(5) Les possédés

Dans « Ray, le tiqueur blagueur » (chapitre X), je décrivais une forme relativement bénigne du syndrome de Tourette, tout en faisant allusion au fait qu’il en existe des formes graves « d’une violence grotesque et terrible ». J’évoquais la possibilité qu’ont certaines personnes de trouver un modus vivendi entre leur personnalité et le syndrome de Tourette, tandis que d’autres, véritablement « possédées », seront à peine capables d’acquérir une identité réelle au sein des terribles pressions et du chaos que provoquent les impulsions tourettiques.

Tourette lui-même, et beaucoup de cliniciens d’autrefois, reconnaissaient que ce syndrome est susceptible de prendre une forme maligne qui peut désintégrer la personnalité et conduire à une sorte de délire ou de « psychose » bizarre, fantasmatique, mimétique et souvent imitatrice. Cette forme du syndrome de Tourette, ce « super-Tourette », est très rare, environ cinquante fois plus rare que le syndrome de Tourette ordinaire, et peut-être qualitativement différente et beaucoup plus intense que n’importe laquelle des formes ordinaires de ce dérèglement. La « psychose de Tourette », cette surprenante frénésie d’identités, n’a aucun rapport avec la psychose ordinaire, dont elle se distingue par une physiologie et une phénoménologie tout à fait particulières. Elle a néanmoins des affinités avec, d’une part, les psychoses de frénésie motrice parfois provoquées par la L-DOPA, et, d’autre part, avec les délires affabulatoires de la psychose de Korsakov (voir plus haut, chapitre XII). Et, comme eux, elle peut presque complètement submerger la personne.

Le lendemain du jour où je vis Ray, mon premier tourettien, mes yeux et mon entendement s’ouvrirent, comme je l’ai déjà dit plus haut, lorsque, dans les rues de New York, je vis trois tourettiens à la suite – tous aussi caractéristiques que Ray, quoique plus hauts en couleur. En un éclair, je fus témoin de ce que peut représenter le fait d’avoir un syndrome de Tourette d’une gravité extrême, c’est-à-dire des tics et des convulsions qui n’affectent pas seulement les mouvements, mais aussi la perception, l’imagination et les passions, autrement dit la personnalité tout entière.

Ray lui-même était un exemple de ce qui peut se passer dans la rue. Mais en parler n’est rien. Il faut l’avoir vu de ses yeux. Et une clinique ou une salle d’hôpital n’est pas toujours le meilleur endroit pour observer une maladie – ou du moins pour observer un dérèglement qui, s’il est d’origine organique, s’exprime par des impulsions, des imitations, des personnifications, des réactions, des interactions, poussées à un degré extrême et presque inimaginable. La clinique, le laboratoire ou la salle d’hôpital sont en fait destinés à contenir un comportement en même temps qu’ils le cristallisent (quand ils ne l’excluent pas). Ils témoignent d’une neurologie scientifique et systématique, réduite à des tests et à des tâches fixes, et non d’une neurologie ouverte, naturaliste. Pour cela, il faut voir le patient tel qu’il est, spontanément, dans le monde réel, hors observation, aiguillonné par chacune de ses impulsions et livré à leur jeu : pour ce faire, il faut que l’observateur passe inaperçu. Quoi de mieux, à cet égard, qu’une rue de New York, une rue anonyme de la grande ville, où les personnes sujettes à ces extravagances et dérèglements de leurs impulsions peuvent jouir de la liberté ou de l’esclavage monstrueux qui est le propre de leur condition, et l’exhiber sans contrainte.

La « neurologie de la rue » a du reste de respectables antécédents. Si James Parkinson, parcoureur inlassable des rues de Londres, comme le fut Charles Dickens quarante ans plus tard, a pu circonscrire la maladie qui porte son nom, ce n’est pas dans son bureau mais dans les rues grouillantes de Londres. Le parkinsonisme est en effet difficile à bien voir et comprendre dans une clinique ; il faut un espace ouvert, d’une certaine complexité interactionnelle, pour qu’apparaisse en pleine lumière son caractère particulier. (Si magnifiquement montré dans le film de Jonathan Miller, Ivan.) Pour bien voir et comprendre le parkinsonisme, il est impératif de le voir dans le monde – et cette constatation est encore plus vraie du syndrome de Tourette. Le texte intitulé « Les confidences d’un tiqueur » qui préface le grand livre de Meige et Feindel, Tics (1901), décrit de façon vraiment extraordinaire les impressions intimes d’un tiqueur aux imitations bouffonnes se promenant dans les rues de Paris ; et nous trouvons chez le poète Rilke, dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, le portrait d’un tiqueur agité de maniérismes, rencontré également dans les rues de Paris. Ce fut donc une double révélation pour moi de voir Ray dans mon bureau, puis d’assister le lendemain à cette scène singulière, dont je garde un souvenir aussi vif qu’au premier jour.

