(1) Ray, le tiqueur blagueur
En 1885, Gilles de la Tourette, élève de Charcot, décrivait le surprenant syndrome qui maintenant porte son nom. Le « syndrome de Tourette », comme on le surnomma tout de suite, se caractérise par un excès d’énergie nerveuse et une précipitation exagérée de mouvements et d’idées étranges : tics, saccades, maniérismes, grimaces, bruits, jurons, imitations et compulsions involontaires de toutes sortes, s’accompagnant d’un humour espiègle et d’une tendance à la bouffonnerie et aux incongruités. Dans ses formes « extrêmes », le syndrome de Tourette met en cause tous les aspects de la vie affective, instinctuelle et imaginative ; dans ses formes « bénignes », peut-être plus courantes, il s’agit d’impulsions et de mouvements légèrement anormaux, comportant aussi un élément d’étrangeté. Tout ceci était bien admis et fort répandu à la fin du siècle dernier, en ces années où une neurologie à l’esprit large n’hésitait pas à associer l’organique et le psychique. Pour Tourette et ses pairs, il était clair que ce syndrome était une sorte de possession par des impulsions et poussées primitives ; mais aussi que cette possession avait une base organique – un trouble neurologique bien précis, quoique inconnu.
Dans les années qui suivirent immédiatement la publication des premiers articles de Tourette, plusieurs centaines de cas de ce syndrome furent décrits, mais il n’y avait pas deux cas semblables. Certaines formes étaient manifestement atténuées ou bénignes, d’autres d’une violence grotesque et terrible. Il apparaissait aussi que certaines personnes pouvaient être « prises » du syndrome de Tourette et l’intégrer à une personnalité assez riche, voire même tirer profit de la rapidité d’esprit, d’association et d’invention qui l’accompagne, tandis que d’autres pouvaient se trouver véritablement « possédées » et à peine capables de parvenir à une réelle identité au sein des terribles pressions et du chaos que provoquent les impulsions tourettiques. Il y avait toujours, comme Louriia le notait au sujet de son « mnémoniste », un conflit entre un « ça » et un « moi ».
Charcot et ses élèves, dont Freud, Babinski et même Tourette, furent parmi les derniers de leur profession à voir le corps et l’âme, le « moi » et le « ça », la neurologie et la psychiatrie, comme un tout. Au tournant du siècle, la rupture se fit entre une neurologie sans âme et une psychologie sans corps, et avec elle disparut toute la possibilité de compréhension du syndrome de Tourette. En fait, le syndrome de Tourette lui-même semblait avoir disparu, et il ne fut presque pas mentionné durant la première moitié de ce siècle. Certains médecins le considéraient même comme un « mythe », un fruit de l’imagination pittoresque de Tourette ; la plupart n’en avaient même jamais entendu parler. Il était tombé dans l’oubli au même titre que la grande épidémie de maladie du sommeil des années 1920.
Il y a d’ailleurs beaucoup d’analogies entre l’oubli de la maladie du sommeil (encéphalite léthargique) et l’oubli du syndrome de Tourette. Les deux dérèglements furent extraordinaires et dépassèrent en étrangeté tout ce qu’on pouvait imaginer – du moins tout ce que pouvait imaginer une médecine étriquée. Ils ne pouvaient rentrer dans le cadre conventionnel de la médecine, ils furent donc oubliés et « disparurent » mystérieusement. Mais il y a entre eux un lien beaucoup plus profond, qui se fit jour dans les années 1920 avec les formes hyperkinétiques ou frénétiques que prend parfois la maladie du sommeil : ces patients eurent tendance, au début de leur maladie, à manifester une excitation du corps et de l’esprit, à être agités de mouvements violents, de tics, de compulsions en tous genres, qui allaient en augmentant. Quelque temps plus tard, un destin contraire s’abattit sur eux, sous la forme d’une « torpeur » profonde, proche de la transe – état dans lequel je les trouvai quarante ans plus tard.
En 1969, je donnais à ces patients atteints de maladie du sommeil (ou postencéphalitiques) de la L-DOPA, un précurseur du neurotransmetteur{30} dopamine, dont le taux était très insuffisant dans leurs cerveaux. Ils s’en trouvèrent transformés. Ils commencèrent par être « réveillés » de leur stupeur et par retrouver la santé : ensuite ils tombèrent dans l’extrême opposé – la frénésie et les tics. Ce fut la première fois que je vis des syndromes ressemblant à celui de Tourette : excitations sauvages, impulsions violentes, souvent associées à un humour étrange et grotesque. Je commençai à parler de « tourettisme », bien que je n’aie encore jamais vu de patient atteint du syndrome de Tourette.
