(1) Réminiscence

Madame O’C. était en bonne santé, quoique un peu sourde. Elle vivait dans une maison pour personnes âgées. Une nuit de janvier 1979, elle rêva de son enfance en Irlande – un rêve intense et nostalgique, au cours duquel elle entendait des chants et des danses de son pays. Lorsqu’elle se réveilla, la musique continuait, très forte et très claire. « Je dois toujours être en train de rêver », se dit-elle, mais en fait, le rêve était fini. Elle se leva, se secoua, chercha à comprendre. On était au milieu de la nuit. Elle pensa que quelqu’un avait laissé sa radio allumée. Mais pourquoi était-elle la seule à être apparemment dérangée ? Elle vérifia tous les postes de radio qu’elle put trouver – ils étaient tous éteints. Il lui vint alors une autre idée : elle avait entendu dire que les plombages dentaires peuvent parfois réagir comme des radios à quartz, et capter des émissions lointaines de forte intensité. « C’est cela, pensa-t-elle, c’est un de mes plombages qui fait des siennes. Je le ferai arranger demain matin. » Elle s’en plaignit à l’infirmière de nuit qui trouva son plombage en bon état. Madame O’C. fit alors un autre raisonnement : « Quelle est la station de radio qui peut jouer à tue-tête des chansons irlandaises au milieu de la nuit ? Des chansons et rien que des chansons, sans introduction ni commentaire ? Et uniquement des chansons que je connais ! Quelle station de radio aurait l’idée de jouer seulement mes chansons ? » C’est à ce moment-là qu’elle se demanda si la radio n’était pas tout simplement dans sa tête.

Elle était consternée – et la musique continuait de plus belle à l’assourdir. Son dernier espoir était l’ORL : son otologiste, lui, saurait la rassurer, lui dire qu’il s’agissait seulement de « bruits dans les oreilles », un phénomène lié à sa surdité, rien d’inquiétant. Mais, quand elle alla le voir dans le courant de la matinée, il lui dit : « Non, madame O’C., je ne pense pas qu’il s’agisse de vos oreilles. Si c’était une simple sonnerie, un bourdonnement ou un grondement, ce serait possible : mais un concert de chants irlandais – ce ne sont pas vos oreilles. Peut-être, continua-t-il, devriez-vous voir un psychiatre. » Le jour même, madame O’C. s’arrangea pour voir un psychiatre. « Non, madame O’C., dit le psychiatre, ce n’est pas votre esprit. Vous n’êtes pas folle – et d’ailleurs les fous n’entendent pas de la musique, ils entendent seulement des “voix”. Vous devriez voir un neurologue, mon collègue, le docteur Sacks. » C’est ainsi que madame O’C. vint me consulter.

La conversation fut loin d’être facile, en partie à cause de sa surdité, mais surtout parce que ma voix fut à plusieurs reprises couverte par ces chants, dont seuls les plus modérés lui permettaient de m’entendre. Intelligente, alerte, elle ne me semblait ni délirante ni folle, mais son regard absorbé et lointain était celui d’une personne à demi plongée dans son monde intérieur. Je ne trouvai rien d’anormal neurologiquement. Pourtant, je soupçonnais la musique d’être d’origine neurologique.

Que pouvait-il bien être arrivé à madame O’C. pour qu’elle soit ainsi ramenée au passé ? Elle avait quatre-vingt-huit ans et son état général était excellent : elle n’avait aucun signe de fébrilité, elle ne prenait aucun médicament qui puisse déséquilibrer son esprit, lequel était tout à fait sain. Et manifestement, la veille, elle était normale.

— Pensez-vous que ce soit une attaque, docteur ? demanda-t-elle, devinant mes pensées.

— Cela se pourrait, dis-je, bien que je n’aie jamais vu une attaque de ce genre. Il s’est passé quelque chose, c’est sûr, mais je ne pense pas que vous soyez en danger. Ne vous inquiétez pas et tenez bon.

— Ce n’est pas si facile de tenir bon, dit-elle, quand vous vivez ce que je suis en train de vivre. Je sais que tout est calme ici, mais je suis dans un océan de bruit.

Je voulus lui faire sur-le-champ un électroencéphalogramme, en portant une particulière attention aux lobes temporaux, qui sont les lobes « musicaux » du cerveau, mais un concours de circonstances en retarda l’exécution. Pendant ce temps, l’intensité de la musique diminuait, et surtout sa ténacité. Au bout de trois nuits, elle put recommencer à dormir et, entre deux « chants », à converser avec quelqu’un. Lorsque je lui fis faire un EEG, elle n’entendait plus que de brefs fragments de musique environ une douzaine de fois dans le courant de la journée. Après l’avoir installée et lui avoir posé les électrodes sur la tête, je lui demandai de s’allonger tranquillement, de ne rien dire, de ne pas « chanter intérieurement » et de lever légèrement l’index droit – ce qui ne risquait pas de fausser l’EEG – si elle entendait l’un des chants pendant l’enregistrement. Au cours des deux heures que dura la séance, elle leva le doigt par trois fois, et chaque fois les stylets crépitèrent, inscrivant des pointes et des vagues aiguës, témoins de l’activité des lobes temporaux. Cela confirma le fait qu’elle avait bien eu des attaques dans les lobes temporaux, lesquels sont, invariablement, comme l’avait d’ailleurs supposé Hughlings Jackson (et prouvé Wilder Penfield) les centres des « réminiscences » et des expériences hallucinatoires. Mais pourquoi ce symptôme étrange et soudain ? Je fis faire un scanner du cerveau, qui montra qu’elle avait bien eu une thrombose on un infarctus dans une région du lobe temporal droit. Le brusque assaut nocturne de chants irlandais, l’activation soudaine dans le cortex des traces mnémoniques musicales étaient apparemment la conséquence d’une attaque, et les chants se dissipèrent d’eux-mêmes au fur et à mesure que l’attaque se résorbait.

