(1) L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau

Le docteur P. était un musicien distingué, qui s’était rendu célèbre depuis des années comme chanteur puis comme professeur à l’école de musique locale. C’est là, avec ses étudiants, que certains problèmes étranges commencèrent à apparaître. Un étudiant se présentait, et le docteur P. ne le reconnaissait pas ; ou, plus exactement, il ne reconnaissait pas son visage : c’était seulement au moment où l’étudiant parlait qu’il pouvait l’identifier d’après sa voix. Ces incidents se multipliaient et suscitaient l’embarras, la perplexité, la peur – et parfois le rire. Car, non seulement le docteur P., progressivement, ne distinguait plus les visages, mais il voyait des visages là où il n’y en avait pas : tout comme Magoo, dans la rue, tapote affectueusement les bouches d’incendie et les parcmètres en les prenant pour des têtes d’enfants, il s’adressait aimablement aux poignées sculptées des meubles et s’étonnait qu’elles ne lui répondent pas. Au début, chacun prit ces erreurs bizarres pour des plaisanteries, et le docteur P. fut le premier à en rire. N’était-il pas réputé pour avoir un sens de l’humour étrange, un goût du paradoxe ou de la plaisanterie, qui rappelait presque l’humour zen ? Ses facultés musicales étaient aussi éblouissantes qu’avant ; il ne se sentait pas malade – il ne s’était jamais senti aussi bien ; et ses erreurs étaient si ridicules – et si naïves – qu’elles pouvaient à peine être prises au sérieux. L’idée qu’il pouvait avoir « quelque chose qui n’allait pas » mit trois ans à s’imposer à son esprit, et ne lui apparut en fait pleinement que lorsqu’il se sut diabétique. Conscient que le diabète pouvait affecter ses yeux, le docteur P. consulta un ophtalmologiste qui écouta attentivement son histoire et examina soigneusement ses yeux. « Vos yeux n’ont rien, conclut le spécialiste. Mais vous avez un trouble des zones visuelles du cerveau. Vous n’avez pas besoin de moi, vous devriez voir un neurologue. » C’est ainsi que le docteur P. vint me consulter.

Il ne me fallut pas plus de quelques secondes pour m’apercevoir qu’il n’y avait pas trace chez lui de démence au sens ordinaire du terme. C’était un homme charmant et d’une grande culture, qui s’exprimait avec aisance, humour et imagination. Je ne comprenais pas pourquoi on l’avait envoyé à notre clinique.

Et pourtant, il avait quelque chose de légèrement bizarre. En parlant, il me faisait face, il était tourné vers moi, mais il y avait néanmoins quelque chose… c’était difficile à dire. Il me faisait face avec ses oreilles, et non avec ses yeux, en vins-je à penser. Au lieu de me regarder, de me fixer, de m’« appréhender » d’une manière normale, ses yeux se fixaient soudainement et étrangement sur moi – sur mon nez, mon oreille droite, mon menton, puis remontaient sur mon œil droit, un peu comme s’ils notaient (ou même étudiaient) ces aspects particuliers de ma personne sans voir l’ensemble de mon visage ni ses changements d’expression, sans me voir « moi », comme un tout. Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris cela sur le moment – j’avais simplement noté une étrangeté qui me chiffonnait, une sorte de défaut dans le jeu normal entre le regard et l’expression. Il me voyait, il me scrutait, et pourtant…

— Que se passe-t-il ? finis-je par lui demander.

— Rien que je sache, répliqua-t-il, mais les gens ont l’air de penser que j’ai quelque chose aux yeux.

— Mais vous-même ne constatez aucun problème visuel ?

— Non, pas directement, mais il m’arrive de faire des erreurs.

Je quittai la pièce un instant pour parler à sa femme. Lorsque je revins, le docteur P. était assis tranquillement près de la fenêtre, attentif ; il semblait écouter plus que regarder.

— La circulation, dit-il, les bruits de la rue, les trains dans le lointain – ils font une sorte de symphonie, vous ne trouvez pas ? Vous connaissez Pacifique 231, d’Honegger ?

Quel homme merveilleux ! pensais-je. Comment peut-il avoir quelque chose de sérieux ? Allait-il me permettre de l’examiner ?

— Oui, bien sûr, docteur Sacks.

Je calmai mon inquiétude, la sienne aussi peut-être, en procédant à la routine apaisante d’un examen neurologique – force des muscles, coordination, réflexes, tonus… Ce fut pendant que j’examinais ses réflexes – un rien anormal dans l’hémicorps gauche – que se manifesta la première bizarrerie. J’avais enlevé sa chaussure gauche et grattais sa plante de pied avec une clé – un test de réflexe apparemment insignifiant, mais en fait essentiel –, puis, m’excusant d’avoir à revisser mon ophtalmoscope, je l’avais laissé remettre lui-même sa chaussure. À ma surprise, une minute plus tard il ne l’avait pas encore fait.

