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La neige était là. Elle était arrivée sans bruit, comme souvent, mais Blanche l’avait devinée. L’habitude, sans doute. Un froissement très doux l’avait réveillée vers trois heures du matin, elle s’était levée, avait poussé le volet de sa chambre, découvrant sans surprise les flocons blancs qui tourbillonnaient dans la nuit.

Comment se rendormir ? Impossible. Elle le savait. Aussi avait-elle allumé un feu dans la cheminée et s’était-elle installée à son bureau pour écrire. Un grand silence enveloppait le plateau, seulement souligné par les soupirs des flammes. Demain tout serait blanc, et cela jusqu’au printemps. Car le froid figerait bientôt cette neige, celle des sommets comme celle des pentes, tout se tairait, le temps s’arrêterait. C’était comme ça depuis toujours. Depuis l’enfance de Blanche, depuis que les hivers s’emparaient de la montagne pendant des mois, rehaussant le silence, exaspérant cette impression d’être prisonnier d’une île inaccessible, sinon aux nuages et au vent.

Rien de plus facile qu’écrire, puisqu’elle était seule cette nuit comme elle serait seule au moins jusqu’à Noël, comme elle l’avait été pendant les longs mois durant lesquels elle avait attendu Julien. Et, pourtant, elle avait repris l’école avec satisfaction, pour s’occuper, ne pas compter les heures, les jours qui la séparaient de lui. Il se trouvait à la frontière italienne, mais s’ennuyait ferme. Aussi lui écrivait-il des lettres dans lesquelles il parvenait à se livrer vraiment. C’était comme si elle le découvrait un peu plus chaque jour. Alors qu’elle avait craint de le savoir si fragile parmi les hommes, il montrait une force qui l’étonnait et la rassurait en même temps. Il faisait des projets, racontait qu’il s’était lié d’amitié avec un soldat dont le père était imprimeur à Grenoble, lequel recevait des livres chaque semaine et les lui prêtait. Il expliquait qu’ils souffraient surtout du froid et de la faim, mais lui moins que les autres car il y était habitué. Il répétait surtout qu’il avait hâte de revenir, lui disait enfin combien il l’aimait, avec des mots dont elle ne l’aurait pas cru capable : « Mon cœur, mon aimée, surtout garde-toi vivante pour moi, qui sans toi ne saurais plus vivre. »

Elle espéra le voir arriver pour ce Noël-là, mais en vain. Il lui écrivit une lettre magnifique dont elle ne s’était jamais séparée. Aujourd’hui, elle se trouvait encore dans le tiroir du bureau, mais cette nuit il ne fallait surtout pas la relire sous peine de trop souffrir. Pourtant, la main de Blanche abandonna son stylo, s’approcha du tiroir, hésita, reprit son stylo. Non, pas maintenant. Elle se sentait trop seule, ce serait trop douloureux, comme au long de cet hiver interminable où tout s’était arrêté, même cette guerre qui n’en était pas vraiment une.

À l’école, il y avait peu d’enfants, cinq ou six, seulement, car ils aidaient leur mère en l’absence du père. Le maire lui donnait des nouvelles chaque matin : à son avis, il ne se passerait rien, Hitler ne s’attaquait qu’aux pays les plus faibles. Il ne prendrait pas le risque de lancer son armée à l’assaut de la France ou de l’Angleterre.

— Croyez-vous que les hommes vont rentrer ? demandait-elle en dissimulant de son mieux le tremblement de sa voix.

— Il le faut bien, répondait le maire. Sans doute pour les gros travaux de l’été.

C’était un hiver terrible. L’eau gelait. On était obligé de faire fondre la glace sur le feu, nul charroi ne passait sur la grand-route encombrée par les congères. Les jours où le brouillard se levait, les sommets semblaient avoir pris de la hauteur, projeter leurs parois étincelantes jusque dans le ciel. Blanche songeait que si Julien avait été présent, l’hiver lui aurait été très doux dans le refuge de l’appartement où le bois ne manquait pas, où elle avait l’impression que la neige ne tombait que pour mieux isoler ceux qui s’aimaient.

