(3) Les jumeaux
Lorsque je rencontrai pour la première fois les jumeaux, John et Michaël, en 1966 dans un hôpital public, ils étaient déjà célèbres. Ils avaient fait l’objet d’émissions de télévision et de radio, et l’on avait écrit sur eux des rapports scientifiques sérieux et des articles de vulgarisation{50a}. Je crois même que leur cas, un peu « romancé », avait été pris pour thème de certains récits de science-fiction{51}.
Depuis l’âge de sept ans, les jumeaux, qui avaient alors vingt-six ans, vivaient dans des établissements spécialisés où ils étaient considérés, selon les cas, comme autistes, psychotiques ou gravement retardés. La plupart des rapports concluaient que, étant donné leur état d’idiots savants, il n’y avait « pas grand-chose à en tirer » – sauf en ce qui concernait la remarquable mémoire qu’ils avaient des détails les plus infimes de leur vie et leur usage d’un algorithme inconscient qui était leur calendrier et leur permettait de donner exactement le jour de la semaine correspondant à n’importe quelle date du passé ou de l’avenir lointain. Steven Smith, par exemple, dans son livre très complet et imaginatif sur le sujet, The Great Mental Calculators (1983), partage ce point de vue. À ma connaissance, il n’existait pas d’autres études sur les jumeaux depuis le début des années soixante, le bref intérêt qu’ils avaient soulevé étant retombé avec la « solution » apparente des problèmes qu’ils présentaient.
Il y avait là, je pense, une erreur d’appréciation, sans doute assez naturelle étant donné la manière stéréotypée (cadre fixe des questions, concentration sur des « tâches » précises) dont les premiers enquêteurs interrogèrent les jumeaux, réduisant ainsi leur psychologie, leur façon de procéder, leur vie, à presque rien.
Cette façon de questionner les jumeaux par un « test » formel, agressif, ne donnait pas le moindre aperçu d’une réalité en fait beaucoup plus étrange, beaucoup plus complexe et beaucoup moins facile à expliquer que ces études ne le laissent entendre.
Non que ces études ou émissions télévisées soient « erronées ». Elles sont aussi raisonnables et instructives que possible, mais elles s’arrêtent à la « surface » accessible par le test, sans aller au fond des choses – ne permettant pas d’entrevoir ni même d’imaginer qu’il puisse exister chez les jumeaux une intériorité.
Pour avoir une idée de cette profondeur, il faut cesser de leur faire passer des « tests » et commencer à les considérer comme des sujets. Il faut laisser de côté notre tendance à établir des limites et des critères, et faire connaissance avec eux – les observer ouvertement, calmement, sans idées préconçues, avec une ouverture phénoménologique et une sympathie totale : les voir tels qu’ils vivent, pensent et agissent l’un sur l’autre tranquillement, menant leur vie à leur guise. À ce moment-là apparaît quelque chose d’extrêmement mystérieux – une dimension, des pouvoirs d’une nature peut-être fondamentale – que je n’ai jamais pu « élucider » au cours des dix-huit années durant lesquelles je les ai suivis.
Certes, à la première rencontre ils sont peu engageants – des Dupont et Dupond grotesques, impossibles à distinguer l’un de l’autre, dont les visages, les mouvements, les personnalités, les pensées et même les stigmates laissés par les lésions cérébrales et nerveuses sont absolument identiques. Ils sont tout petits ; leurs têtes et leurs mains sont disproportionnées ; ils ont le palais ogival, les pieds cambrés, des voix monotones et criardes, toutes sortes de tics et de maniérismes et une très forte myopie dégénérative, exigeant des verres si épais que leurs yeux en paraissent déformés ; le tout leur donnant l’air de ridicules petits professeurs qui porteraient sur le monde un regard perçant à la concentration gênante, obsédée et absurde. Cette impression se confirme si on les interroge et si on les laisse commencer spontanément, comme des marionnettes, l’un de leurs « numéros ».
C’est ainsi qu’on les présente dans les articles et sur scène – en particulier lors de la représentation annuelle dont ils sont les « vedettes » à l’hôpital où je travaille – et aussi au cours de leurs fréquentes, et plutôt embarrassantes, apparitions télévisées.
Les choses se déroulent alors de façon assez monotone. « Donnez-nous une date – n’importe laquelle des quarante mille ans passés ou à venir. » Vous leur donnez une date et, presque instantanément, ils vous disent le jour de la semaine correspondant à cette date. « Une autre date ! » s’écrient-ils et l’exploit se renouvelle. Ils peuvent aussi vous donner la date de Pâques sur une période de quatre-vingt mille ans. Au cours de l’opération, on peut observer, même si les rapports ne le mentionnent pas, que leurs yeux bougent et se fixent d’une manière particulière – comme s’ils déroulaient ou scrutaient un paysage intérieur, un calendrier mental. Même si l’on a conclu qu’il s’agissait d’un calcul pur et simple, ils donnent l’impression de « voir », d’être dans un état d’intense visualisation.
Leur mémoire des chiffres est remarquable – et probablement sans limite. Ils répéteront avec une égale facilité un nombre de trois, trente ou trois cents chiffres. Là aussi, on a parlé de « méthode ».
Mais, si l’on commence à tester leur aptitude à réellement calculer – le point fort habituel des prodiges en arithmétique et calcul mental –, le résultat est étonnamment mauvais, il correspond bien à leur QI de 60. Ils sont incapables de réussir à coup sûr l’addition ou la soustraction la plus simple, et ne comprennent même pas le sens d’une multiplication ou d’une division. Qui sont donc ces « calculateurs » incapables de calculer, dépourvus des facultés arithmétiques les plus élémentaires ?