Mon attention fut attirée par une femme aux cheveux gris d’une soixantaine d’années, qui était apparemment le centre d’un incroyable tumulte ; je ne compris cependant pas tout de suite la nature de ce qui était en train de se passer et semblait si troublant. Avait-elle une attaque ? Qu’est-ce qui la convulsionnait ainsi, et, par une sorte de contagion ou sympathie, convulsionnait aussi tous ceux qu’elle dépassait, qui se mettaient à grincer des dents et à tiquer ?

Me rapprochant d’elle, je vis ce qui se passait. Elle imitait les passants – si « imitation » n’est pas un mot trop pâle, trop passif. Car, en fait, elle caricaturait tous ceux qui la croisaient. En un rien de temps, en l’espace d’une seconde, elle les « croquait » tous.

Bien souvent, dans ma vie, j’avais vu des mimes et des imitateurs, des clowns et des bouffons, mais ils n’avaient aucun rapport avec l’atroce phénomène auquel j’étais en train d’assister, avec l’inquiétante faculté qu’avait cette femme de réfléchir instantanément, automatiquement et convulsivement, les visages et les silhouettes. Il ne s’agissait d’ailleurs pas seulement d’une imitation, si extraordinaire qu’elle fût déjà en elle-même, car cette femme ne se contentait pas de saisir et de faire siens les traits des passants ; elle les caricaturait. Chaque imitation était aussi un pastiche, une moquerie, une exagération des expressions et des gestes les plus marquants, exagération en elle-même tout aussi convulsive qu’intentionnelle, et résultant des violentes accélérations et distorsions de tous ses mouvements. Par exemple, un léger sourire allait devenir, sous l’effet d’une monstrueuse accélération, une féroce grimace d’un millième de seconde ; un geste large, sous l’effet d’une accélération, allait devenir un mouvement convulsif grotesque.

Sur la longueur d’un petit pâté de maison, cette vieille femme forcenée caricatura frénétiquement les traits de quarante à cinquante personnes, en des imitations kaléidoscopiques rapides comme l’éclair, d’une ou deux secondes chacune, quelquefois moins, l’ensemble de ces scènes vertigineuses durant à peine deux minutes.

Il y avait aussi des imitations grotesques au second et au troisième degré, car les passants, effrayés, outragés, ahuris par ses imitations, adoptaient en retour ses expressions, lesquelles étaient à nouveau réfléchies, renvoyées, redéformées par la tourettienne, ce qui avait pour effet d’accroître encore le choc et l’indignation. Cette résonance grotesque, cette réciprocité par laquelle chacun était entraîné dans une interaction qui s’amplifiait de façon absurde, était la source du tumulte que j’avais vu de loin. Cette femme, en prenant l’apparence de tout le monde, perdait son propre soi et finissait par devenir personne. Cette femme aux mille visages, masques, personae – que pouvait-il bien se passer pour elle dans ce tourbillon d’identités ? La réponse ne tarda pas à venir – et juste à temps. La tension était à son comble, tous les protagonistes de la scène approchaient du point de rupture. Soudain, la vieille femme tourna dans une ruelle adjacente. Et là, désespérément, donnant l’impression d’être violemment malade, elle expulsa, à une vitesse vertigineuse, un bref raccourci de tous les gestes, tous les airs, toutes les postures, toutes les expressions, tout le comportement des quarante ou cinquante personnes qu’elle venait de dépasser dans la rue. Elle lança une énorme régurgitation mimétique, dans laquelle elle vomit les identités engorgées des cinquante dernières personnes qui l’avaient « habitée ». Et, si l’ingurgitation avait duré deux minutes, l’expulsion, quant à elle, ne fut qu’une simple exhalation – cinquante personnes en dix secondes, soit un cinquième de seconde au maximum pour le répertoire éclair de chaque personne.

