sa bouche un liquide au goût de pomme de terre, si agréable qu’il lui tirait des larmes des yeux. Elle n’avait aucune notion du temps qui passait, il lui semblait être étendue dans la neige, elle grelottait malgré la fièvre, et seul, parfois, le visage lointain de Julien la reliait encore à la vie.