Au début de 1971, le Washington Post, qui s’était intéressé à l’« éveil » de mes patients postencéphalitiques, me demanda comment ils allaient. Je lui répondis : « Ils ont des tics », ce qui l’incita à publier un article sur les « tics ». À la suite de la publication de cet article, je reçus une foule de lettres, que je passais pour la plupart à mes collègues. Mais il y eut un patient que j’acceptai de voir – c’était Ray.
Le lendemain du jour où je vis Ray, il me sembla voir trois tourettiens dans les rues du centre de New York. J’en restai confondu, car le syndrome de Tourette avait la réputation d’être excessivement rare. Sa fréquence, avais-je lu, était d’un cas sur un million et je venais d’en voir trois en moins d’une heure. J’en fus profondément troublé et déconcerté : se pouvait-il que je sois passé à côté de ces patients depuis toujours sans les voir ou en les rejetant vaguement dans la catégorie des gens « nerveux », « timbrés », « bourrés de tics » ? Se pouvait-il que tout le monde soit passé à côté d’eux sans les voir ? Se pouvait-il que le syndrome de Tourette ne soit pas rare mais courant – mille fois plus courant que je n’aurais pu le supposer jusque-là ? Le lendemain, sans faire particulièrement attention, j’en vis deux autres dans la rue. Une idée bizarre, une sorte de blague secrète me vint alors à l’esprit : suppose (me dis-je en moi-même) que le syndrome de Tourette soit très courant mais ne soit pas reconnu, et que, une fois reconnu, on le voie facilement, tout le temps{31}. Suppose qu’un tourettien en reconnaisse un autre, et ces deux un troisième, et ces trois un quatrième, jusqu’à ce que, par une reconnaissance progressive, on en découvre toute une bande : frères et sœurs en pathologie, espèce nouvelle au sein de la nôtre, soudée par une reconnaissance et un intérêt mutuels ? Ne pourraient-ils pas s’unir, par agrégat spontané, pour former l’Association des New-Yorkais atteints du syndrome de Tourette ?
Trois ans plus tard, en 1974, je m’aperçus que mon idée avait pris corps : il s’était en effet formé une Association du syndrome de Tourette (TSA). À l’époque, elle comptait cinquante membres ; aujourd’hui, sept ans plus tard, elle en compte quelques milliers. Cet accroissement étonnant doit être mis sur le compte des efforts de la TSA, même si celle-ci n’est constituée que des patients, de leurs familles et de leurs médecins. L’association s’est montrée extrêmement efficace dans ses tentatives pour faire connaître l’état des tourettiens (pour « faire de la publicité » au meilleur sens du terme). Elle a suscité un intérêt sérieux au lieu de la répugnance et du rejet qui étaient si souvent le lot des tourettiens, et a encouragé la recherche sous toutes ses formes, depuis la physiologie jusqu’à la sociologie : recherche biochimique sur le cerveau tourettique ; sur la génétique et les autres facteurs qui contribuent à déterminer le syndrome de Tourette ; sur les associations et réactions anormalement rapides et aveugles qui les caractérisent. Des structures instinctuelles et comportementales primitives, du point de vue du développement et même de la phylogénétique, ont été mises à jour. Des recherches ont été faites sur le langage corporel, la grammaire et la structure linguistique des tics ; on a trouvé des éclairages inattendus sur la nature des jurons et des plaisanteries (qui caractérisent également d’autres désordres neurologiques) ; qui plus est, des études ont été réalisées sur l’interaction entre les tourettiens et leurs familles, et autres gens, et sur les étranges aléas par lesquels passent ces relations. Les résultats remarquables des efforts de la TSA font partie intégrante de l’histoire du syndrome de Tourette, et, comme tels, ils restent sans précédent : jamais encore des patients n’avaient montré le chemin d’une intelligence de leur état, jamais ils n’avaient été les agents actifs et entreprenants de leur propre compréhension et guérison.