On les appelle pourtant des « calculateurs de calendriers » – et, faute de preuve, on admet en général que c’est l’utilisation pour les calculs chronologiques d’un algorithme inconscient qui est en jeu chez eux, et non pas, à proprement parler, la mémoire. On se souvient que Carl Friedrich Gauss, l’un des plus grands mathématiciens et calculateurs de tous les temps, avait la plus extrême difficulté à calculer un algorithme pour déterminer la date de Pâques, comment est-il possible, alors, que ces jumeaux incapables d’employer les méthodes arithmétiques les plus simples aient pu déduire, calculer et utiliser de tels algorithmes ? De très nombreux calculateurs, il est vrai, ont un très vaste répertoire de méthodes et d’algorithmes qu’ils ont élaborés pour leur propre usage ; c’est peut-être ce qui a conduit W.A. Horwitz et consorts à conclure que c’était aussi le cas des jumeaux. Steven Smith quant à lui, prenant ces premières études à la lettre, fait ce commentaire :
Quelque chose de mystérieux, quoique banal, est ici en jeu – la mystérieuse aptitude de l’homme à former des algorithmes inconscients à partir d’exemples.
Si tout commençait et finissait là, on pourrait dire en effet qu’il s’agit d’un fait banal, dépourvu de tout mystère – car le calcul des algorithmes, qui peut tout aussi bien être fait par une machine, est essentiellement mécanique et appartient à la sphère des « problèmes » plutôt qu’à celle des « mystères ».
Et pourtant, certaines de leurs performances, certains de leurs « tours » vous laissent pantois. Les jumeaux sont capables de vous donner le temps et les événements correspondant à n’importe quel jour de leur vie depuis l’âge de quatre ans. Leur façon de parler – que Robert Silverberg a bien rendue chez le personnage de Melangio – est enfantine, détaillée, dépourvue de toute émotion. Dites-leur une date et leurs yeux rouleront pendant un moment avant de se fixer ; ils vous donneront alors, d’une voix plate et monotone, le temps qu’il faisait, les événements politiques précis dont ils auront entendu parler et des épisodes de leur propre vie – lesquels reflètent souvent l’angoisse douloureuse et poignante de leur enfance, le mépris, les moqueries et les mortifications qu’ils ont endurées –, tout cela débité sur un ton monocorde, sans l’once d’une émotion ou d’une inflexion personnelle. Ici, on a manifestement affaire à des souvenirs de type « documentaire », dépourvus de toute espèce de référence personnelle.
On dirait que l’implication et l’émotion ont été supprimées de leur mémoire par une sorte de réaction défensive propre aux natures obsessionnelles ou schizoïdes (et les jumeaux peuvent certainement être considérés comme des obsessionnels et des schizoïdes). Mais on peut dire aussi, et ce serait tout aussi plausible, que ce type de mémoire n’a jamais de caractère personnel : c’est précisément la caractéristique principale d’une mémoire eidétique comme la leur.
Il faut insister sur l’amplitude de la mémoire des jumeaux (même si elle est enfantine et banale), sur son étendue apparemment sans limites et sur la façon dont ils retrouvent leurs souvenirs – tous aspects qui échappent à ceux qui les étudient, mais sont parfaitement évidents pour un spectateur naïf, prêt à s’étonner. Si vous leur demandez comment ils parviennent à retenir autant de choses – un nombre de trois cents chiffres ou un trillion d’événements correspondant à quatre décades – ils vous répondent très simplement : « Nous les voyons. » À la clé de tout cela, il y a donc une « vision » – une « visualisation » – d’une intensité extraordinaire, d’une étendue illimitée et d’une fidélité parfaite. Leur esprit paraît être pourvu d’une capacité physiologique naturelle qui n’est pas sans analogies avec ce que « voyait » le fameux patient de Louriia dans Une prodigieuse mémoire, même si les jumeaux manquent peut-être de cette puissante organisation synthétique et consciente que l’on trouve dans les souvenirs du « mnémoniste ». Mais il ne fait aucun doute, du moins pour moi, qu’ils ont à leur disposition un prodigieux panorama, une sorte de paysage ou de physionomie de tout ce qu’ils ont pu voir, entendre, pensé ou fait, et qu’il leur suffit d’un mouvement de l’œil – roulement ou brève fixation –, visible par tous, pour retrouver (« avec les yeux de l’esprit ») et « voir » pratiquement n’importe quel élément de ce paysage.
Des capacités mnémoniques pareilles sont extrêmement rares, mais elles ne sont pas uniques. Nous ignorons tout ou presque de la raison pour laquelle les jumeaux, ou d’autres, ont de tels pouvoirs. Trouve-t-on chez eux quelque chose de particulièrement intéressant, comme j’en ai l’intuition ? Il me semble que oui.
On raconte une anecdote à propos de sir Herbert Oakley, professeur de musique à Édimbourg au XIXe siècle. Un jour où on l’avait emmené dans une ferme, il entendit un cochon couiner et s’écria immédiatement : « Sol dièse ! » Quelqu’un courut au piano, c’était bien un sol dièse. C’est un peu de la même façon spontanée que j’eus un premier aperçu plutôt amusant (je ne peux m’empêcher de le penser) des pouvoirs et de la façon de procéder des jumeaux « au naturel ».
Une boîte d’allumettes tomba de la table et son contenu se renversa sur le sol. Tous les deux s’écrièrent alors d’une même voix : « 111 » ; John dit ensuite dans un murmure : « 37 », Michaël répéta le nombre ; John le reprit une troisième fois et s’arrêta. Je comptai les allumettes – cela me prit du temps : il y en avait cent onze.
— Comment pouvez-vous compter si vite ces allumettes ? demandai-je.
— Nous ne comptons pas, dirent-ils. Nous avons vu les cent onze.