Vers la mi-avril, les chants avaient entièrement disparu et madame O’C. était redevenue elle-même. Je lui demandai alors ce qu’elle pensait de tout cet épisode, et en particulier si ces chants paroxystiques lui manquaient. « C’est drôle que vous me demandiez cela, dit-elle en souriant. Dans l’ensemble, je dirais que c’est un grand soulagement. Mais oui, au fond, ces vieux chants me manquent un peu. Maintenant je me souviens de beaucoup d’entre eux. C’est comme si un moment oublié de mon enfance m’était rendu. Et certains de ces chants étaient vraiment beaux. »

J’avais déjà entendu des sentiments de ce genre chez certains de mes patients traités à la L-DOPA – le terme que j’employais pour les qualifier était celui de « nostalgie incontinente ». Ce que me dit madame O’C. de son évidente nostalgie me rappela une histoire poignante de H.G. Wells, « La porte dans le mur ». Je lui racontai l’histoire. « C’est ça, dit-elle. Cela vous absorbe complètement. Mais ma porte est réelle, comme mon mur était réel. Ma porte mène à un passé perdu, oublié. »

Je ne vis pas d’autre cas semblable jusqu’au mois de juin de l’année dernière, lorsqu’on me demanda de recevoir madame O’M. qui résidait dans la même maison que madame O’C. Madame O’M. était aussi une femme octogénaire, un peu sourde, mais intelligente et alerte. Elle aussi entendait de la musique dans sa tête et quelquefois une sonnerie, un sifflement ou un grondement ; de temps en temps, elle entendait « des voix qui parlaient », souvent « dans le lointain » et « plusieurs en même temps », de sorte qu’elle ne pouvait jamais saisir ce qu’elles disaient. N’ayant parlé de ces symptômes à personne, elle s’était demandé pendant quatre ans, avec une secrète inquiétude, si elle n’était pas folle. Elle fut très soulagée d’apprendre par la sœur qu’il y avait eu un cas semblable dans la maison quelque temps auparavant, et très apaisée de pouvoir s’en ouvrir à moi.

Un jour, racontait madame O’M., elle était en train de râper des panais dans la cuisine lorsqu’elle commença à entendre une chanson. C’était Easter Parade, qui fut rapidement suivie de Glory, Glory, Alleluiah et de Good Night, Sweet Jesus. Comme madame O’C., elle pensa qu’on avait laissé une radio ouverte, mais elle s’aperçut bientôt que tous les postes étaient éteints. C’était en 1979, il y avait quatre ans de cela. Mais, si madame O’C. guérit en quelques semaines, madame O’M., elle, continuait à entendre de la musique et cela ne fit que s’aggraver.

Au début, elle n’entendit que ces trois chants. La musique survenait chaque fois qu’elle se risquait à penser à l’un d’entre eux, parfois même à l’improviste. Elle essayait bien d’éviter d’y penser, mais cet effort se révélait avoir les mêmes conséquences que la pensée elle-même.

— Aimez-vous particulièrement ces chants-là ? lui demandai-je comme un psychiatre. Ont-ils une signification spéciale pour vous ?

— Non, répondit-elle sur-le-champ. Je ne les ai jamais particulièrement aimés et je ne pense pas qu’ils aient une signification spéciale pour moi.

— Et qu’éprouviez-vous lorsqu’ils vous poursuivaient ?

— J’en suis venue à les haïr, répliqua-t-elle vivement. C’était comme si un voisin fou passait sans arrêt le même disque.

Pendant plus d’une année, ces chants se succédèrent de façon exaspérante. Après quoi, cette musique intérieure se compliqua et se diversifia – ce qui était, en un sens, une aggravation, mais, en un autre, un repos. Elle entendait une multitude de chants – parfois plusieurs en même temps ; parfois un chœur ou un orchestre ; et, à l’occasion, des voix ou simplement un brouhaha.

Lorsque j’examinai madame O’M., je ne trouvai rien d’anormal, sinon quelque chose d’un singulier intérêt au point de vue auditif. Elle avait une surdité de l’oreille interne, d’un type assez courant, mais aussi une difficulté particulière à percevoir et distinguer les tons, – ce que les neurologues appellent amusia, et qui est plus spécialement lié à une altération fonctionnelle des lobes auditifs (ou temporaux) du cerveau. Elle se plaignait d’ailleurs du fait de ne plus pouvoir, à la chapelle, distinguer les cantiques les uns des autres, de sorte que, pour les reconnaître, il lui fallait se fier aux mots ou au rythme et non plus aux tons ou aux airs{35}. Bien qu’ayant chanté dans sa jeunesse, elle chanta faux et d’une voix plate au cours du test. Elle disait aussi que cette musique intérieure était plus vive lorsqu’elle se réveillait, et diminuait au fur et à mesure que d’autres impressions sensorielles augmentaient ; il y avait peu de chances qu’elle survienne, par exemple, si elle était occupée – émotionnellement, intellectuellement, ou surtout visuellement. Au cours de l’heure qu’elle passa avec moi, elle n’entendit cette musique qu’une seule fois – quelques mesures d’Easter Parade, jouées si fort et si brusquement qu’elle put à peine m’entendre.