Ces dix dernières années – en grande partie sous l’égide et l’incitation de la TSA –, l’intuition de Gilles de la Tourette, selon laquelle ce syndrome a bien une base organique neurologique, s’est trouvée nettement confirmée. Le « ça » du syndrome de Tourette, comme le « ça » du parkinsonisme ou de la chorée, reflète ce que Pavlov appelait la « force aveugle du sous-cortex », un trouble de ces zones primitives du cerveau qui gouvernent les impulsions et les élans. Dans le parkinsonisme, qui touche la motricité et non l’action comme telle, la perturbation est localisée dans le mésencéphale et ses connexions. Dans la chorée{32} – qui est un chaos de quasi-actions fragmentaires –, le trouble est localisé dans les couches supérieures du noyau lenticulaire. Dans le syndrome de Tourette, qui se manifeste par une surexcitation des émotions et des passions, par un dérèglement des bases primitives, instinctives, du comportement, la perturbation semble se localiser dans les zones très supérieures du « paléencéphale » : le thalamus, l’hypothalamus, le système limbique et les amygdales où se logent les déterminants affectifs et instinctifs élémentaires de la personnalité. Aussi, le syndrome de Tourette – tant du point de vue pathologique que du point de vue clinique – représente-t-il une sorte de « chaînon manquant » entre le corps et l’esprit et se situe-t-il, si l’on peut dire, entre la chorée et la manie. Comme c’est le cas dans les formes hyperkinétiques rares de l’encéphalite léthargique, et chez tous les patients postencéphalitiques surexcités par la L-DOPA, les patients atteints du syndrome de Tourette ou de « tourettisme » dû à un autre facteur (attaques, tumeurs cérébrales, intoxications ou infections) semblent souffrir d’un excès des neurotransmetteurs cérébraux, en particulier d’un excès de dopamine. Et, s’il faut un surcroît de dopamine pour secouer les parkinsoniens léthargiques, tout comme il fallut administrer le précurseur dopamine L-DOPA aux patients postencéphalitiques pour les « réveiller », en revanche il faudra, chez les patients frénétiques et tourettiens, abaisser la dopamine par une substance antagoniste, comme la drogue appelée halopéridol (haldol).
Cependant, on ne trouve pas seulement une surabondance de dopamine dans le cerveau des tourettiens, de même qu’il n’y a pas seulement une insuffisance en dopamine dans le cerveau des parkinsoniens. On y trouve aussi des altérations beaucoup plus fines et plus étendues, comme on peut s’y attendre pour un trouble qui peut modifier la personnalité. Nombreux et subtils sont les chemins qui mènent à l’anormalité ; ils diffèrent d’un patient à l’autre, et d’un jour à l’autre chez chaque patient. L’haldol peut être une solution pour un syndrome de Tourette, mais ni lui ni une autre drogue ne sera la solution, pas plus que la L-DOPA n’est la solution du parkinsonisme. Une approche « existentielle » est indispensable en complément d’une approche purement médicinale ou médicale : en particulier une sensibilité qui permet de comprendre que l’action, l’art et le jeu sont sains et libres par essence, et donc contraires à ces impulsions et conduites grossières, au déchaînement de cette « force aveugle du sous-cortex » dont souffrent ces patients. Le parkinsonien immobile peut se mettre à chanter ou danser et, quand il le fait, être complètement libéré de son parkinsonisme ; et lorsque le tourettien galvanisé chante, joue ou agit, il est à son tour complètement libéré de son syndrome de Tourette. Dans ces moments-là, le « moi » l’emporte et règne sur le « ça ».