Des histoires du même genre courent sur le compte de Zacharie Dase, le prodige des nombres qui énonçait instantanément « 183 » ou « 79 » si on versait une pile de petits pois devant lui ; il essayait d’expliquer (il était assez lourdaud) qu’en fait il ne comptait pas les petits pois, mais voyait leur nombre globalement en un éclair.
— Et pourquoi murmurez-vous « 37 » et le répétez-vous trois fois ? demandai-je aux jumeaux.
Ils répondirent à l’unisson :
— 37, 37, 37, 111.
Je trouvai cela, si possible, encore plus curieux. Qu’ils puissent voir le 111 – le « 111 en soi » – était déjà extraordinaire, comme le « sol dièse » d’Oakley – c’était avoir, si l’on peut dire, une sorte d’« oreille absolue » des nombres. Mais qu’ils puissent « mettre en facteurs » le nombre 111 – sans avoir la moindre méthode et sans même « savoir » (au sens courant du terme) ce qu’est un facteur, voilà qui était proprement renversant. J’avais observé en effet qu’ils étaient incapables d’effectuer les calculs les plus simples et qu’ils ne « comprenaient » pas (ou ne semblaient pas comprendre) une multiplication ou une division. Et pourtant ils venaient de diviser un nombre composé en trois parties égales.
— Comment faites-vous ? leur demandai-je, plutôt vivement.
Ils tentèrent alors de me faire comprendre comme ils purent, avec de pauvres mots insuffisants (mais peut-être n’existe-t-il pas ici de mot adéquat) qu’ils ne « calculaient » pas mais qu’ils se contentaient de « voir ». John fit un geste en tendant le pouce et deux doigts pour montrer qu’il avait spontanément divisé le nombre en trois et que cette division tripartite s’était faite sans son accord, par une sorte de « fission » numérique spontanée. Tous deux parurent étonnés de ma surprise – comme si j’étais aveugle ; le geste de John exprimait une extraordinaire immédiateté sentie. Ils ont peut-être, pensais-je, une sorte d’aptitude à « voir » immédiatement, concrètement, les propriétés, non pas d’une façon abstraite ou conceptuelle, mais comme des qualités ressenties, sensuelles même ; non comme de simples qualités isolées (« la cent-onzité », si l’on peut dire) mais comme des qualités attachées à des relations. Tout comme, si l’on veut, sir Herbert Oakley aurait pu dire : c’est une « tierce », ou une « quinte ».
Je commençais à me demander si, à travers leur « vision » des événements et des dates, ils ne gardaient pas en pensée, ils ne retenaient pas une immense tapisserie mnémonique, un panorama, peut-être infini, dans lequel tout pouvait être vu, soit isolément, soit en relation. Ce qui apparaissait lorsqu’ils déroulaient au hasard leur implacable « documentaire », c’était surtout des propriétés isolées. Avec des pouvoirs de visualisation aussi prodigieux – pouvoirs essentiellement concrets et tout à fait distincts de la capacité de conceptualiser – se pouvait-il qu’ils voient des relations formelles, des rapports de forme, signifiants ou arbitraires ? Si la « cent-onzité » leur apparaissait en un clin d’œil (s’ils pouvaient voir une « constellation » entière de nombres), ne pourraient-ils pas « voir » aussi d’un seul coup – voir, reconnaître, faire le rapport et comparer d’une manière entièrement sensitive et non intellectuelle – des formations et des constellations de nombres étonnamment complexes ? Pouvoir finalement ridicule, handicapant. Je pense ici au Funes de Borges :
D’un coup d’œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille… Une circonférence sur un tableau, un triangle rectangle, un losange, sont des formes que nous pouvons percevoir pleinement ; de même Irénée percevait les crins embroussaillés d’un poulain, quelques têtes de bétail sur un coteau… Je ne sais combien d’étoiles il voyait dans le ciel{52}.
Les jumeaux, qui semblaient avoir une passion pour les nombres et les comprenaient particulièrement bien, pouvaient-ils, eux qui avaient vu en un coup d’œil les « 111 » allumettes, voir une « treille » numérique, avec toutes les feuilles, les rejets, les fruits qui la composent ? Pensée étrange, absurde peut-être, presque impossible… mais ce qu’ils m’avaient déjà montré dépassait en étrangeté tout ce que l’on peut imaginer. Et ce n’était, pour autant que je sache, qu’un simple aperçu de leurs possibilités.
Je pensais à cette question, mais cela valait à peine de se mettre martel en tête. Alors je l’oubliai jusqu’au jour où je fus témoin à l’improviste d’une autre scène tout à fait magique.
Cette fois-là, ils étaient assis dans un coin tous les deux avec un sourire mystérieux au coin des lèvres, sourire que je ne leur avais encore jamais vu et qui semblait témoigner d’une paix et d’un plaisir étranges. Je m’approchai sans bruit pour ne pas les déranger. Ils semblaient enfermés dans une communication singulière, d’ordre purement numérique. John donnait un nombre – un nombre à six chiffres. Michaël l’écoutait, hochait la tête, souriait en ayant l’air de le savourer. Puis, à son tour, il donnait un autre nombre à six chiffres que John recevait et appréciait pleinement. On aurait dit deux chevaliers du taste-vin en train d’apprécier ensemble un bouquet rare. Je m’assis non loin d’eux, sans qu’ils me voient. J’étais stupéfait, hypnotisé.
Qu’étaient-ils en train de faire ? Que se passait-il donc ? Je ne voyais pas. Il s’agissait peut-être d’une sorte de jeu d’une gravité, d’une densité, d’une intensité sereine, méditative et presque sacrée que je n’avais encore jamais vue dans aucun jeu ordinaire, et en tout cas jamais chez ces jumeaux habituellement agités et distraits. Je me contentai de noter les nombres qu’ils formulaient et dont ils semblaient retirer un tel plaisir – comme s’ils les « contemplaient », les savouraient, les partageaient dans une véritable communion.