L’électroencéphalogramme révéla une tension et une excitabilité frappantes dans les deux lobes temporaux – qui sont les zones du cerveau associées à la représentation centrale des bruits et de la musique ainsi qu’à l’évocation de scènes et d’expériences complexes. Chaque fois qu’elle « entendait » quelque chose, les vagues de haute tension formaient des pointes aiguës, nettement convulsives. Cela confirma mon idée qu’elle avait une épilepsie musicale associée à une maladie des lobes temporaux.

Qu’arrivait-il, en fait, à ces deux femmes ? Le terme d’« épilepsie musicale » semble une contradiction, car la musique est normalement tout imprégnée de sens et de sentiment, et correspond en nous à quelque chose de profond, que Thomas Mann appelle « le monde derrière la musique » – tandis que l’épilepsie suggère le contraire : un événement physiologique brut, fortuit, tout à fait arbitraire, dépourvu de sens et de sentiment. Parler d’« épilepsie musicale » ou d’« épilepsie personnalisée » est donc contradictoire. Pourtant, de telles épilepsies peuvent survenir lorsqu’il y a attaques du lobe temporal – ce sont des épilepsies de la zone remémoratrice du cerveau. Hughlings Jackson les a décrites il y a un siècle, parlant dans ce contexte d’« états de rêve », de « réminiscences » et de « psycholepsies » :

Les épileptiques connaissent parfois des états mentaux vagues et pourtant excessivement compliqués aux premiers assauts de la crise (…) Cet état mental compliqué, appelé aussi aura intellectuelle, est toujours le même, ou essentiellement le même dans chaque cas.

Ces descriptions restèrent purement anecdotiques jusqu’aux remarquables études de Wilder Penfield, un demi-siècle plus tard. Non seulement Penfield parvint à localiser l’origine de ces épilepsies dans les lobes temporaux, mais il put aussi évoquer l’« état mental complexe » ou les « hallucinations expérimentales » extrêmement précises et détaillées survenant lors de ces crises par un léger stimulus électrique des points du cortex cérébral prédisposés à la crise – comme cela fut démontré, en chirurgie, sur des patients ayant toute leur conscience. Ces stimuli provoquaient instantanément chez eux de vives hallucinations : en dépit de l’atmosphère anonyme de la salle d’opération, ils se mettaient à réentendre des airs, à revivre des scènes, à revoir des gens, comme si c’était la réalité, et ils étaient capables de les décrire à l’assistance avec des détails surprenants, confirmant ce que Jackson décrivait soixante ans plus tôt lorsqu’il parlait d’un très caractéristique « dédoublement de conscience ».

Il y a (1) l’état de conscience quasiment parasitaire (état de rêve) et (2) des bribes de conscience normale. Il se produit donc un dédoublement de conscience (…) une diplopie mentale.

C’était précisément ce qu’exprimaient mes deux patientes ; madame O’M. me voyait et m’entendait, non sans quelques difficultés, à travers le rêve assourdissant d’Easter Parade ou celui, plus silencieux mais plus profond, de Good Night, Sweet Jesus (ce qui évoquait pour elle une église de la 31e rue, où elle avait coutume d’aller et où l’on chantait ce cantique après une neuvaine). Madame O’C. me voyait et m’entendait, elle aussi, à travers l’anamnèse, beaucoup plus profonde, de son enfance irlandaise : « Je sais que vous êtes là, docteur Sacks. Je sais que je suis une vieille femme qui a eu une attaque et se trouve dans une maison pour personnes âgées, mais j’ai l’impression d’être de nouveau une enfant en Irlande – je sens le bras de ma mère, je la vois, je l’entends chanter. » Penfield montrait que des hallucinations ou des rêves épileptiques de ce genre ne sont jamais imaginaires : ils correspondent toujours à des souvenirs très précis et très vifs, accompagnés de ces mêmes émotions qui accompagnaient l’expérience originelle. Étant donné leur aspect extraordinairement détaillé et cohérent, qui revenait chaque fois que le cortex était stimulé et dépassait tout ce dont une mémoire ordinaire peut se souvenir, Penfield pensa que le cerveau emmagasinait presque parfaitement chaque expérience de la vie, qu’il conservait quelque part le flux de la conscience, si bien que celui-ci pouvait être évoqué ou rappelé en permanence, soit pour les besoins ou les circonstances ordinaires de la vie, soit dans des cas extraordinaires de stimulation épileptique ou électrique. La variété ainsi que l’« absurdité » apparente de ce genre de scènes et de souvenirs convulsifs faisaient croire à Penfield que ces réminiscences étaient essentiellement aléatoires et dépourvues de signification :

Pendant l’opération, il apparaît en général très clairement que la réponse expérimentale évoquée reproduit au hasard tout ce qui composait le flux de conscience au cours d’un moment quelconque de la vie du patient (…) Il peut s’agir [Penfield continue, résumant l’extraordinaire mélange de rêves et de scènes épileptiques qu’il a évoqué] d’un moment où l’on écoute de la musique, où l’on regarde, par l’embrasure de la porte, une salle de danse, où l’on se représente les agissements des voleurs d’après une bande dessinée, du moment où l’on s’éveille d’un rêve très intense, de celui d’une conversation amusante avec des amis, de celui où l’on écoute son petit garçon pour être sûr qu’il va bien, de celui où l’on observe des signaux lumineux, de celui où l’on gît sur la table d’accouchement au moment de la naissance, de celui où l’on est effrayé par un homme menaçant, de celui où l’on observe des gens entrer couverts de neige dans la pièce où l’on se trouve (…) Ce peut être le moment où l’on se tient à l’angle des rues Jacob et Washington (South Bend, Indiana) (…) celui où l’on regarde passer les wagons d’un cirque, une nuit de notre enfance, il y a bien des années (…) le moment où vous écoutez et regardez votre mère souhaiter bon voyage à un invité qui part (…) celui où vous écoutez vos parents chanter des cantiques de Noël.

