(6) Fantômes
Un « fantôme », au sens où l’entendent les neurologues, est une image ou un souvenir d’une partie du corps, en général un membre, persistant des mois et des années après sa disparition. Déjà connus dans l’Antiquité, les fantômes ont été décrits et étudiés en détail par le grand neurologue américain Silas Weir Mitchell, pendant et après la guerre de Sécession.
Weir Mitchell a répertorié de nombreuses sortes de fantômes – les uns spectraux et irréels (que l’on a appelés des « fantômes sensoriels », les autres irrépressiblement (et même dangereusement) vivants et réels ; les uns très douloureux, les autres (la plupart) indolores ; les uns d’une exactitude quasi photographique, comme s’ils étaient des répliques ou des fac-similés du membre perdu, les autres ridiculement raccourcis ou déformés… sans oublier les « fantômes négatifs » ou les « fantômes d’absence ». Weir Mitchell ne manquait pas de signaler que ces dérèglements de l’« image du corps » (le terme ne fut employé par Henry Head que cinquante ans plus tard) peuvent être la conséquence d’autres facteurs centraux (stimulation ou lésion du cortex sensoriel, notamment des lobes pariétaux) ou de facteurs périphériques (maladie des moignons nerveux, ou neuromes ; lésion nerveuse, stimulation ou blocage nerveux ; trouble des racines nerveuses vertébrales ou de l’appareil sensoriel de la moelle épinière). Je me suis moi-même penché tout particulièrement sur ces facteurs périphériques.
Les fragments qui suivent sont extrêmement courts, presque anecdotiques. Ils sont extraits d’une rubrique du British Medical Journal appelée « Clinical Curio ».
Doigt fantôme
Un marin s’était coupé accidentellement l’index droit. Pendant quarante ans, il fut importuné par le fantôme de ce doigt qui se tendait raide, comme au moment où il fut coupé. Chaque fois qu’il portait la main à son visage – par exemple pour manger ou pour se gratter le nez –, il avait peur d’être éborgné par ce doigt fantôme. (Il avait beau savoir que ce n’était pas possible, le sentiment en était irrépressible.) Il fut ensuite victime d’une grave neuropathie sensorielle due au diabète et perdit toute sensation, même celle d’avoir des doigts. Le doigt fantôme disparut alors, lui aussi.
Il est bien connu qu’un dérèglement pathologique central, comme une attaque sensorielle, peut « guérir » un fantôme. Un dérèglement pathologique périphérique n’a-t-il pas bien souvent le même effet ?
Disparition de membres fantômes
Tous les amputés, et tous ceux qui travaillent avec eux, savent qu’un membre fantôme joue un rôle essentiel dans l’usage d’un membre artificiel. Le docteur Michaël Kremer écrit à ce sujet : « Sa valeur pour l’amputé est énorme. Je suis absolument certain qu’aucun amputé ne peut marcher de façon correcte avec un membre inférieur artificiel avant d’y avoir incorporé une image corporelle, autrement dit le membre fantôme. »
C’est pourquoi la disparition d’un fantôme peut être désastreuse, et son retour, sa réanimation, une question d’urgence. Celle-ci peut être effectuée de mille manières différentes : Weir Mitchell décrit comment une main fantôme qui avait disparu pendant vingt-cinq ans fut soudain « ressuscitée » par faradisation du plexus brachial. Un patient du même genre, confié à mes soins, décrit comment il doit « réveiller » son fantôme chaque matin : il commence par fléchir son moignon de cuisse vers lui, ensuite il lui donne plusieurs claques sèches – « comme sur le derrière d’un bébé ». À la cinquième ou sixième claque, le fantôme surgit d’une façon fulgurante, ranimé par le stimulus périphérique. À ce moment-là seulement, il peut mettre sa prothèse et marcher. Quelles sont les autres méthodes bizarres qu’utilisent les amputés ? On peut se le demander.
Fantômes positionnels
Un patient, Charles D., nous fut adressé parce qu’il trébuchait, qu’il avait des vertiges et tombait – l’hypothèse de troubles labyrinthiques s’était révélée sans fondement. En le questionnant soigneusement, nous comprîmes qu’il n’éprouvait nullement du vertige, mais une constante instabilité due à des illusions positionnelles toujours changeantes – brusquement, le plancher lui semblait plus éloigné ou plus proche qu’il n’était en réalité, il se mettait à bouger, à osciller, à s’incliner, « comme un bateau sur une mer démontée », pour reprendre son expression. Ce qui avait pour effet de le faire rouler et tanguer, sauf s’il regardait ses pieds. Seule la vue lui permettait de constater la bonne position de ses pieds sur le plancher. Mais la sensation elle-même, étant devenue extrêmement trompeuse et instable, l’emportait parfois sur la vue et, dans ces cas-là, le plancher et ses pieds lui semblaient mouvants et effrayants.