Sur le chemin du retour, je me demandai si ces nombres avaient une signification, un sens « réel » ou universel, ou du moins un sens purement privé, l’un de ces « codes » secrets et un peu stupides qui s’élaborent parfois entre frère et sœur. Tout en conduisant, je pensais aux jumeaux de Louriia – Liosha et Yura –, de vrais jumeaux atteints de lésions cérébrales et de difficultés de parole : eux aussi jouaient et bavardaient dans un langage bien à eux, une sorte de babillage primitif (Louriia et Yudovich 1959). Mais John et Michaël ne parlaient même pas à demi-mots – ils s’envoyaient simplement des nombres. S’agissait-il de nombres « borgésiens » ou « funésiens », de treilles, de crinières de poulains ou de constellations numériques, de formes-nombres – un argot numérique, en quelque sorte, connu d’eux seuls ?
À peine rentré chez moi, je compulsai les tables de puissances, de racines, de logarithmes et de nombres premiers – reliques d’une époque singulière et fugitive de ma propre enfance où j’avais été un « voyeur » et « ruminateur » de nombres, véritablement passionné par eux. J’avais déjà un pressentiment, qui était en train de se confirmer. Tous les nombres que s’échangeaient les jumeaux, ces nombres à six chiffres, étaient des nombres premiers, c’est-à-dire des nombres qui ne pouvaient pas être divisés par un autre qu’eux-mêmes ou l’unité. Avaient-ils été en possession d’un livre comme le mien – ou bien étaient-ils, par un phénomène invraisemblable, capables de « voir » les nombres premiers, un peu comme ils avaient vu le « 111 en soi », ou le triple « 37 » ? Ils ne pouvaient certainement pas les calculer, puisqu’ils ne pouvaient rien calculer.
Le lendemain, je retournai à la clinique en emportant la précieuse table des nombres premiers. Les jumeaux étaient toujours plongés dans leur tête-à-tête numérique. Cette fois, sans rien dire, je me joignis à eux. Au début, ils restèrent interdits, mais, comme je ne les interrompais pas, ils reprirent leur « jeu » sur les nombres premiers à six chiffres. Au bout de quelques minutes, je décidai de me joindre à eux et proposai un nombre premier à huit chiffres. Tous deux se tournèrent alors vers moi et s’immobilisèrent soudain avec un air dénotant une concentration intense et peut-être un certain étonnement. Il y eut une longue pause – la plus longue que je leur ai jamais vu faire car elle dura peut-être une demi-minute ou plus – puis, brusquement, leur visage s’illumina d’un sourire.
Au bout d’un inimaginable cheminement interne, ils avaient soudain vu mon nombre à huit chiffres comme un nombre premier – ce qui fut manifestement une grande joie pour eux, une double joie : d’abord parce que j’avais inauguré un nouveau jouet merveilleux, un nombre premier d’un ordre qu’ils n’avaient encore jamais rencontré ; ensuite parce qu’il était évident que j’avais compris ce qu’ils étaient en train de faire, et que, l’aimant et l’admirant, je pouvais m’y associer.
Ils s’écartèrent un peu pour faire place à ce nouveau camarade de jeu, à cette troisième personne qui entrait dans leur monde. Puis John, qui était toujours le meneur, réfléchit pendant un très long moment – peut-être au moins cinq minutes durant lesquelles je ne soufflai mot, osant à peine respirer – et il émit un nombre à neuf chiffres ; au bout du même délai, son jumeau Michaël répondit avec un nombre analogue. Ensuite, à mon tour, après avoir jeté un regard discret à mon livre, j’apportai ma propre (et quelque peu malhonnête) contribution : un nombre premier à dix chiffres, trouvé dans mon livre.
Il se fit un nouveau silence, d’un calme étonnant, plus long encore ; puis John, après une prodigieuse contemplation intérieure, énonça un nombre à douze chiffres. Je ne pus vérifier ni poursuivre le jeu, car mon livre – qui était, autant que je sache, unique en son genre – n’allait pas au-delà des nombres à dix chiffres. Mais Michaël le pouvait, bien que cela lui prenne cinq minutes – et, une heure plus tard, les jumeaux échangeaient des nombres premiers de vingt chiffres, ou du moins le supposai-je, n’ayant aucun moyen de le vérifier. À cette époque, en 1966, il n’y avait pas de moyen simple de le vérifier, à moins d’avoir à sa disposition un ordinateur sophistiqué. Et, même en ce cas, en utilisant le crible d’Ératosthène ou tout autre algorithme, ce n’aurait pas été facile, car il n’existe pas de méthode simple pour calculer les nombres premiers de cet ordre – et pourtant les jumeaux le pouvaient (voir le post-scriptum).
Je repensai à Dase, le personnage de ce livre enchanteur de F.W.H. Myers, Human Personality (1903), que j’avais lu quelques années auparavant.
Nous savons que Dase (peut-être le plus réussi de ces prodiges) était curieusement dépourvu de connaissances mathématiques… Pourtant, en douze ans, il établit des tables de facteurs et de nombres premiers pour le septième et presque tout le huitième million – tâche que peu d’hommes pourraient accomplir sans l’aide d’une machine au cours d’une vie ordinaire.
On peut le considérer, conclut Myers, comme le seul homme qui ait jamais rendu un service valable aux mathématiques bien qu’étant incapable de traverser le pont aux ânes{53}.
Myers ne dit pas – mais ce n’était peut-être pas clair – si Dase avait une méthode pour construire ses tables ou bien si, à la manière, semble-t-il, des jumeaux, il « voyait » en quelque sorte les grands nombres premiers, comme pourraient le laisser croire ses expériences de simple « vision numérique ».