J’aimerais citer dans son entier ce magnifique passage de Penfield (Penfield et Perot 1963, p. 687 sq). Comme mes deux dames irlandaises, il donne un sentiment étonnant de « physiologie personnelle », de physiologie du soi. Penfield est impressionné par la fréquence des crises « musicales », et il donne de nombreux exemples fascinants et souvent amusants :

Image5

Réponses auditives expérimentales à un stimulus. 1. Une voix (14) ; cas 28. 2. Voix (14). 3. 1 voix (15). 4. Une voix familière (17). 5. Une voix familière (21). 6. Une voix (23). 7. Une voix (24). 8. Une voix (25). 9. Une voix (28) ; cas 29. 10. Musique familière (15). 11. Une voix (16). 12. Une voix familière (17). 13. Une voix familière (18). 14. Musique familière (19). 15. Voix (23). 16. Voix (27) ; cas 4. 17. Musique familière (14). 18. Musique familière (17). 19. Musique familière (24). 20. Musique familière (25) ; cas 30. 21. Musique familière (23) ; cas 31. 22. Voix familière (16) ; cas 32. 23. Musique familière (23) ; cas 5. 24. Musique familière (Y). 25. Bruits de pas (1) ; cas 6. 26. Voix familière (14). 27. Voix (22) ; cas 8. 28. Musique (15) ; cas 9. 29. Voix (14) ; cas 36. 30. Bruit familier (16) ; cas 35. 31. Une voix (16a) ; cas 23. 32. Une voix (26). 33. Voix (25). 34. Voix (27). 35. Une voix (28). 36. Une voix (33) ; cas 12. 37. Musique (12) ; cas 11. 38. Une voix (Md) ; cas 24. 39. Voix familière (14). 40. Voix familières (15). 41. Aboiements de chien (17). 42. Musique (18). 43. Une voix (20) ; cas 13. 44. Voix familière (11). 45. Une voix (12). 46. Voix familière (13). 47. Voix familière (14). 48. Musique familière (15). 49. Une voix (16) ; cas 14. 50. Voix (2). 51. Voix (3). 52. Voix (5). 53. Voix (6). 54. Voix (10). 55. Voix (11) ; cas 15. 56. Voix familière (15). 57. Voix familière (16). 58. Voix familière (22) ; cas 16. 59. Musique (10) ; cas 17. 60. Voix familière (30). 61. Voix familière (31). 62. Voix familière (32) ; cas 3. 63. Musique familière (8). 64. Musique familière (10). 65. Musique familière (D2) ; cas 10. 66. Voix (11) ; cas 7.

Nous étions surpris du nombre de fois où le patient entendait de la musique sous l’effet d’un stimulus électrique. Celle-ci était produite à partir de dix-sept points différents dans onze cas (voir figure). Quelquefois c’était un orchestre, d’autres fois des voix qui chantaient, un piano qui jouait, ou un chœur. À maintes reprises, ce fut un refrain de la radio (…) La production de musique se trouve localisée dans la circonvolution temporale supérieure, à la surface latérale ou supérieure (et donc proche du point associé à ce que l’on appelle l’épilepsie musicogène).

Les exemples que donne Penfield confirment, d’une façon dramatique et souvent comique, cette constatation. La liste suivante est extraite de son dernier article :

White Christmas (cas 4). Chanté par un chœur.

Rolling Along Together (cas 5). Non identifié par le patient, mais reconnu par une infirmière de la salle d’opération lorsque le patient le fredonnait sous l’effet d’une stimulation.

Hush-a-Bye Baby (cas 6). Chanté par sa mère, mais aussi sans doute le refrain d’un programme de radio.

« Un chant qu’il a déjà entendu, un tube à la radio » (cas 10).

Oh Marie, Oh Marie (cas 30). Le refrain d’un programme de radio.

The War March of the Priests (cas 31). C’était l’autre face de l’Hallelujah Chorus, un disque appartenant au patient.

« Père et mère chantant des chants de Noël » (cas 32).

Music from Guys and Dolls (cas 37).

« Une chanson qu’elle a souvent entendue à la radio » (cas 45).

I’ll Get By et You’ll Never Know (cas 46). Chansons qu’il a souvent entendues à la radio.

Dans chacun des cas – comme avec madame O’M. –, la musique était invariablement la même et toujours stéréotypée. Le même air (ou les mêmes airs) revenait sans arrêt, soit au cours de crises spontanées, soit sous l’effet d’un stimulus électrique du cortex aux points sensibles. Ces airs étaient donc en vogue à la radio, mais aussi dans les crises hallucinatoires : ils constituaient, si l’on peut dire, le « Hit Parade du cortex ».

Nous pouvons nous demander s’il y a une raison pour que certains patients « choisissent » en particulier certaines chansons (ou certaines scènes) pour les reproduire dans leurs crises hallucinatoires. Penfield se pose la question et pense que le choix en question n’a pas de signification ni de raison d’être :

Il est très difficile d’imaginer que certains des incidents et des chants insignifiants qui reviennent sous l’effet de la stimulation électrique ou de la décharge épileptique puissent avoir une signification affective quelconque pour le patient, même si l’on est tout à fait conscient de cette éventualité.

La sélection, conclut-il, « se fait tout à fait au hasard, si l’on excepte l’évidence du conditionnement cortical ». C’est la physiologie, si l’on peut dire, qui s’exprime.

