(9) Le discours du président

Que se passait-il ? Un grand éclat de rire venait de la salle d’aphasie, juste au moment où le président commençait son discours ; pourtant, ils étaient tous si impatients d’entendre le président parler…

Il était là, le vieux charmeur, l’Acteur, avec sa rhétorique, ses comédies, sa séduction à coup d’émotions – et tous les patients se tordaient de rire. Mais ce n’était pas tout : certains avaient l’air ahuris, d’autres indignés, un ou deux semblaient anxieux, mais la plupart avaient l’air amusés. Comme toujours, le président était émouvant – mais il les touchait apparemment sur le registre du rire. Que pouvaient-ils bien penser ? Ne le comprenaient-ils donc pas, ou le comprenaient-ils tous trop bien, au contraire ?

On a souvent dit de ces patients qu’ils comprenaient à peu près tout ce qu’on leur disait ; pourtant, bien qu’intelligents, ils avaient une aphasie réceptive ou globale, l’une des plus graves qui soient, qui les rendait incapables de comprendre les mots en eux-mêmes. Leurs amis, leurs familles, les infirmières qui les connaissaient bien avaient souvent du mal à croire qu’ils étaient réellement aphasiques.

En effet, si l’on s’adressait à eux sur un ton naturel, ils saisissaient en grande partie la signification de ce qu’on leur disait. Et, en général, on parle « naturellement » sur un ton naturel.

Pour avoir la preuve de leur aphasie, il ne fallait donc pas hésiter, en tant que neurologue, à parler et à se comporter de manière artificielle et à supprimer toutes les indications extra-verbales que sont le ton de la voix, l’intonation, une inflexion ou un accent suggestif, et toutes les indications visuelles (notre expression, nos gestes, tout ce répertoire et ces postures qui nous sont personnels et en grande partie inconscients) : il fallait supprimer tout cela (ce qui supposait que l’on déguise totalement sa personne, que l’on dépersonnalise complètement sa voix, et, si nécessaire, que l’on emploie une voix synthétique) afin de réduire le discours aux mots seulement, le débarrassant complètement de ce que Frege a appelé le « timbre » (Klangenfarben) ou l’« évocation ». Chez les patients les plus sensibles, seul ce type de discours grossièrement artificiel, mécanique – un peu comme celui des ordinateurs dans Star Trek –, permettait de s’assurer de l’existence d’une aphasie.

Pourquoi tout cela ? Parce que le discours – le discours naturel – ne consiste pas seulement en mots, ni (comme le pense Hughlings Jackson) en « propositions ». Il consiste en une profération – par laquelle tout notre être émet tout son sens – dont la compréhension implique infiniment plus que la simple identification des mots. Là était la clé qui permettait aux aphasiques de comprendre, même lorsque les mots comme tels leur échappaient totalement. Les mots, les constructions verbales per se, peuvent en effet très bien ne rien transmettre, mais le langage parlé est normalement baigné de « ton », enveloppé d’une expressivité qui transcende le verbal – et c’est précisément cette expressivité, si profonde, si variée, si complexe, si subtile, qui se trouve parfaitement préservée dans l’aphasie, même si la compréhension des mots est détruite. Préservée, et souvent même amplifiée de façon surnaturelle…

C’est une évidence qui s’impose – souvent d’une manière des plus comiques ou dramatiques, frappante en tout cas – à tous ceux qui travaillent avec des aphasiques ou vivent dans leur intimité : leur famille, leurs amis, leurs infirmières ou leurs médecins. Au début, peut-être, nous ne remarquons rien de spécial ; ensuite, nous constatons qu’il s’est produit un grand changement, presque une inversion, dans leur compréhension du discours. Quelque chose a disparu, a été détruit, c’est vrai, mais quelque chose de nouveau a fait son apparition, une perception amplifiée, qui leur permet – du moins pour ce qui est de l’expression à charge émotionnelle – de comprendre entièrement la signification du discours même s’ils passent à côté des mots. Pour nous qui sommes de l’espèce homo loquens, cela peut apparaître comme une inversion de l’ordre normal des choses : une inversion ou une réversion vers un état plus primitif, plus élémentaire. Et c’est peut-être la raison pour laquelle Hughlings Jackson comparait les aphasiques à des chiens (comparaison insultante pour les deux !), même si, par cette comparaison, il pensait plus à leur incompétence linguistique qu’à leur remarquable, et presque infaillible, sensibilité tonale et émotionnelle. Henry Head, plus délicat à cet égard, parle dans son traité sur l’aphasie (1926) de « qualité hédonique » et fait remarquer combien celle-ci se trouve renforcée dans l’aphasie{28}.

J’ai parfois le sentiment – et tous ceux d’entre nous qui travaillent avec des aphasiques l’ont aussi – qu’on ne peut pas mentir à un aphasique. Il ne peut pas saisir vos mots, donc il ne peut pas être trompé par eux ; mais, ce qu’il saisit, et il le saisit avec une précision infaillible, c’est l’expression qui accompagne les mots, cette expressivité totale, spontanée, involontaire, qui ne peut jamais être simulée ou truquée, comme les mots peuvent l’être trop facilement…

Nous voyons cela chez les chiens, et nous les utilisons souvent dans ce but : pour dépister le mensonge, la malice ou les intentions équivoques, pour nous désigner ceux en qui avoir confiance, celui qui est intègre, compréhensible, lorsque nous – trop sensibles aux mots – ne pouvons pas nous fier à nos instincts.