Par la suite, je devais beaucoup apprendre des patients de Tourette ; je passais des centaines d’heures à parler avec eux, à les observer, à les enregistrer. Pourtant, rien ne fut jamais pour moi aussi instructif, en si peu de temps et d’une façon aussi pénétrante, irrésistible, que ces deux fantastiques minutes passées dans la rue, à New York.

Je compris à ce moment-là dans quelle situation existentielle extraordinaire, voire unique, doivent se trouver les « super-tourettiens » – situation due à une bizarrerie organique, sans qu’il y ait faute de leur part ; et qui n’est pas sans analogies avec celle du « super-korsakovien » déchaîné, même si son origine – et son but – sont tout à fait différents. Tous deux peuvent être amenés à l’incohérence et au délire d’identité. Le korsakovien, heureusement, ne le saura jamais, mais le tourettien perçoit son état avec une acuité atroce et peut-être aussi, en fin de compte, avec une certaine ironie, tout en étant incapable, ou peu désireux, d’y changer quoi que ce soit.

Car, là où le korsakovien est mené par l’amnésie, par l’absence, ce sont des impulsions extravagantes qui mènent le tourettien – impulsions dont il est à la fois l’instigateur et la victime, dont il peut repousser les assauts mais dont il ne peut se débarrasser. Aussi est-il forcé, contrairement au korsakovien, à un rapport ambigu avec son dérèglement ; vaincre, être vaincu ou jouer avec lui : tous les conflits, mais aussi toutes les collusions sont ici possibles.

Dépourvu des barrières normales qui protègent l’inhibition, privé des frontières normales du soi fixées par l’organisme, l’ego du tourettien est sujet à un bombardement sans fin. Il se trouve assailli et séduit par des impulsions à la fois internes et externes, lesquelles sont organiques et convulsives, mais parfois aussi séductrices, « subjectives » (ou pseudo-subjectives). Comment l’ego va-t-il supporter ce bombardement, comment peut-il le supporter ? L’identité va-t-elle survivre ? Peut-elle se développer face à un tel bouleversement, sous de telles pressions – ou bien sera-t-elle submergée pour donner une « âme tourettisée » (pour reprendre les termes poignants d’un patient que je devais voir par la suite) ? Sur l’âme du tourettien s’exerce une pression physiologique, existentielle, théologique presque – il sera en pleine et souveraine possession de son âme, ou il sera submergé, possédé et dépossédé, à chaque instance et impulsion.

Comme nous l’avons noté, Hume a écrit :

Je peux m’aventurer à affirmer que nous ne sommes rien qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes, se succédant avec une rapidité inconcevable, et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels.

Pour Hume, l’identité personnelle est donc une fiction – nous n’existons pas, nous ne sommes qu’une suite de sensations ou de perceptions. Ce n’est évidemment pas vrai d’un être humain normal, en pleine possession de ses perceptions, celles-ci n’étant pas un simple flux, mais le sien propre, unifié par une individualité, un soi durables. Mais ce que Hume décrit là pourrait être précisément le cas d’un être aussi instable que le super-tourettien dont la vie est, dans une certaine mesure, une succession de perceptions et de mouvements hasardeux ou convulsifs, un flottement sans rime ni raison. À cet égard, il est plus « humien » qu’humain. Voilà le destin philosophique, presque théologique, qui nous attend, si la proportion de pulsion devient trop importante par rapport au soi. Tout cela n’est pas sans affinités avec le destin « freudien », qui consiste aussi à être submergé par ses pulsions – mais, là où le destin freudien a un sens (quoique tragique), le destin « humien » est absurde et dépourvu de sens.

Le super-tourettien est alors forcé de se battre, plus que n’importe qui, pour simplement survivre – pour accéder à son individualité et survivre comme individu en face de pulsions qui l’assaillent constamment. Il pourra être confronté, depuis sa plus tendre enfance, à d’immenses obstacles à l’individuation, tentant de l’empêcher de devenir une personne réelle. Le miracle est que dans la plupart des cas il y réussira – car nos pouvoirs de survie, notre volonté de survivre comme individu unique et inaliénable, sont en nous résolument les plus forts : plus forts que n’importe quelle pulsion, plus forts que la maladie même. Et la victoire revient en général à la santé – à la santé militante.