Penfield a peut-être raison. Mais pourrait-il y avoir autre chose ? Est-il « véritablement » conscient, dans les domaines qui nous importent, de la signification possible de ces chants, de ce « monde derrière la musique », pour reprendre l’expression de Thomas Mann ? La question : « Ce chant a-t-il une signification spéciale pour vous ? » est-elle suffisante ? Nous ne savons que trop, par l’étude des « associations libres », combien les pensées en apparence les plus banales ou fortuites peuvent en fait avoir une profondeur et une résonance inattendues que seule une analyse perspicace peut mettre en évidence. Ni chez Penfield, ni dans aucune autre psychologie à fondement exclusivement physiologique, on ne trouve d’analyse de ce genre. Nous n’avons peut-être pas besoin d’une étude aussi profonde, mais, étant donné l’extraordinaire occasion de la faire que nous fournit un tel mélange de chansons et de scènes convulsives, nous pensons qu’il vaut la peine de la tenter.

Pour revenir à madame O’M., j’aimerais tirer au clair la nature de ses associations et de ses sentiments au sujet de ses « chansons ». Peut-être n’est-ce pas nécessaire, mais je pense qu’il faut au moins essayer. Une chose importante est déjà apparue. Si, consciemment, elle ne peut attribuer de sentiment ou de signification spéciale à ces trois chants, en revanche elle se souvient maintenant – et les autres le confirment – qu’elle les fredonnait inconsciemment, bien longtemps avant qu’ils ne deviennent des crises hallucinatoires. Ce qui tend à prouver qu’ils étaient déjà « choisis » inconsciemment – et que cette sélection fut interceptée au passage par une pathologie organique.

Sont-elles encore ses chansons préférées ? Ont-elles toujours de l’importance pour elle ? Que retire-t-elle de sa musique hallucinatoire ? Dans le mois qui suivit ma rencontre avec madame O’M., un article parut dans le New York Times, intitulé : « Chostakovitch avait-il un secret ? » Le « secret » de Chostakovitch, d’après un neurologue chinois, le docteur Dajue Wang, aurait été la présence dans son cerveau d’un éclat métallique, un fragment d’obus mobile dans la corne temporale du ventricule gauche. Chostakovitch ne souhaitait apparemment pas se le faire enlever :

Depuis que le fragment était là, disait-il, chaque fois qu’il penchait la tête d’un côté, il entendait de la musique. Sa tête était pleine de mélodies – toutes différentes – qu’il utilisait pour composer.

Lorsque Chostakovitch remuait la tête, on pouvait prétendument voir aux rayons X le fragment d’obus bouger, faisant pression lorsqu’il se penchait sur son lobe temporal « musical » et engendrant ainsi une infinité de mélodies que son génie pouvait utiliser. Le docteur R.A. Henson, qui a dirigé le livre Music and the Brain (1977), fait preuve à cet égard d’un scepticisme profond, et pourtant mitigé : « J’hésiterais à affirmer, dit-il, que ce n’est pas possible. »

Après avoir lu l’article, je le fis lire à madame O’M. Ses réactions furent claires et nettes. « Je ne suis pas un Chostakovitch, dit-elle. Je ne peux pas utiliser mes chansons. De toute façon, j’en suis fatiguée – ce sont toujours les mêmes. Pour Chostakovitch, les hallucinations musicales ont peut-être été un don, mais pour moi elles ne sont qu’une nuisance. Lui ne voulait pas de traitement – moi j’en ai grande envie. » Je mis donc madame O’M. sous anticonvulsif et ses convulsions musicales cessèrent aussitôt.

Je l’ai revue récemment et lui ai demandé si celles-ci lui manquaient. « Jamais de la vie ! me répondit-elle. Je me sens beaucoup mieux sans elles. » Mais ce n’était pas le cas, comme nous l’avons vu, pour madame O’C., dont l’hallucinose, beaucoup plus complexe, plus mystérieuse et plus profonde, n’en finissait pas moins, tout en étant due au hasard, par avoir une grande signification et utilité psychologiques.

Certes, chez madame O’C., l’épilepsie était différente dès le départ tant du point de vue physiologique que de celui du caractère et de l’impact « personnels ». Pendant les soixante-douze premières heures, la crise, l’« état » de crise était presque permanent, associé à une apoplexie du lobe temporal, ce qui en soi était déjà épuisant. Ensuite, une émotion et un contenu émotionnel irrépressibles (profondément nostalgiques) s’associaient aux crises : l’impression écrasante d’être redevenue une enfant dans les bras de sa mère, sous un toit oublié depuis longtemps – cette émotion aussi avait une base physiologique : la brutalité et l’étendue de l’attaque et de la perturbation qu’elle entraînait dans les centres aussi profonds et primitifs que sont le lobule de l’hippocampe, les amygdales, le système limbique, etc.

Il est possible que ce genre d’attaques ait une origine à la fois physiologique et subjective, qu’elles viennent de régions cérébrales particulières, mais aussi qu’elles rencontrent des circonstances et besoins psychiques particuliers, comme dans ce cas rapporté par Dennis Williams (1956) :

Un sujet, 31 (cas 2770), présentait une grave épilepsie lorsqu’il se trouvait seul au milieu d’étrangers. L’attaque survient : il a un souvenir visuel de ses parents à la maison et se dit : « Comme ce serait merveilleux de revenir en arrière. » Il décrit ce souvenir comme très agréable. Il a la chair de poule, il passe du chaud au froid et l’attaque va en décroissant, ou évolue vers une convulsion.

