(8) Tête à droite !
Madame S., femme intelligente d’une soixantaine d’années, a été victime d’une grave attaque qui a touché les zones antérieures profondes de son hémisphère cérébral droit. Elle a conservé toute son intelligence – et son humour.
De temps en temps, elle se plaint aux infirmières de ne pas avoir de dessert ou de café sur son plateau. Si celles-ci lui répondent : « Mais, madame S., il est là sur la gauche », elle ne semble pas comprendre et ne regarde pas à gauche. Lorsqu’elle tourne lentement la tête de façon à apercevoir le dessert dans la moitié droite intacte de son champ visuel, elle dit : « Oh, il est là ! Il n’y était pas avant. » Elle a totalement perdu l’idée de « gauche », aussi bien pour ce qui concerne le monde que pour son propre corps. Quelquefois elle se plaint de recevoir des rations trop faibles, mais c’est parce qu’elle ne mange que ce qui se trouve sur la partie droite de son assiette – il ne lui vient pas à l’idée qu’il puisse aussi y avoir une partie gauche. Parfois elle se met du rouge à lèvres et se maquille la moitié droite du visage, négligeant la moitié gauche : il est presque impossible de soigner ces problèmes, car ils ne retiennent pas son attention (« hémi-inattention », voir Battersby 1956) et elle n’a même pas idée que quelque chose ne va pas. Intellectuellement, elle le sait, le comprend et peut en rire, mais il lui est impossible d’en avoir une connaissance directe.
Le sachant intellectuellement, elle a élaboré, par induction, des stratégies qui lui permettent de vivre avec cette absence de perception. Comme elle ne peut ni regarder à gauche directement ni se tourner sur la gauche, elle se tourne donc vers la droite – et toujours vers la droite, en décrivant un cercle. Elle a réclamé un fauteuil roulant tournant, et on le lui a donné. Aussi, lorsqu’elle ne parvient pas à trouver quelque chose qu’elle sait être là, elle pivote désormais sur la droite, décrit un cercle jusqu’à ce qu’elle le voie. Elle trouve cette méthode remarquable dans les cas où elle n’arrive pas à trouver son café ou son dessert. Si ses rations ne lui paraissent pas suffisantes, elle pivote à droite, regarde sur sa droite jusqu’à ce qu’elle aperçoive la partie manquante ; elle la mange tout entière ou à moitié et s’en trouve un peu rassasiée. Mais, si elle a encore faim, ou si elle y pense et se rend compte qu’elle n’a peut-être vu qu’une partie de la moitié manquante, elle opère une seconde rotation jusqu’à ce qu’elle voie le quart restant qu’une fois de plus elle va couper en deux. En général, cela suffit – après tout, elle a déjà mangé sept huitièmes de son repas –, mais il lui arrive, si elle se sent particulièrement affamée ou obsédée, de faire un troisième tour et de s’assurer un autre seizième de ration (laissant, bien sûr, le dernier seizième restant, celui de gauche, sur son assiette). « C’est absurde, dit-elle. Je me sens comme la flèche de Zénon – je n’y arrive jamais. Ça semble peut-être ridicule, mais que faire d’autre dans un cas pareil ? »
Il semblerait plus simple pour elle de faire tourner l’assiette plutôt que de tourner elle-même. Elle en est bien consciente et elle a essayé – ou du moins tenté d’essayer. Mais c’est étrangement difficile, cela ne se fait pas aussi naturellement pour elle que de tourner à toute vitesse en rond sur sa chaise, parce que son regard, son attention, ses mouvements et impulsions spontanés la portent maintenant exclusivement et instinctivement sur la droite.
Ce qui était le plus pénible pour elle, c’étaient les moqueries qui l’accueillaient lorsqu’elle apparaissait à moitié maquillée, le côté gauche du visage absolument dénué de rouge à lèvres et de rose. « Je regarde dans la glace, dit-elle, et je maquille ce que je vois. » Nous nous sommes demandés si nous ne pourrions pas trouver une « glace » qui lui permettrait de voir sur la droite le côté gauche de son visage. Comme si quelqu’un lui faisait face, la regardait. Nous essayâmes un système vidéo, avec une caméra et un opérateur en face d’elle, et les résultats se révélèrent étranges et inquiétants. À ce moment-là, utilisant l’écran vidéo comme « glace », elle voyait sur sa droite la moitié gauche de son visage, ce qui est une expérience troublante, même pour une personne normale (celui qui a essayé de se raser en utilisant un écran vidéo le sait), et doublement troublante, effrayante, pour elle qui n’avait plus la sensation depuis son attaque, du côté gauche de son corps et de son visage. « Retirez ça ! » se mit-elle à crier dans l’angoisse et le désarroi ; nous ne prolongeâmes donc pas l’expérience. C’est dommage, car des rétroactions vidéo de ce genre pourraient représenter un espoir – c’est aussi l’avis de R.L. Gregory – pour des patients qui sont atteints comme elle d’hémi-inattention et d’extinction du champ gauche de l’hémisphère cérébral. La question est si troublante physiquement, et même métaphysiquement, que seule l’expérience peut en décider.
POST-SCRIPTUM
Les ordinateurs et jeux électroniques (qui n’étaient pas encore utilisables en 1976, lorsque je vis madame S.) peuvent aussi se révéler d’une aide précieuse pour des patients atteints de défaillance unilatérale ; ils permettent de contrôler la moitié « manquante » ou de leur apprendre à le faire eux-mêmes. J’ai récemment (en 1986) réalisé un petit film sur ce thème.
Je n’ai pas pu mentionner dans l’édition originale de ce livre, un ouvrage fort important qui est sorti presque en même temps que le mien : Principles of Behavioral Neurology (Philadelphie, 1985), dirigé par M. Marsel Mesulam. Je ne peux m’empêcher de citer l’éloquente définition que donne Mesulam de la « défaillance » :
Lorsque la défaillance est grave, le patient peut se comporter pratiquement comme si une moitié de l’univers avait soudain cessé d’exister de façon significative pour lui… Des patients qui ont une défaillance unilatérale se comportent non seulement comme si rien ne se passait actuellement dans l’hémispace gauche, mais aussi comme si rien n’était à attendre de ce côté-là.