Entre 1973 et 1977, date de sa mort, j’ai eu le privilège de correspondre avec le grand neuropsychologue A.R. Louriia, et lui ai souvent envoyé des observations et des enregistrements sur le syndrome de Tourette. Dans l’une de ses dernières lettres, il m’écrivait : « C’est véritablement d’une importance capitale. Comprendre un tel syndrome doit nous permettre d’élargir notre compréhension de la nature humaine en général (…) Je ne connais pas de syndrome qui soit d’un intérêt comparable. »
Lorsque je vis Ray pour la première fois, il était âgé de vingt-quatre ans, et se trouvait presque complètement frappé d’incapacité par des tics multiples d’une extrême violence qui survenaient par salves toutes les quelques secondes. Il y avait été sujet dès l’âge de quatre ans, et le fait d’attirer ainsi l’attention d’autrui l’avait profondément marqué, bien que sa haute intelligence, son esprit, sa force de caractère et son sens de la réalité lui aient permis de suivre l’école et le collège, et de se faire apprécier et aimer de quelques amis et de sa femme. Cependant, depuis qu’il avait quitté le collège, il avait été mis à la porte d’une douzaine d’emplois – toujours à cause de ses tics, jamais pour incompétence. Il était en crises permanentes. Ces crises prenaient une forme ou une autre ; elles étaient dues en général à son impatience, à son caractère querelleur et son « culot » à la fois brillant et grossier ; son couple avait été menacé par des cris involontaires (« Putain ! », « Merde ! », etc.) qui lui échappaient dans des moments d’excitation sexuelle. Il était (comme beaucoup de tourettiens) remarquablement bon musicien, et aurait à peine pu survivre (affectivement comme économiquement) s’il n’avait été, pendant les week-ends, un batteur de jazz d’une réelle virtuosité, célèbre pour ses brusques et sauvages improvisations – provoquées chez lui par un tic ou un battement compulsif sur une caisse –, devenant instantanément le noyau d’une superbe composition dans laquelle la brutale entrée d’un instrument devenait un brillant avantage. Son syndrome de Tourette se révélait aussi être un atout dans certains jeux, surtout le ping-pong dans lequel il excellait grâce à sa rapidité anormale de réflexes et de réactions, et aussi, là encore, grâce à des « improvisations », des « coups très brusques, nerveux, frivoles » (selon son expression), si inattendus et si foudroyants qu’ils en étaient irrattrapables. Les seuls moments où il se libérait de ses tics étaient la détente postcoïtale ou le sommeil ; ou bien lorsqu’il nageait, chantait ou travaillait, d’une façon régulière et rythmée, trouvant alors une « mélodie kinésique », une activité libre de tension, libre de tics, libre de tout.
Sous une apparence exubérante, éruptive, clownesque, c’était un homme profondément sérieux – un homme désespéré. Il n’avait jamais entendu parler de la TSA (qui existait à peine à ce moment-là) et n’avait pas non plus entendu parler de l’haldol. Il avait fait lui-même le diagnostic de son syndrome de Tourette en lisant l’article sur les « tics » dans le Washington Post. Lorsque je lui confirmai le diagnostic et lui parlai de l’haldol, il fut à la fois excité et circonspect. Je lui fis un test à l’haldol sous forme d’injection et il s’y révéla extrêmement sensible : ses tics le laissèrent tranquille pendant une période de deux heures après que je lui eus administré une dose d’un huitième de milligramme. À la suite de cet essai heureux, je le mis sous haldol en lui prescrivant une dose d’un quart de milligramme trois fois par jour.
Il revint la semaine suivante avec un œil au beurre noir et le nez cassé en disant : « Voilà le résultat de votre foutu haldol. » Même à cette dose infime, le médicament l’avait déséquilibré, avait perturbé son allure, son rythme, ses réflexes étonnamment rapides. Comme beaucoup de tourettiens, il était attiré par les choses qui tournent et en particulier par les portes tournantes dans lesquelles il entrait et sortait en trombe : sous l’effet de l’haldol, il avait perdu la main, mal calculé ses mouvements et reçu la porte sur le nez. Par la suite, beaucoup de ses tics, loin de disparaître, ne firent que se ralentir tout en s’étendant considérablement : il pouvait se trouver « cloué au milieu d’un tic », comme il disait, et se retrouver dans des postures presque catatoniques (Ferenczi a dit un jour que la catatonie était le contraire des tics – et il suggérait de leur donner le nom de « cataclonie »). Même avec cette dose infime, il présentait le tableau d’un parkinsonisme prononcé, de dystonie, de catatonie et de « blocage » psychomoteur : réaction qui semblait de fort mauvais augure, car elle laissait prévoir non une insensibilité, mais un tel excès de sensibilité, et d’une sensibilité si pathologique, qu’il ne pourrait peut-être jamais rien faire d’autre que de passer d’un extrême à l’autre – de l’accélération et du tourettisme à la catatonie et au parkinsonisme, sans aucune possibilité de trouver un moyen terme heureux.