Williams ne se rend pas bien compte de cette stupéfiante histoire, et n’établit pas de rapport entre ses différents épisodes. Il disqualifie l’émotion comme étant purement physiologique – un « accès de plaisir » déplacé – et passe sous silence également le rapport possible entre le fait de « revenir à la maison » et le fait de se sentir seul. Peut-être a-t-il raison, et tout cela n’est-il que physiologique ; mais je ne peux m’empêcher de penser que, si une crise devait survenir, cet homme, le cas 2770, s’arrangeait pour avoir les bonnes crises au bon moment.

Dans le cas de madame O’C., le besoin nostalgique était plus chronique et plus profond, car son père mourut avant sa naissance et sa mère alors qu’elle n’avait pas cinq ans. Orpheline, seule, elle fut envoyée en Amérique chez une tante célibataire plutôt sinistre. Or, madame O’C. n’avait pas de souvenir conscient des cinq premières années de sa vie – nul souvenir de sa mère, de l’Irlande ou de « sa maison ». Elle avait toujours éprouvé une tristesse poignante de ce manque, de cet oubli des premières et des plus précieuses années de sa vie. Elle avait toujours tenté, mais en vain, de retrouver les souvenirs oubliés de son enfance. Maintenant, grâce à son rêve et à ce long « état de rêve » qui lui faisait suite, elle retrouvait le sens vital de son enfance perdue. Ce qu’elle éprouvait alors n’était pas seulement un « plaisir soudain », mais une joie vibrante, profonde et poignante. C’était, comme elle le disait, une porte qui s’ouvrait – une porte qui était restée obstinément fermée toute sa vie.

Dans son beau livre sur les « souvenirs involontaires » (A Collection of Moments, 1970), Esther Salaman parle de la nécessité de préserver, ou de retrouver, les « souvenirs précieux et sacrés de l’enfance » et combien la vie sans eux est appauvrie, privée de fondement. Elle évoque la joie profonde, le sens des réalités, que peut procurer le fait de retrouver ces souvenirs, elle donne une abondance de merveilleuses citations, à coloration autobiographique, de Proust et de Dostoïevski, notamment. Nous sommes tous « exilés de notre passé », écrit-elle, « c’est pourquoi nous avons besoin de le ressaisir ». Pour madame O’C., ce fut un accident cérébral qui, paradoxalement, lui offrit, à près de quatre-vingt-dix ans, au terme d’une longue vie solitaire, l’occasion de retrouver de « précieux et sacrés » souvenirs d’enfance : cette étrange et presque miraculeuse anamnèse ouvrit par force la porte close de l’amnésie de son enfance.

Contrairement à madame O’M. qui les trouvait épuisantes et exaspérantes, madame O’C. trouvait ses attaques rafraîchissantes. Elles lui donnaient l’impression d’une assise, d’une réalité psychologique, d’un sens élémentaire : celui d’avoir eu une enfance réelle dans une vraie maison, d’avoir été dorlotée, aimée, soignée – sens qu’elle avait perdu au cours de dizaines d’années de coupure et d’« exil ». Aussi, contrairement à madame O’M. qui voulait un traitement, madame O’C. refusait-elle les antispasmodiques : « J’ai besoin de ces souvenirs, disait-elle. J’ai besoin de ce qui arrive… Cela finira tout seul bien assez tôt. »

Dostoïevski avait des « attaques psychiques » ou « états mentaux élaborés » à l’approche de ses crises d’épilepsie :

Vous tous, gens bien portants, vous ne pouvez pas imaginer la félicité que nous éprouvons, nous autres épileptiques, durant la seconde qui précède notre crise (…) J’ignore si cette félicité dure des secondes, des heures ou des mois, mais, croyez-moi, je ne l’échangerais pas pour toutes les joies du monde (T. Alajouanine 1963).

Madame O’C. aurait compris cela. Elle aussi connaissait une extraordinaire félicité durant ses crises d’épilepsie : elle y voyait l’apogée de la santé physique et mentale – la clé, la porte même de la santé : aussi éprouvait-elle sa maladie comme une guérison.

À la suite de son attaque, lorsqu’elle commença à aller mieux, madame O’C. eut une période de crainte et de mélancolie. « La porte se referme, disait-elle, tout s’échappe à nouveau. » Et en effet, vers le milieu d’avril, les irruptions soudaines de scènes, de musiques et d’impressions d’enfance disparurent. Car ces « transports » épileptiques soudains, qui la ramenaient au monde de sa tendre enfance, étaient sans aucun doute d’authentiques « réminiscences » : comme Penfield l’a démontré, ces crises appréhendent et reproduisent une réalité expérimentale et non imaginaire – les fragments réels d’un moment de la vie, de l’expérience d’un individu.

Mais Penfield persiste à parler de « conscience » à ce sujet – d’épilepsies physiques qui saisiraient et reproduiraient convulsivement une partie du flux de la conscience. Ce qui est particulièrement important et émouvant dans le cas de madame O’C., c’est que la « réminiscence » épileptique appréhende ici une réalité inconsciente – des expériences de la tendre enfance, éteintes ou refoulées – et les ramène, de manière convulsive, à la mémoire et à la conscience. C’est probablement la raison pour laquelle l’expérience, loin d’être oubliée, a laissé une impression profonde et durable et continue d’être ressentie comme significative et curative, même si physiologiquement la « porte » est fermée. « Je suis contente que cela soit arrivé, dit-elle après coup, ce fut l’expérience la plus saine et la plus heureuse de ma vie. Ce grand morceau de mon enfance ne me manque plus. Maintenant je ne me rappelle plus certains détails, mais je sais que tout y est. Il y a là une sorte de complétude que je n’avais encore jamais connue. »

Ces mots n’étaient pas vains, ils étaient courageux et vrais. Les crises de madame O’C. entraînaient chez elle une sorte de « conversion », elles donnaient un centre à une vie qui en était privée et lui rendaient l’enfance qu’elle avait perdue, lui donnant ainsi, et jusqu’à la fin de ses jours, une sérénité nouvelle – cette sécurité et cette sérénité que seuls connaissent ceux qui ont la pleine possession et la pleine mémoire de leur passé.