Je pouvais observer tranquillement les jumeaux, car je disposais d’un bureau dans le service où ils étaient hébergés : je les voyais se livrer à toutes sortes de jeux et de communications numériques dont je ne pouvais ni affirmer ni même deviner la nature.
Mais il est probable, ou même certain, qu’ils ont affaire à des propriétés ou qualités « réelles », car l’arbitraire (comme des numéros donnés au hasard) ne leur procure pratiquement aucun plaisir. Il faut que leur nombre ait un « sens », c’est évident – comme il faut que le musicien ait une base harmonique. Me voilà en train de les comparer à des musiciens – ou à Martin (chapitre XXII), retardé comme eux, qui trouvait dans les somptueuses et sereines architectures de Bach une expression sensible de l’harmonie et de l’ordre ultime du monde, lesquels lui étaient par ailleurs tout à fait inaccessibles conceptuellement du fait de ses handicaps intellectuels.
Quiconque est composé de manière harmonique, écrit sir Thomas Browne, s’enchante de l’harmonie (…) et d’une profonde contemplation du Premier Compositeur. Il y a dans l’harmonie quelque chose qui relève du divin et va au-delà de ce que l’oreille seule peut découvrir ; c’est une lecture du Monde Entier sous forme symbolique et secrète (…) un écho sensible de cette harmonie qui retentit intellectuellement aux oreilles de Dieu (…) L’âme (…) est harmonique et trouve sa sympathie la plus profonde dans la Musique.
Dans son livre The Thread of Life (1984), Richard Wollheim fait une distinction radicale entre les calculs et ce qu’il appelle les états mentaux « iconiques ». Il devance ainsi l’objection possible à une telle distinction :
On pourra contester le fait que les calculs ne sont pas de nature iconique en soutenant qu’il nous arrive de visualiser le calcul sur la page lorsque nous faisons un calcul. Mais cela ne réfute en rien mon argument, car, ce qui est alors représenté, ce n’est pas le calcul lui-même, mais sa reproduction : ce sont les nombres qui sont calculés, mais ce sont les chiffres, représentant les nombres, qui sont visualisés.
Leibniz, quant à lui, voit une analogie frappante entre les nombres et la musique : « Le plaisir que nous retirons de la musique vient du fait que nous comptons inconsciemment. La musique n’est rien d’autre qu’une arithmétique inconsciente. »
Que se passe-t-il donc, autant que nous puissions en juger, chez les jumeaux et chez d’autres peut-être ? Ernst Toch, le compositeur, était capable – selon son petit-fils Lawrence Weschler – de retenir une longue suite de nombres en les ayant entendus une seule fois ; mais, pour ce faire, il devait « convertir » la suite de nombres en air de musique (en une mélodie à laquelle il donnait lui-même une forme « correspondant » aux nombres). Jedediah Buxton, l’un des plus laborieux et opiniâtres calculateurs de tous les temps, un homme qui avait une véritable passion, presque pathologique, pour le calcul et les comptes (il pouvait « s’enivrer de calculs », pour reprendre ses propres termes) convertissait en nombres la musique et le théâtre. « Au cours d’une danse, disait à son propos un rapport de l’époque, en 1754, il fixait son attention sur le nombre de pas ; après un beau morceau de musique, il déclarait que la multitude de sons produits par la musique l’avait embarrassé outre mesure et qu’il ne suivait monsieur Garrick{54} que pour compter les mots qu’il allait prononcer, ce en quoi il réussissait parfaitement. »
Voilà deux exemples intéressants, quoique extrêmes : le musicien qui transforme les nombres en musique et le calculateur qui transforme la musique en nombres. On pourrait difficilement trouver deux types de pensée, ou du moins deux modes de pensée, plus opposés{54a}.
Je crois que les jumeaux, qui ont un « sens » extraordinaire des nombres, tout en étant incapables du moindre calcul, sont plus proches de Toch que de Buxton à cet égard, mis à part le fait – si difficile à imaginer pour nous autres, gens ordinaires – qu’ils ne « convertissent » pas les nombres en musique mais les éprouvent en eux-mêmes, comme des « formes », comme des « sons », comme ces innombrables figures qui composent la nature. Ce ne sont pas des calculateurs, et leur aptitude au calcul est « iconique ». Ils rassemblent d’étranges scènes de nombres, et se meuvent en elles ; ils évoluent à leur guise dans de vastes champs de nombres, et créent, dramaturgiquement, tout un univers. Leur imagination est des plus singulières – et le fait de ne pas pouvoir imaginer autre chose que des nombres n’est pas la moindre de leurs singularités. Ils n’ont pas l’air d’« opérer » avec les nombres, comme des calculateurs ; ils les « voient » au contraire directement, comme une vaste scène naturelle.
Et, si l’on se demande s’il existe des analogies à une « iconicité » de ce genre, on pourra peut-être la trouver dans certains cerveaux scientifiques. Dmitri Mendeleïev, par exemple, portait sur lui, inscrites sur des cartons, les propriétés numériques des éléments jusqu’à ce qu’elles lui deviennent parfaitement familières – si familières qu’il n’y pensait même plus comme des agrégats de propriétés, mais « comme des visages familiers » (selon son expression). Les éléments lui apparaissaient iconiquement, physionomiquement, comme des « visages » liés entre eux comme les membres d’une famille et constituant in toto la face formelle de l’univers disposée dans un ordre périodique. Un esprit scientifique comme le sien est essentiellement « iconique » et « voit » la nature entière sous forme de visages ou de scènes, peut-être même comme de la musique. Cette « vision », tout intérieure et presque surnaturelle, est néanmoins parfaitement intégrée à l’ordre physiologique et la tâche secondaire, ou externe, d’une telle science, consiste à opérer un retournement et à passer du psychique au physique. (« Le philosophe cherche à entendre en lui-même les échos de la symphonie du monde, écrit Nietzsche, et à les re-projeter sous forme de concepts. ») Je suppose que les jumeaux, tout en étant idiots, entendent la symphonie du monde, mais ils l’entendent uniquement sous forme de nombres.