Cette expérience le découragea, on le comprend – de même que cette idée et d’autres qu’il parvenait à exprimer : « Supposons que vous arriviez à supprimer les tics, disait-il, que restera-t-il ? Je ne suis qu’une succession de tics – il n’y a rien d’autre. » Il semblait, même en plaisantant, avoir une pauvre idée de son identité, sauf comme tiqueur : il se désignait lui-même comme le « roi des tiqueurs de Broadway » et parlait de lui à la troisième personne comme « Ray, le tiqueur blagueur », ajoutant qu’il était si enclin aux « gags tiqueurs et aux tics blagueurs » qu’il ne savait plus si c’était un don ou une malédiction. Il dit qu’il ne pouvait imaginer la vie sans son syndrome de Tourette et qu’il n’était pas sûr de le souhaiter.
Cela me fit beaucoup penser à ce que j’avais rencontré chez certains de mes patients postencéphalitiques anormalement sensibles à la L-DOPA. Ceux-ci parvenaient en effet à transcender de tels excès de sensibilité et d’instabilité intérieures s’ils pouvaient mener une vie féconde et bien remplie : l’équilibre « existentiel » ou l’assise que donne une telle vie peut triompher d’un déséquilibre physiologique grave. Sentant que Ray avait en lui cette aptitude, et que, en dépit de ses propres paroles, il n’était pas irrémédiablement centré sur sa maladie, d’une manière exhibitionniste ou narcissique, je lui proposai de venir me voir une fois par semaine pendant une période de trois mois. Durant cette période, nous allions essayer d’imaginer la vie sans le syndrome de Tourette ; nous allions explorer (ne serait-ce que par la pensée et par la sensibilité) tout ce que la vie peut offrir, pourrait lui offrir, hors des attentions et des attraits pervers du syndrome de Tourette ; nous allions examiner le rôle et l’importance économique qu’avait pour lui le syndrome de Tourette, et comment il pourrait continuer à vivre en s’en passant. Pendant trois mois, nous allions explorer tout cela – et ensuite faire une nouvelle tentative d’haldol.
Suivirent alors trois mois de profonde et patiente exploration au cours desquels (souvent envers et contre bien des résistances, des rancunes, et un manque de confiance en soi et dans la vie) apparurent toutes sortes de potentiels de santé et d’aptitudes : potentiels qui avaient en quelque sorte survécu à vingt années d’un grave syndrome de Tourette et d’une vie « tourettique », enfouis au plus profond et au plus fort de sa personnalité. Cette exploration approfondie, qui avait quelque chose d’encourageant, nous donna au moins un espoir limité. Mais ce qui arriva dépassa toutes nos attentes et fut plus qu’un feu de paille : une transformation permanente et durable de la réactivité. Car, lorsque j’essayai à nouveau de mettre Ray sous haldol, à la même dose infime qu’avant, il se trouva délivré de ses tics sans pour autant subir les inconvénients importants qu’il avait eus la première fois – et cela dure depuis neuf ans.
Les effets de l’haldol, ici, furent « miraculeux » – mais ils ne le furent qu’au moment où le miracle fut rendu possible. Au début, ses effets frisèrent la catastrophe : sans doute en partie pour des raisons physiologiques, mais aussi parce que toute « guérison » ou délivrance du syndrome de Tourette aurait été à ce moment-là prématurée et économiquement impossible. Ayant été atteint de ce syndrome dès l’âge de quatre ans, Ray n’avait aucune expérience d’une vie normale : il était lourdement dépendant de son extravagante maladie qu’il utilisait et exploitait tout naturellement de diverses façons. N’étant pas préparé à renoncer à son syndrome de Tourette, il aurait pu (je ne peux m’empêcher de le penser) ne jamais l’être sans ces trois mois de préparation intense, d’analyse et de réflexion profondes, et de concentration terriblement difficile.
Les neuf années qui viennent de s’écouler ont été, somme toute, heureuses pour Ray : c’est une libération qui dépasse toute attente. Après avoir été handicapé pendant vingt années par le syndrome de Tourette, forcé par la physiologie d’accomplir des actes incongrus, il jouit maintenant d’un champ d’action et d’une liberté qu’il n’aurait jamais crus possibles (ou du moins possibles seulement en théorie durant nos séances d’analyse). Son mariage est fait de tendresse et de stabilité et il est aujourd’hui père de famille ; il a beaucoup de bons amis qui l’aiment et l’apprécient comme individu – et non simplement comme un clown tourettique –, il a un rôle important dans sa communauté locale et un poste à responsabilités dans son travail. Pourtant, certains problèmes demeurent : des problèmes peut-être inséparables du syndrome de Tourette – et de l’haldol.
