(4) Oui, père-sœur

Madame B., ancienne chimiste, spécialisée dans la recherche, présentait le symptôme d’un changement rapide de personnalité : elle devenait « drôle » (facétieuse, faisant des mots d’esprit et des calembours), impulsive et « superficielle ». (« On dirait qu’elle se moque pas mal de vous, dit l’une de ses amies. Elle donne l’impression de ne plus se soucier de rien. ») Au début, nous pensâmes qu’elle était peut-être hypomaniaque, mais il s’avéra qu’elle avait une tumeur cérébrale. À la craniotomie, nous découvrîmes non pas un méningiome, comme nous l’avions espéré, mais un énorme carcinome englobant toute la région orbito-frontale.

Lorsque je la vis, elle semblait très en train, vive – « une rigolote » (comme l’appelaient les infirmières) dont les plaisanteries ou les reparties étaient souvent malignement drôles.

— Oui, père, me dit-elle un jour.

— Oui, ma sœur, un autre jour.

— Oui, docteur, un troisième.

Pour elle, les mots semblaient interchangeables.

— Qu’est-ce que je suis ? demandai-je au bout d’un moment, piqué au vif.

— Je vois votre visage, votre barbe, dit-elle, je pense à un archimandrite. Je vois votre uniforme blanc – je pense aux sœurs. Je vois votre stéthoscope – je pense à un docteur.

— Vous ne me voyez pas en entier ?

— Non, je ne vous vois pas en entier.

— Vous réalisez la différence entre un père, une sœur et un docteur ?

— Je connais la différence, mais elle n’a aucun sens pour moi. Père, sœur, docteur – quelle importance ?

Par la suite, pour me taquiner, il lui arrivait de dire : « Oui, père-sœur. Oui, sœur-docteur », et autres combinaisons du même genre.

Il était terriblement difficile de tester sa capacité de distinguer la droite de la gauche, car elle employait indifféremment l’un et l’autre mot (sans pour autant les confondre, comme c’est le cas lorsqu’il y a un défaut latéral de perception ou d’attention). Quand je le lui fis remarquer, elle dit :

— Gauche/droite, droite/gauche. Pourquoi tant d’histoires ? Quelle est la différence ?

— Y a-t-il une différence ? lui demandai-je.

— Bien sûr, répondit-elle avec une précision de chimiste. Vous pourriez dire que chacun est l’énantiomorphe de l’autre. Mais ils ne signifient rien pour moi. Ils ne sont pas différents pour moi. Mains… docteurs… sœurs…, ajouta-t-elle, voyant mon embarras. Vous ne comprenez pas ? Ils ne signifient rien – rien pour moi. Rien ne signifie rien… du moins pour moi.

— Et… cette absence de signification… [j’hésitais, effrayé à l’idée de poursuivre] cette absence de sens… vous inquiète-t-elle ? A-t-elle un sens pour vous ?

— Pas du tout, dit-elle rapidement, avec un sourire éclatant, sur le ton de quelqu’un qui plaisante, l’emporte dans une discussion, ou gagne au poker.

Était-ce une fin de non-recevoir ? Était-ce une courageuse façade ? La « couverture » de quelque émotion intolérable ? Son visage ne reflétait aucune expression plus profonde. Son monde avait été vidé de sens et de sensibilité. Elle ne sentait plus rien de « réel » (ou d’« irréel »). Tout lui était désormais égal ou indifférent – le monde entier était réduit à une plaisante insignifiance.

Je trouvai cela quelque peu choquant – sa famille et ses amis aussi, mais elle-même, quoique non dépourvue de finesse, ne s’en souciait pas ; elle restait d’une indifférence et même d’une nonchalance, d’une légèreté drôle et terrible à la fois.

En dépit de sa vive intelligence, madame B. était en quelque sorte absente, « désanimée » de sa personne. Je pensais à William Thompson (et au docteur P.) : c’est là l’effet d’« égalisation » décrit par Louriia. Nous en avons parlé au chapitre précédent, et en reparlerons dans le prochain chapitre.

POST-SCRIPTUM

L’« égalisation », l’indifférence facétieuse dont fait preuve notre patiente n’est pas rare. Les neurologues allemands l’appellent Witzelsucht (« maladie de la plaisanterie ») ; Hughlings Jackson la reconnut, il y a un siècle, comme une forme fondamentale de « dissolution » nerveuse. Elle n’est pas rare, tandis que la clairvoyance qui l’accompagne l’est – mais cette dernière disparaît, heureusement peut-être, au fur et à mesure que progresse la « dissolution ». Chaque année, je rencontre de nombreux cas dont la phénoménologie est similaire, même si les étiologies sont des plus variées. Il m’arrive au début de n’être pas sûr de mon diagnostic et de ne pas savoir si le patient est seulement « amusant », s’il fait le clown, ou s’il est schizophrène. C’est presque par hasard que je retrouve ces notes, que j’avais prises en 1981 sur une patiente atteinte de scléroses cérébrales multiples (et dont je n’ai pu suivre le cas) :

Elle parle très vite, impulsivement, et (semble-t-il) avec indifférence (…) de sorte que l’important et l’insignifiant, le vrai et le faux, le sérieux et la plaisanterie, sortent dans un flux rapide, semi-affabulateur, non sélectif (…) En l’espace de quelques secondes, elle peut se contredire complètement (…) dire qu’elle aime la musique, qu’elle ne l’aime pas, qu’elle a une hanche cassée, qu’elle ne l’a pas cassée…

Je concluai mon observation sur une note d’incertitude :

Dans quelle mesure est-ce une affabulation cryptamnésique, dans quelle mesure est-ce une indifférence, une « égalisation » d’origine lobo-frontale, dans quelle mesure est-ce une étrange désintégration schizophrénique, qui l’a écrasée et fait voler en éclats ?

De toutes les formes de schizophrénie, l’« imbécile heureux », celui que l’on appelle l’hébéphrène, est ce qui se rapproche le plus de l’amnésie organique et des syndromes du lobe frontal. Ce sont les états les plus graves et les moins faciles à concevoir – et nul n’en revient pour nous dire à quoi ils ressemblent.

Dans tous ces états – sous leur apparence « drôle » et souvent ingénieuse –, le monde se trouve démantelé, indéterminé, réduit à l’anarchie et au chaos. L’esprit n’est plus « centré », même si les facultés intellectuelles formelles sont parfaitement intactes. Le summum de ces états est une « sottise insondable », une superficialité abyssale, dans laquelle plus rien n’a de fondement, tout flotte et se désintègre. Louriia a dit un jour que, dans ce genre d’états, l’esprit est réduit à un « simple mouvement brownien ». Je partage l’espèce d’horreur qu’il éprouvait à leur sujet (et je pense que cela incite à les décrire avec précision au lieu du contraire). Ils me font d’abord penser au « Funes » de Borges et à sa réflexion : « Ma mémoire, monsieur, est comme un tas d’ordures », et en fin de compte à la Dunciade, cette vision d’un monde réduit à la Pure Stupidité – la stupidité considérée comme la Fin du Monde :

Ta main, grand Anarchiste, laisse tomber le rideau
Et les Ténèbres Universelles ensevelissent Tout.