POST-SCRIPTUM

Hughlings Jackson dit : « Je n’ai jamais été consulté pour une simple “réminiscence” »… et Freud dit au contraire : « La névrose est réminiscence. » Tous les deux utilisent manifestement le même mot en des sens opposés – car l’objectif de la psychanalyse, il faut le dire, est de remplacer de fausses ou imaginaires « réminiscences » par de vrais souvenirs ou des anamnèses du passé (au cours des épilepsies psychiques, c’est un vrai souvenir de ce genre qui se trouve précisément évoqué, qu’il soit banal ou profond). Freud, nous le savons, admirait beaucoup Hughlings Jackson – mais nous ne savons pas si Jackson, qui a vécu jusqu’en 1911, a jamais entendu parler de Freud.

L’intérêt d’un cas comme celui de madame O’C. est d’être à la fois « jacksonien » et « freudien » : elle souffrait d’une « réminiscence » jacksonienne, laquelle lui servait, comme l’aurait fait une « anamnèse » freudienne, à s’ancrer, donc à guérir. Des cas de ce genre sont à la fois passionnants et précieux, car ils font le lien entre la maladie physique et l’histoire personnelle, désignant, si nous acceptons cette perspective, la neurologie à venir, celle de l’expérience vivante. Hughlings Jackson n’aurait pas renié cela, je pense. Car c’est sûrement ce à quoi il songeait lorsqu’il décrivit les « états de rêve » et la « réminiscence » en 1880.

Penfield et Perot intitulent leur article « L’enregistrement cérébral de l’expérience visuelle et auditive ». Nous allons méditer maintenant sur la forme, ou les formes, que prennent de tels enregistrements. Au cours de ces crises très concrètes et très personnelles, toute une portion d’expérience se trouve entièrement restituée. Or, que peut-il bien se produire qui puisse reconstituer une expérience ? Est-ce quelque chose qui ressemble à un film ou à un disque et qui serait projeté ou diffusé par le cerveau ? Ou bien quelque chose d’analogue à cela, mais antérieur, comme une sorte de scénario ou de partition ? Quelle forme naturelle prend le répertoire de nos vies ? Ce répertoire qui alimente non seulement la mémoire et la « réminiscence », mais aussi notre imagination à tous les niveaux, depuis les sensations et les images motrices les plus élémentaires jusqu’aux paysages, scènes et univers imaginatifs les plus complexes ; ce répertoire, cette mémoire, cette imagination d’une vie essentiellement personnelle, dramatique et « iconique ».

Les expériences de réminiscence de nos patients ont soulevé des questions fondamentales sur la nature de la mémoire (ou mnèsis) – lesquelles se posent, à l’envers, dans nos histoires d’amnésie ou amnèsis (« Le marin perdu » et « Une question d’identité », chapitres II et XII). De même, ceux de nos patients atteints d’agnosies soulèvent des questions sur la nature de la connaissance (ou gnosis), que ce soit la dramatique agnosie visuelle du docteur P. (« L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau ») ou les agnosies auditives et musicales de madame O’M. et d’Emily D. (chapitre IX, « Le discours du président »). Et la désorientation motrice, ou apraxie, de certains retardés et de patients atteints au lobe frontal soulève des questions sur la nature de l’action (ou praxis) – ces apraxies peuvent être si graves que ces patients se trouvent incapables de marcher, car ils ont perdu leur « mélodie kinésique », leur mélodie motrice (on voit dans Cinquante Ans de sommeil que cela peut aussi arriver à des parkinsoniens).

Madame O’C. et madame O’M. souffraient de « réminiscence », d’une poussée convulsive de mélodies et de scènes – une sorte d’hypermnèsis et d’hypergnosis ; tandis que nos patients amnésiques et agnosiques ont perdu (ou sont sur le point de perdre) leurs mélodies et scènes intérieures. Tous ces cas attestent la nature essentiellement « mélodique » et « scénique » de la vie intérieure, de la nature « proustienne » de la mémoire et de la pensée.

Si l’on stimule le cortex de l’un de ces patients en un point précis, une évocation ou réminiscence « proustienne » déferle convulsivement en lui. Quel peut bien en être le médiateur ? Quelle est l’organisation cérébrale qui permet ce surgissement ? Nos concepts habituels pour définir les processus et représentations cérébrales sont essentiellement informatiques{36}, et sont par conséquent formulés en termes de « schémas », « programmes », « algorithmes », etc.

Mais schémas, programmes, algorithmes suffisent-ils à rendre la qualité d’une expérience, sa richesse dramatique, musicale et visionnaire – cette intense qualité personnelle qui fait d’elle une « expérience » ?

Notre réponse sera claire, et même passionnée : Non ! Les représentations informatiques – même celles, d’une exquise sophistication, envisagées par Marr et Bernstein (les deux plus grands pionniers et penseurs en ce domaine) – ne pourront jamais en elles-mêmes constituer des représentations « iconiques », celles-là mêmes qui sont la trame et la texture de la vie.