Quel que soit notre QI, la nature de l’âme est « harmonique » et, chez certains, comme les mathématiciens et les physiciens, le sens de l’harmonie est avant tout intellectuel. Cependant, j’ai peine à m’imaginer que l’intellectuel ne soit pas aussi, d’une certaine façon, sensible – le mot « sens » a toujours, en effet, cette double connotation. Sensible et personnel aussi, car nous disons qu’une chose est « sensible » dans la mesure où elle se rapporte à nous d’une façon ou d’une autre. Ainsi donc, les puissantes architectures de Bach pourront bien être pour Martin A. « une lecture du Monde Entier sous une forme hiéroglyphique, secrète », mais elles seront aussi uniques, reconnaissables entre toutes, chères à notre cœur, en tant que musique de Bach ; Martin A. éprouvait aussi cela de façon poignante et l’associait à l’amour qu’il portait à son père.
Les jumeaux, à mon avis, n’avaient pas seulement une étrange « faculté », mais aussi une sensibilité, une sensibilité harmonique, liée peut-être à celle de la musique. On pourrait tout naturellement la qualifier de sensibilité « pythagoricienne » – et le plus étrange n’est pas tant qu’elle existe mais qu’elle soit si rare. Notre âme est harmonique, quel que soit son QI, et le besoin de trouver ou de ressentir un ordre ou une harmonie ultimes est un besoin universel de l’esprit humain, quelles que soient ses facultés et quelle que soit la forme que peut prendre ce besoin. Les mathématiques ont toujours été considérées comme la « reine des sciences », et les mathématiciens ont toujours considéré les nombres comme le mystère par excellence, et le monde comme mystérieusement organisé sous leur pouvoir. Bertrand Russell l’a magnifiquement exprimé dans le prologue de son Autobiographie{55} :
Non moins passionnément, j’ai aspiré à la connaissance. J’ai voulu comprendre les cœurs humains. J’ai voulu savoir ce qui fait briller les étoiles. J’ai tenté de capter la vertu pythagoricienne qui maintient au-dessus de l’universel devenir le pouvoir des nombres.
Il pourrait paraître étrange de comparer ces jumeaux idiots à un esprit comme celui de Bertrand Russell. Et pourtant je ne pense pas que la comparaison soit abusive. Les jumeaux vivent exclusivement dans la pensée des nombres. Ils ne s’intéressent ni à ce qui fait briller les étoiles ni au cœur humain. Mais les nombres sont pour eux plus que de simples nombres : ils sont, je pense, des significations, des signifiants dont le signifié est le monde.
Ils n’abordent pas l’univers des nombres avec légèreté, comme la plupart des calculateurs mentaux. Ils n’éprouvent pas d’intérêt et ne possèdent pas d’aptitude à comprendre les calculs. Ce seraient plutôt des contemplateurs sereins, abordant les nombres avec crainte et respect. Pour eux, les nombres sont sacrés, lourds de signification : ils leur permettent – tout comme la musique le permet à Martin – d’approcher le Grand Compositeur.
Mais les nombres sont aussi des amis pour eux – peut-être les seuls amis qu’ils aient connus au cours de leur vie isolée d’autistes. C’est un sentiment assez répandu chez ceux qui ont le don des nombres. Steven Smith, tout en considérant leur « méthode » comme étant de toute première importance, en donne beaucoup d’exemples charmants : ainsi George Parker Bidder écrivait à propos de sa petite enfance numérique : « Je me familiarisai parfaitement avec les nombres jusqu’au 100 ; on aurait dit qu’ils étaient mes amis et je connaissais toutes leurs relations et connaissances » ; ou notre contemporain indien Shyam Marathe : « Lorsque je dis que les nombres sont mes amis, je veux dire que j’ai eu parfois affaire à un nombre particulier de bien des façons différentes et qu’à chaque fois je lui découvrais des aspects nouveaux et fascinants (…) C’est pourquoi maintenant, lorsque je rencontre un nombre connu au cours d’un calcul, je le considère tout de suite comme un ami. »
Hermann von Helmholtz dit à propos de la perception musicale que nous entendons généralement les tons composés comme des qualités uniques, comme des touts indivisibles, même si ceux-ci peuvent être analysés et décomposés en leurs éléments. Il veut parler ici d’une « perception synthétique », qui, transcendant l’analyse, se trouve être l’essence de tout sens musical. Il compare ces sons à des visages et imagine que nous pouvons les reconnaître de la même manière, comme des personnes. En bref, il laisse à penser que les sons et certains airs de musique sont en fait « des visages » pour les oreilles, visages que nous reconnaissons et ressentons comme des « personnes » (ou « pseudo-personnes ») en établissant avec eux une relation chaleureuse, émotionnelle, personnelle.
Ainsi semble-t-il en être de ceux qui aiment les nombres et les reconnaissent tels qu’ils sont – dans une sorte d’identification immédiate, intuitive, personnelle. Le mathématicien Wim Klein l’a fort bien exprimé : « Les nombres sont d’une certaine façon pour moi des amis. Pour vous, ce n’est pas la même chose. Par exemple 3 844, pour vous, ce sera seulement un trois, un huit, un quatre et un quatre. Tandis que je dirai : “Salut, 62 au carré !” »
Je pense que les jumeaux, apparemment si isolés, vivent dans un monde peuplé d’amis, dans lequel ils reconnaissent et saluent des millions et des billions de nombres qui leur rendent leur salut. Mais aucun de ces nombres n’est arbitraire – comme le 62 au carré – ni accessible (et c’est là le mystère) par une méthode usuelle ou autre, pour autant que je puisse le prouver. Les jumeaux emploient, semble-t-il, une cognition directe – comme les anges. Ils voient directement un univers, un ciel faits de nombres. Cela peut paraître bizarre – mais de quel droit dirions-nous que c’est « pathologique » ? C’est, en tout cas, ce qui confère à leur vie une autonomie et une sérénité singulières dans lesquelles il pourrait être tragique de s’ingérer, qu’il pourrait être tragique de détruire.