Elle s’était évertuée à traverser sans trop souffrir le désert blanc des jours, à franchir les semaines et les mois qui la séparaient d’un printemps qui lui paraissait ne jamais devoir revenir. Il revint, cependant, apporté un matin par le vent du Sud, et avec lui les mauvaises nouvelles : les Allemands avaient attaqué la Belgique, étaient entrés en France, les gens fuyaient sur les routes. Chaque jour le maire donnait à Blanche des nouvelles plus alarmantes que la veille. La pire pour elle, fut, le 10 juin, celle de l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Allemagne. On allait se battre dans les Alpes, là ou se trouvait Julien. Blanche en perdit le sommeil, oublia de manger, d’autant que les lettres n’arrivaient plus, qu’un vent de folie soufflait sur le pays, y compris sur le Vercors que l’hiver ne protégeait plus. Trois familles partirent vers le Midi, sur des routes où le danger était pourtant beaucoup plus important que sur le plateau. Blanche n’y songea pas une seconde. Elle ne voulait pas s’éloigner de Julien et, du reste, elle n’aurait su où aller. Et puis, surtout, elle ne se sentait pas menacée au village, où nul n’avait jamais vu le moindre envahisseur, où il était facile de défendre les accès escarpés, que ce fût par Grenoble, Valence, ou, au sud, par le col de Rousset.

Elle s’inquiétait beaucoup pour Julien, ayant lu dans le journal que lui prêtait le maire qu’il n’y avait que six divisions françaises pour tenir tête aux trente-deux divisions italiennes. Aussi fut-elle soulagée, le 22 juin, quand elle apprit, par la voix du maréchal Pétain, que la France avait demandé l’armistice. Le Vercors se trouvait en zone libre. La zone occupée par les Italiens s’étendait de Nice à la frontière suisse, sans toutefois inclure Grenoble. Les soldats allaient être démobilisés. C’était fini. Tout danger était écarté.

Les beaux jours avaient fait reverdir les pentes de la montagne, on pouvait de nouveau espérer. Dès lors, Blanche se mit à attendre Julien. L’école étant fermée pour les grandes vacances, le temps lui paraissait long. Il arriva un matin de très bonne heure, lança un caillou contre le volet. Elle sut tout de suite que c’était lui, se précipita dans les escaliers et, dès qu’elle eut ouvert la porte, ses bras se refermèrent sur elle.

Ils ne dirent pas un mot. Ils montèrent à l’étage où, pour la première fois, ils s’échouèrent dans le lit de Blanche qui avait longtemps espéré ce moment. Elle découvrit alors tout ce qu’elle avait soupçonné chez cet homme, sa force et sa douceur, et ce fut encore plus beau que tout ce qu’elle avait imaginé. Après, il s’endormit et elle demeura allongée près de lui, dormit elle aussi, rassurée, apaisée par la chaleur de Julien contre elle, persuadée que le malheur s’était éloigné d’eux définitivement.

À midi, il dormait toujours. Il ne se réveilla que vers quatre heures et se mit aussitôt à dévorer la soupe et le ragoût aux pommes de terre qu’elle avait posés sur la table. Elle l’observait et ne le reconnaissait pas. Était-ce bien le même Julien qui était parti onze mois auparavant ? Il paraissait beaucoup plus fort, plus sûr de lui, et elle en fut heureuse, ayant craint que la solitude de son enfance, dans les forêts, ne l’eût à jamais rendu incapable de vivre parmi les hommes. Il lui raconta la longue attente dans le froid de l’hiver, les combats à distance du printemps, au cours desquels il ne s’était jamais senti réellement en danger, puis le rapatriement vers Grenoble au lendemain de l’armistice, enfin son retour, à pied, tant les routes et les gares étaient encombrées. Il parla aussi et surtout des amitiés nouées avec des camarades, notamment avec Jean, l’imprimeur qui lui avait proposé de l’embaucher dès que la situation se serait stabilisée.

Désormais, ils avaient la vie devant eux, ils faisaient des projets alors que par la fenêtre ouverte affluaient des parfums de feuilles et d’écorce, épaississant l’air frais qui descendait de la montagne…

 

Blanche soupira, referma son cahier, se dirigea vers sa chambre, se coucha, ferma les yeux pour tenter de retrouver les sensations de cette nuit-là, mais le lit était trop froid et ses mains ne rencontraient que le vide. Elle se releva, passa dans la cuisine, fit chauffer de l’eau pour un thé. Cette nuit, elle avait froid jusque dans son cœur. Elle s’assit, but lentement, reposa la tasse, demeura un instant immobile, à sentir la chaleur naître en elle, mais pas assez pour l’apaiser. Que faire pour franchir le désert de la nuit, parvenir au matin qui adoucirait un peu sa solitude ? Relire les lettres de Julien ? Ce serait douloureux, certes, mais au moins il serait là, plus près, elle entendrait sa voix, et peut-être qu’une main frôlerait enfin la sienne, ranimerait le feu qui l’avait aidée à vivre, ce feu qui s’éteignait doucement, comme si le bois qui l’alimentait venait à manquer.