Pendant ses heures de travail durant la semaine, Ray, sous l’effet de l’haldol, reste « sobre, solide, honnête » – c’est ainsi qu’il décrit sa « personnalité haldol ». Ses mouvements et ses jugements, lents et résolus, ont perdu cette impétuosité, cette impatience, dont il faisait preuve avant l’haldol ; il a perdu aussi ces improvisations et inspirations sauvages ; ses rêves eux-mêmes sont d’une teneur différente : « Accomplissement complet, dit-il, débarrassé de ces élaborations extravagantes du syndrome de Tourette. » Il est moins vif, moins rapide dans ses reparties, il ne pétille plus de tics blagueurs ou de gags tiqueurs. Il n’aime plus le ping-pong et les autres jeux du même genre et n’y excelle plus ; il n’éprouve plus cet « instinct meurtrier pressant, cet instinct de gagner, de battre quelqu’un d’autre » ; il est moins compétitif et moins enjoué ; il a perdu l’élan ou le coup de main qui, à la surprise de tout le monde, le poussait à ces gestes brusques et « frivoles ». Il ne profère plus d’obscénités et n’a plus son « culot » grossier, ni son cran. Tout doucement, il en est venu à penser que quelque chose lui manque.
Mais il y a plus grave et plus invalidant pour lui : sous l’effet de l’haldol, il se trouve musicalement « engourdi », interprète médiocre, non dépourvu de compétence, mais privé d’énergie, d’enthousiasme, de joie et d’excès – ce qui était pour lui quelque chose de vital à la fois comme moyen d’expression et comme soutien moral. Il n’a plus de tics et ne frappe plus de manière compulsive sur la batterie, mais du même coup il a perdu ses élans sauvages et créatifs.
Comme ce tableau se confirmait, Ray prit une décision capitale, après en avoir discuté avec moi : pendant la semaine de travail, il prendrait « par devoir » de l’haldol, et, durant le week-end, il arrêterait et « laisserait courir ». C’est ce qu’il a fait ces trois dernières années. Il y a donc maintenant deux Ray – l’un avec haldol, l’autre sans. Le citoyen sobre qu’il est du lundi au vendredi laisse la place, pendant le week-end, à « Ray le tiqueur blagueur », frivole, frénétique, inspiré. Situation pour le moins étrange, comme Ray est le premier à l’admettre :
Avoir un syndrome de Tourette est aussi délirant que d’être saoul en permanence. Être sous haldol est morne, cela vous rend net et sobre. En fait, aucun des deux états n’est réellement libre… Vous autres, les gens normaux, dont le cerveau a les bons transmetteurs, au bon endroit, au bon moment, vous disposez en permanence de tous les sentiments et de tous les styles – gravité, légèreté, tout. Nous autres, les tourettiens, ne les avons pas : nous sommes contraints à la légèreté par notre syndrome de Tourette et forcés à la gravité lorsque nous prenons de l’haldol. Vous êtes libres, vous avez un équilibre naturel : notre équilibre à nous est tout au plus artificiel.
Ray s’en accommoda de son mieux et il eut une vie bien remplie, en dépit de son syndrome de Tourette, en dépit de l’haldol, malgré le « manque de liberté » et l’« artifice ». Pourtant, il était privé de ce patrimoine de liberté naturelle dont jouissent la plupart d’entre nous. Mais sa maladie lui a beaucoup appris et, en un sens, il l’a transcendée. Il pourrait dire avec Nietzsche : « J’ai passé et je repasse constamment par de nombreux états de santé (…) La maladie ? Ne serions-nous pas presque tentés de nous demander si nous pouvons nous en passer ? La douleur seule, la grande douleur, libère l’esprit en dernier ressort{33}. » Paradoxalement, Ray, tout en étant privé de santé physiologique, animale, naturelle, a trouvé une nouvelle santé, une nouvelle liberté, à travers les vicissitudes auxquelles il est soumis. Il est parvenu à ce que Nietzsche aimait à qualifier de « Grande Santé » – à savoir un humour rare, une vaillance et une souplesse de l’esprit : et ce malgré ou à cause du syndrome de Tourette dont il se trouve affligé.