Cette sérénité fut en fait brisée dix années plus tard, lorsqu’on estima qu’il fallait séparer les jumeaux – « pour leur bien » – pour interrompre leur « communication malsaine » et les amener à « sortir d’eux-mêmes et à confronter le monde (…) d’une façon appropriée et socialement acceptable » (pour reprendre le jargon médical et sociologique). On les sépara donc en 1977 – un acte dont les résultats peuvent être considérés soit comme satisfaisants soit comme désastreux. Tous deux sont maintenant placés dans des « maisons de réadaptation » où ils se font de l’argent de{56} poche en accomplissant des tâches domestiques sous une surveillance étroite. Ils peuvent prendre l’autobus si on les oriente soigneusement et si on leur donne un ticket ; ils restent à peu près propres et présentables, même si on peut voir tout de suite qu’ils sont idiots et psychotiques.
Voilà pour l’aspect bénéfique de leur séparation ; mais il y a un envers au décor, qui n’est pas mentionné dans leurs dossiers car il n’a jamais été pris en considération : privés de leur « communion » numérique, n’ayant plus même l’occasion ou le temps de « contempler » ou de « communier », car ils sont toujours bousculés d’un travail à l’autre, les jumeaux ont, semble-t-il, perdu leur étrange pouvoir numérique et avec lui tout ce qui faisait le sens et la joie de leur vie. Mais c’est, dit-on, un faible prix à payer si l’on songe qu’ils ont acquis une semi-indépendance et sont devenus « socialement acceptables ».
Ceci n’est pas sans rappeler le traitement infligé à Nadia, une enfant autiste douée d’un talent prodigieux pour le dessin (voir plus loin, p. 279). Nadia, elle aussi, fut soumise à des préceptes thérapeutiques « afin d’essayer d’amplifier au maximum ses possibilités dans d’autres domaines ». L’effet fut immédiat : elle commença à parler – et cessa de dessiner. Nigel Dennis fait ce commentaire : « Une fois que l’on a retiré au génie son génie, il ne nous reste plus que son arriération générale. Que penser d’une cure aussi étrange ? »
Il faudrait ajouter – c’est un point sur lequel insistait F.W.H. Myers, qui commence son chapitre sur le « Génie » par une réflexion sur les calculateurs prodiges – que cette faculté géniale est « étrange » et peut aussi bien disparaître d’elle-même que durer une vie entière. Chez les jumeaux, bien sûr, il ne s’agissait pas seulement d’une « faculté », mais du centre personnel et émotionnel de leur vie. Maintenant qu’ils sont séparés, que cette faculté a disparu, leur vie a perdu son centre et son sens{57}.
POST-SCRIPTUM
Lorsqu’il lut le manuscrit de cet article, Israël Rosenfield me fit remarquer qu’il existait d’autres arithmétiques, supérieures à l’arithmétique « conventionnelle » et plus simples qu’elle ; il se demandait si les singuliers pouvoirs (et les limites) des jumeaux ne pouvaient pas correspondre à leur utilisation d’une arithmétique « modulaire ». Il m’adressa une note où il expliquait comment les algorithmes modulaires décrits par Ian Stewart dans Concepts of Modem Mathematics (1975) pourraient expliquer les pouvoirs des jumeaux à calculer les dates.
Leur aptitude à déterminer les jours de la semaine sur une période de quatre-vingt mille ans correspond à un algorithme assez simple. On divise par sept le nombre total de jours qui nous sépare du jour en question. S’il n’y a pas de reste, cela veut dire que cette date tombe le même jour qu’aujourd’hui ; si le reste est un, ce sera un jour plus tard ; etc. Observez que cette arithmétique modulaire est cyclique : elle est constituée de modèles répétitifs. Les jumeaux visualisaient peut-être ces modèles, soit sous forme de tableaux faciles à construire, soit sous forme de « paysage », comme la spirale des nombres entiers que l’on peut voir à la p. 30 du livre de Stewart.
Cela ne répond pas à la question de savoir pourquoi les jumeaux communiquaient en nombres premiers. Mais le calendrier arithmétique a besoin du nombre premier qu’est le sept. Et, si l’on pense à l’arithmétique modulaire en général, la division modulaire produit de purs modèles cycliques à la seule condition d’utiliser les nombres premiers. Le nombre sept aidait les jumeaux à retrouver les dates, et par conséquent les événements qui s’étaient produits à tel jour précis de leur vie ; de la même façon, d’autres nombres premiers, qu’ils avaient dû découvrir, devaient leur fournir des modèles similaires à ceux qui leur sont utiles lorsqu’ils veulent se remémorer. (À propos des allumettes, lorsqu’ils disent « 111 – 3 fois 37 », notez qu’ils prennent le nombre premier 37 et le multiplient par 3.) En fait, seuls les modèles des nombres premiers peuvent être « visualisés ». Les différents modèles produits par les différents nombres premiers (les tables de multiplication, par exemple) peuvent être les morceaux d’information visuelle qu’ils se communiquent l’un à l’autre lorsqu’ils répètent un nombre premier donné. Bref, l’arithmétique modulaire peut les aider à retrouver leur passé et, par conséquent, les modèles créés par l’utilisation de ces calculs (qui n’ont lieu qu’avec les nombres premiers) peuvent être chargés d’une signification particulière pour eux.