Nous nous rendîmes bientôt compte qu’il souffrait des premiers signes aigus du tabes{23} et (du fait que la racine dorsale était touchée) d’une sorte de délire sensoriel fait d’« illusions proprioceptives » à fluctuation rapide. Nul n’ignore ce qu’est la phase terminale classique du tabes, et les risques d’une « cécité » proprioceptive des jambes qui l’accompagnent. Mais ceux qui me lisent ont-ils déjà rencontré cette phase intermédiaire, où surviennent des illusions, des fantômes positionnels, et qui est provoquée par un délire tabétique aigu (mais réversible) ?
L’histoire de ce patient me rappelle une étonnante expérience que j’ai faite au moment de la guérison d’un scotome proprioceptif. Dans Sur une jambe, je l’ai décrite de la façon suivante :
J’étais tout flageolant, et ne pouvais m’empêcher de fixer le sol. Je découvris sur-le-champ la source de ma commotion : c’était ma jambe – ou plutôt cette chose, ce cylindre anonyme et crayeux qui me servait de jambe, cette abstraction blafarde, qui ne méritait plus le nom de jambe. Le cylindre en question me paraissait avoir tantôt trois cents mètres de long, tantôt deux millimètres ; il me semblait tantôt adipeux, tantôt très mince ; je me voyais pencher tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Il changeait constamment de taille et de forme, de position et d’inclinaison, se modifiait quatre ou cinq fois par seconde. Et ces transformations, ces changements n’avaient rien de graduel : d’une « image » à l’autre, tous ces paramètres pouvaient varier dans la proportion de un à mille…{24}.
Fantômes – morts ou vifs ?
Une certaine confusion règne au sujet des membres fantômes : En rencontre-t-on, ou non ? Sont-ils pathologiques ou non ? Sont-ils réels ou non ? La littérature n’est pas claire sur ce sujet, mais les patients le sont – et ils contribuent à clarifier les choses en décrivant différents types de fantômes.
Un homme qui avait toute sa lucidité d’esprit et qui était amputé au-dessus du genou me fit cette description :
Il y a cette chose, ce pied fantôme, qui me fait quelquefois un mal de chien – mes doigts de pied se crispent, ou sont pris de spasmes. C’est encore pire la nuit, lorsqu’on enlève la prothèse, ou bien lorsque je ne fais rien. Par contre, si je mets la prothèse et que je marche, la douleur s’en va. À ce moment-là, je sens encore nettement la jambe, mais c’est un bon fantôme, ce n’est pas le même – il anime la prothèse, et il me permet de marcher.
Pour ce patient, comme pour les autres, c’est bien l’usage qui est essentiel, car il chasse le « mauvais » fantôme (ou bien le fantôme passif, ou pathologique), s’il existe ; et permet de garder le « bon » fantôme, c’est-à-dire l’image ou le souvenir persistant, dont ils ont besoin, du membre amputé – vivant, actif, en bon état.
POST-SCRIPTUM
Nombre de patients (mais pas tous) ayant des membres fantômes souffrent de « douleur fantôme » ou de douleur dans leur membre fantôme. Cette douleur peut avoir des aspects insolites, mais la plupart du temps elle est assez « ordinaire » : elle est la simple persistance d’une douleur qui existait auparavant dans le membre, ou bien l’élancement d’une douleur qui pourrait être celle du membre actuel. Depuis la première publication de ce livre, j’ai reçu à ce sujet beaucoup de lettres fascinantes de patients : l’un d’eux parle de la gêne que lui cause un ongle incarné auquel on n’avait pas « porté attention » avant l’amputation et qui continuait à exister des années après l’amputation ; mais aussi d’une douleur complètement différente – une atroce douleur racinaire, ou « sciatique » dans le membre fantôme – à la suite d’un « déplacement de disque », douleur qui disparut avec la remise en place du disque, et une arthrodèse{25}. Des problèmes de ce genre ne sont pas rares du tout et n’ont rien d’« imaginaire » ; on peut les étudier par des moyens neurophysiologiques.
Le docteur Jonathan Cole, l’un de mes anciens étudiants, qui est actuellement neurophysiologue de la colonne vertébrale, décrit par exemple comment l’anesthésie de la moelle épinière par de la Lignocaïne entraîna l’anesthésie (et même la disparition) momentanée du membre fantôme chez une femme qui avait une douleur fantôme persistante à la jambe ; par contre, la stimulation électrique des racines épineuses entraîna de vifs picotements douloureux dans le membre fantôme, très différents de la douleur sourde qui régnait à l’ordinaire ; tandis que la stimulation du haut de la moelle épinière réduisait la douleur fantôme. Le docteur Cole a aussi présenté des études électrophysiologiques détaillées sur un patient ayant souffert pendant quatorze ans d’une polyneuropathie sensorielle, très similaire à bien des égards à celle de Christina, la « femme désincarnée ». (Voir Proceedings of the Physiological Society, février 1986, p. 51.){26}