Nous voyons apparaître un gouffre, et même un abîme, entre ce que nous apprenons par nos patients et ce que racontent les physiologues. Y a-t-il un moyen de bâtir un pont au-dessus de cet abîme ? Ou alors, si c’est catégoriquement impossible (ce qui pourrait bien être le cas), existe-t-il, au-delà de la cybernétique, des concepts par lesquels nous pourrions mieux comprendre la nature essentiellement personnelle, proustienne, de la réminiscence mentale, vitale ? Aurions-nous donc, en résumé, une physiologie personnelle ou proustienne, par-delà et au-dessus de la physiologie mécaniste, une physiologie sherringtonienne en quelque sorte ? (Sherrington lui-même y fait allusion dans Man on His Nature [1940] lorsqu’il conçoit l’esprit comme un « métier à tisser enchanté » tissant des modèles toujours changeants et pourtant toujours porteurs de sens – tissant en fait des schémas de sens.)

Ces modèles pourraient certes transcender des modèles ou programmes purement formels, venus de l’informatique, et restituer la dimension essentiellement personnelle qui est inhérente à la réminiscence, inhérente d’ailleurs à toute mnèsis, gnosis ou praxis. Si nous nous demandons quelle forme, quelle organisation peuvent bien prendre ces modèles, la réponse s’impose immédiatement : les modèles personnels, épousant l’individuel, devront prendre la forme de scénarios ou de partitions – tout comme les modèles abstraits, ceux des ordinateurs, doivent avoir la forme de schémas ou de programmes. Aussi devons-nous concevoir un niveau de partitions ou de scénarios cérébraux au-dessus du niveau des programmes cérébraux.

Je suppose, par exemple, que la partition d’Easter Parade est inscrite de manière indélébile dans le cerveau de madame O’M. – elle est sa partition propre, celle qui inclut tout ce qu’elle a pu entendre et éprouver au moment où cette expérience s’est inscrite en elle pour la première fois. De la même manière, le scénario de sa scène d’enfance dramatique a dû rester inscrit de manière indélébile dans les portions « dramaturgiques » de son cerveau, où il est tout à fait récupérable bien qu’apparemment oublié.

Dans les cas cités par Penfield, notons que, si l’on enlève le minuscule point de convulsion du cortex, foyer d’irritation qui provoque la réminiscence, la scène remémorée peut disparaître dans sa totalité et une réminiscence ou « hypermnésie » absolument spécifique sera remplacée par un oubli ou amnésie tout aussi spécifique. Il y a là quelque chose d’effrayant et d’extrêmement important : la possibilité d’une réelle chirurgie psychologique, d’une neurochirurgie de l’identité (infiniment plus fine et plus spécifique que nos lourdes amputations et lobotomies, lesquelles peuvent éteindre ou déformer le caractère, mais sont incapables de toucher aux expériences individuelles).

Pour être possible, une expérience doit être organisée de manière iconique ; il en est de même pour l’action. L’« empreinte cérébrale » – en tout cas de tout ce qui est vivant – doit être iconique. L’iconique est la forme définitive de l’empreinte cérébrale, quand bien même celle-ci serait informatique ou programmatique dans ses formes préliminaires. La forme définitive de la représentation cérébrale doit être de nature « artistique », ou doit rendre possible la mise en scène artistique et mélodique de l’expérience et de l’action.

De même, si les représentations cérébrales sont endommagées ou détruites, comme c’est le cas dans les amnésies, apraxies et agnosies, leur reconstitution (si elle est possible) exige une double approche – une tentative de reconstruire les programmes et systèmes endommagés, comme la neuropsychologie soviétique l’a remarquablement exposé, ou une approche directe des mélodies et décors intérieurs (comme celle décrite dans Cinquante Ans de sommeil et dans Sur une jambe, ainsi que dans de nombreux cas évoqués dans ce livre, en particulier dans le chapitre XXI et dans l’introduction de la quatrième partie). Les deux approches peuvent être utiles – ou utilisées ensemble – si nous avons à comprendre ou assister des patients dont le cerveau est endommagé : thérapie « systématique » et thérapie par l’« art » se complètent, et il faut recourir de préférence aux deux à la fois.

Tout cela fut amorcé il y a une centaine d’années par Hughlings Jackson, dans son récit original sur la « réminiscence » (1880) ; par Korsakov à propos de l’amnésie (1887) ; et par Freud et Anton, dans les années 1890, à propos des agnosies. Leur remarquable perspicacité a été presque oubliée, éclipsée par l’arrivée d’une physiologie systématique. Il est temps aujourd’hui de se souvenir de leurs intuitions, et d’y revenir, afin que notre époque voie naître une nouvelle science et une nouvelle thérapie « existentielles », non dépourvues de beauté, qui s’uniraient à la science et à la thérapie systématiques pour élargir notre compréhension et notre pouvoir d’action.

Depuis la première édition de ce livre, j’ai été consulté pour de nombreux cas de « réminiscence » musicale – ils ne sont évidemment pas rares, surtout chez les personnes âgées, mais la peur empêche souvent de demander conseil. De temps en temps (comme chez mesdames O’C. et O’M.), une pathologie sérieuse est mise à jour. Parfois – comme dans ce compte rendu récent d’un cas (New England Journal of Medicine, 5 septembre 1985) – l’origine en est toxique, comme peut l’être, par exemple, une overdose d’aspirine. Les patients atteints de graves surdités nerveuses peuvent aussi connaître des « fantômes » musicaux. Mais, dans la majeure partie des cas, on ne découvre aucune pathologie et l’état du patient, tout en étant pénible pour lui, est considéré comme essentiellement bénin. (La question de savoir pourquoi les zones musicales du cerveau, surtout ces zones-là, sont si prédisposées à de telles « décharges » dans le grand âge, reste loin d’être éclaircie.)