En utilisant cette arithmétique modulaire, fait remarquer Ian Stewart, on doit pouvoir arriver rapidement à une solution unique dans des situations où l’arithmétique « ordinaire » se trouve dépassée – en particulier en ce qui concerne des nombres premiers extrêmement grands et impossibles à calculer (par des méthodes conventionnelles).
Si l’on considère de tels procédés, de telles visualisations comme des algorithmes, ce sont des algorithmes bien particuliers – dont l’ordonnance n’est pas algébrique mais spatiale, comme celle des arbres, des spirales, des architectures, des « paysages mentaux » – des configurations d’un espace mental formel et pourtant quasi sensoriel. Les commentaires d’Israël Rosenfield et les exposés de Ian Stewart sur les arithmétiques « supérieures » (et spécialement l’arithmétique modulaire) m’ont vivement intéressé, car, à défaut de donner une « solution », ils mettent puissamment en lumière des pouvoirs qui sans eux resteraient inexplicables, comme ceux des jumeaux.
En 1801, Gauss, dans ses Disquisitiones Arithmeticae, avait déjà conçu des arithmétiques supérieures ou profondes, mais celles-ci n’ont été mises en pratique que récemment. On peut s’étonner qu’aucune arithmétique « conventionnelle » (c’est-à-dire arithmétique d’opérations) – souvent si agaçante pour les professeurs et les élèves parce qu’« artificielle » et difficile à apprendre –, ni aucune arithmétique profonde comme celle décrite par Gauss, ne soit innée dans notre cerveau comme le sont les « structures profondes » et la « grammaire générative » de Chomsky. Dans des esprits comme ceux des jumeaux, une arithmétique de ce genre serait dynamique et presque vivante – agglomérats globulaires et nébuleuses de nombres se déroulant en spirale dans un ciel mental en constante expansion.
Comme je l’ai déjà signalé, j’ai reçu une foule de communications, tant scientifiques que personnelles, après la publication de mon article sur les jumeaux. Certaines de ces communications étaient relatives à des thèmes particuliers comme celui de la « vision » ou de l’appréhension des nombres, certaines avaient trait au sens ou à la signification que l’on peut attribuer à ces phénomènes, d’autres portaient sur le caractère général des dispositions et sensibilités autistiques et sur la question de savoir comment celles-ci peuvent être favorisées ou inhibées, d’autres encore portaient sur le sujet des vrais jumeaux. Les lettres de parents dont les enfants entraient dans ces catégories étaient particulièrement intéressantes, les plus rares et les plus remarquables d’entre elles émanant de parents qui avaient été forcés à la réflexion et à la recherche et avaient réussi à allier l’émotion et l’engagement personnel le plus profond à une réelle objectivité. Parmi eux, il y avait les Park : ils étaient les parents étonnamment doués d’enfants éminemment doués mais autistes (voir C.C. Park 1967, et D. Park 1974, p. 313-323). Leur fille Ella était une dessinatrice de talent, très douée également pour les nombres, surtout dans sa jeunesse. L’« ordre » des nombres, spécialement des nombres premiers, la fascinait. Ce goût particulier pour les nombres premiers n’est pas rare. C.C. Park m’écrivit à propos d’un autre enfant autiste qu’elle connaissait et qui couvrait « compulsivement » de nombres des feuilles de papier. « Tous étaient des nombres premiers », notait-elle, ajoutant un peu plus loin : « Ce sont les fenêtres qui donnent sur un autre monde. » Par la suite, elle me signala une expérience récente faite avec un jeune homme autiste qui était, lui aussi, fasciné par les diviseurs et les nombres premiers, et percevait immédiatement leur caractère « spécial ». Il fallait d’ailleurs utiliser le mot « spécial » pour provoquer chez lui une réaction :
— Quelque chose de spécial, Joe, à propos de ce nombre (4 875) ? Joe :
— Il est divisible par 13 et par 25.
À propos d’un autre (7 241) : « Il est divisible par 13 et 557. »
Et de 8 741 : « C’est un nombre premier. »
Park fait ce commentaire : « Personne dans sa famille n’encourage son goût pour les nombres premiers ; c’est un plaisir solitaire. »
Dans ces cas-là, il est difficile de savoir comment les réponses peuvent être données presque instantanément : sont-elles « calculées », « connues » (remémorées) ou simplement « vues » d’une façon ou d’une autre ? Mais il est évident qu’un plaisir et une signification particulière s’attachent aux nombres premiers. Cela correspond en partie à un sens de la symétrie et de la beauté formelle, mais il semble y avoir aussi une « signification » ou une « puissance » d’association spécifique. Dans le cas d’Ella, on a souvent parlé de « magie » : les nombres, et plus spécialement les nombres premiers, évoquaient pour elle des pensées, des images, des sensations, des rapports précis – dont certains trop « spéciaux » ou « magiques » pour être mentionnés. L’article de David Park décrit fort bien cela.
Kurt Gödel, quant à lui, a débattu d’une façon tout à fait générale de la manière dont les nombres, surtout ceux qui sont premiers, peuvent servir de « jalons » qu’on associera à des idées, des personnes, des lieux, n’importe quoi ; un « marquage » gödelien pourrait jalonner la voie d’une « arithmétisation » ou « numéralisation » du monde (voir E. Nagel et J.R. Newman 1958). Si tel était le cas, il serait possible que des êtres comme les jumeaux ne vivent pas simplement dans un monde de nombres, mais dans le monde mis en nombres ; leur méditation ou jeu numérique étant une méditation existentielle, en quelque sorte – et une communication, étrange et précise, lorsque l’on parvient à la comprendre ou à en trouver la clé (comme le fait parfois David Park).