Ce dont les chiens sont capables dans ce cas, les aphasiques le sont aussi, et à un niveau bien supérieur. « On peut mentir avec la bouche, écrit Nietzsche, mais les grimaces qui accompagnent n’en disent pas moins la vérité. » Les aphasiques sont extraordinairement sensibles à ces grimaces, à une posture ou un aspect corporel déplacé ou faux. Et, s’ils ne les voient pas – ce qui est le cas de nos aphasiques aveugles –, ils ont une oreille infaillible lorsqu’il s’agit de percevoir les nuances vocales, le ton, le rythme, les cadences, la musique, les plus subtiles modulations, inflexions, intonations, qui peuvent donner – ou retirer – de la vraisemblance à une voix humaine.

C’est là que réside leur faculté de comprendre – sans mots – ce qui est authentique ou inauthentique. C’étaient donc les grimaces, les cabotinages, les gestes faux et surtout les cadences et les tons artificiels de la voix qui sonnaient faux aux oreilles de ces patients infiniment sensitifs bien que privés de mots. C’était à ces incongruités et impropriétés flagrantes, voire grotesques, que répondaient mes patients aphasiques, eux que les mots ne pouvaient pas tromper.

Telle était la raison pour laquelle ils riaient du discours du président.

Si on ne peut mentir à un aphasique, étant donné sa sensibilité particulière à l’expression et au « ton », on pourrait demander : que se passe-t-il avec des patients – s’il en existe – qui manquent de tout sens de l’expression et du « ton » tout en conservant intacte leur faculté de comprendre les mots – cas inverse des précédents ? Nous avons un certain nombre de patients de ce genre en salle d’aphasie, même si, techniquement, ils ne souffrent pas d’aphasie mais plutôt d’une forme d’agnosie dite « tonale ». Chez ces patients, ce qui est caractéristique, c’est la disparition des qualités expressives de la voix – timbre, tonalité, sensibilité, caractère –, tandis que leur compréhension des mots (et des constructions grammaticales) reste parfaite. Ces agnosies tonales (ou « aprosodies ») sont liées à des troubles du lobe temporal droit du cerveau, tandis que les aphasies sont associées à des dérèglements du lobe temporal gauche.

Dans la salle d’aphasie, parmi les patients qui souffraient d’une agnosie tonale et écoutaient aussi le discours du président, il y avait Emily D., atteinte d’un gliome du lobe temporal droit. Ancien professeur d’anglais et poète d’un certain renom, elle montrait un goût particulier pour le langage ; ses grandes facultés analytiques et expressives la rendaient capable d’exprimer comment on vivait la situation inverse, c’est-à-dire quel effet le discours du président pouvait avoir sur une personne atteinte d’agnosie tonale. Emily D. ne pouvait plus dire si une voix était coléreuse, gaie, triste – ou autre. Depuis que les voix avaient perdu pour elle leur expression, elle devait regarder les visages des gens, leurs attitudes et les mouvements qu’ils avaient en parlant, et elle le faisait avec une attention et une intensité qu’elle n’avait jamais montrées auparavant. Mais cela ne dura pas, car elle avait un glaucome malin qui lui fit perdre rapidement la vue.

Elle comprit alors qu’elle devait porter une attention extrême à l’exactitude et à l’usage des mots, et insister pour que son entourage en fasse autant. Il lui était de plus en plus difficile de suivre un discours creux ou argotique – un discours allusif ou affectif – et elle exigeait de plus en plus souvent de ses interlocuteurs qu’ils parlent en prose – « les mots justes aux places justes ». La prose pouvait, pensait-elle, compenser dans une certaine mesure le manque de perception du ton et de l’affect.

Elle pouvait ainsi continuer à employer le discours « expressif » – dans lequel le bon choix et la bonne attribution des mots leur restituent pleinement leur sens – et même y recourir de façon croissante –, mais elle se trouvait de plus en plus perdue dans le discours « évocateur » (où l’usage et le sens du ton donnent au discours toute sa signification).

Emily D. écoutait aussi le discours du président avec un visage de marbre ; les impressions qu’elle en recevait étaient un étrange mélange de perceptions, les unes défaillantes et d’autres intensifiées – exactement le contraire de celles de nos aphasiques. Il ne la touchait pas – aucun discours ne la touchait plus – et tout ce qui était évocateur, sincère ou faux lui échappait complètement. Privée de réaction affective, était-elle séduite ou dupée (comme nous l’étions) ? Absolument pas : « Il n’est pas convaincant, dit-elle. Sa prose n’est pas bonne. Il n’utilise pas correctement les mots. Ou bien il a le cerveau touché, ou bien il a quelque chose à cacher. » Le discours du président ne prenait donc pas sur Emily D., en raison de son hypersensibilité à l’usage du langage formel, à la pureté de la prose, pas plus qu’il ne prenait sur nos aphasiques dont la surdité aux mots s’accompagnait d’une intensification de la sensibilité tonale.

C’était là le paradoxe de ce discours : il n’y avait que nous, les gens normaux – soutenus sans doute par notre désir d’être dupés –, qui étions en effet bel et bien dupés (« populus vult decipi, ergo decipiatur »). L’usage trompeur des mots se trouvait si astucieusement uni à un ton de voix trompeur que seul celui dont le cerveau était lésé pouvait échapper à la supercherie.