— Puis-je vous aider ? lui demandai-je.

— Aider à quoi ? Aider qui ?

— Vous aider à remettre votre chaussure.

— Ah, dit-il, j’avais oublié la chaussure », ajoutant sotto voce : « La chaussure ! La chaussure ! » Il semblait déconcerté.

— Votre chaussure, lui répétai-je, peut-être devriez-vous la remettre.

Il continuait à regarder le sol, à côté de la chaussure, avec une concentration intense mais mal placée. Finalement, son regard se fixa sur son pied :

— C’est ma chaussure, n’est-ce pas ?

Avais-je mal entendu ? Avait-il mal vu ?

« Mes yeux, expliqua-t-il, et il mit la main sur son pied. Voici ma chaussure, n’est-ce pas ?

— Non, c’est votre pied. Voilà votre chaussure.

— Ah, je pensais que c’était mon pied.

Plaisantait-il ? Était-il fou ? Aveugle ? Si c’était là une de ses « étranges erreurs », c’était l’erreur la plus étrange que j’aie jamais rencontrée.

Je l’aidai pour sa chaussure (son pied) afin d’éviter d’autres complications. Le docteur P. lui-même ne semblait pas du tout troublé, plutôt indifférent, amusé peut-être. Je repris mon examen. Son acuité visuelle était bonne : il n’avait pas de difficulté à voir une épingle par terre, bien qu’il pût parfois lui arriver de ne pas la voir si elle se trouvait sur sa gauche.

Il voyait bien, mais que voyait-il ? J’ouvris un exemplaire du National Geographic Magazine et lui demandai d’en décrire quelques photos.

Ses réponses furent très curieuses. Ses yeux sautaient d’un point à un autre, il remarquait des détails imperceptibles, comme il avait fait pour mon visage. Une brillance, une couleur, une forme arrêtaient son attention et lui tiraient un commentaire, mais en aucun cas il ne voyait une scène dans son ensemble. Il ne parvenait pas à voir le tout, mais seulement des détails qu’il enregistrait comme des taches sur un écran radar. Il ne considérait jamais l’image dans son ensemble – il n’affrontait pour ainsi dire jamais la physionomie de l’image : le paysage ou la scène n’avait pour lui aucun sens. Je lui montrai la photographie de couverture, représentant une étendue infinie de dunes sahariennes.

— Que voyez-vous ici ? lui demandai-je.

— Je vois une rivière, dit-il. Et une petite auberge avec sa terrasse sur l’eau. Des gens sont en train de dîner sur la terrasse. Je vois des parasols de couleur ici et là. Il regardait, si l’on peut dire, au-delà de la couverture, en l’air, et inventait des détails inexistants comme si l’absence de détails dans la photo en question l’avait conduit à imaginer la rivière, la terrasse et les parasols colorés.

Je devais avoir l’air consterné, mais lui semblait plutôt satisfait de ses réponses. Il y avait un début de sourire sur son visage. Il semblait aussi avoir décidé que l’examen était terminé, et commençait à chercher son chapeau. Il leva la main et attrapa la tête de sa femme, essayant de la soulever pour se la mettre sur la tête. Il avait apparemment pris la tête de sa femme pour un chapeau ! Sa femme le regarda comme si elle en avait l’habitude.

Je ne pouvais pas expliquer ce qui venait de se passer par la neurologie (ou la neuropsychologie) classique. En un certain sens, il semblait en parfait état de santé, et, en un autre, il paraissait complètement, incompréhensiblement perturbé. Comment pouvait-il à la fois prendre sa femme pour un chapeau et continuer, comme il le faisait apparemment, à exercer son métier de professeur à l’école de musique ?

Je devais y repenser et le revoir – le voir chez lui, dans son milieu familial.

Quelques jours plus tard, je rendis visite au docteur P., avec, dans ma serviette, la partition des Dichterliebe (je savais qu’il aimait Schumann) et divers objets pour tester ses perceptions. Madame P. me fit entrer dans un vaste appartement (qui rappelait le Berlin de la fin du XIXe siècle). Au milieu de la pièce, il y avait un magnifique Bösendorfer ancien et, tout autour, de petits porte-musique, des instruments, des partitions… Il y avait aussi des livres, des tableaux, mais la musique était au centre de tout. Le docteur P. entra, un peu voûté, et, distrait, avança en tendant la main vers l’horloge du grand-père ; au son de ma voix, il se reprit et me serra la main. Nous échangeâmes des salutations et parlâmes un peu des concerts et représentations en cours. Incertain, je lui demandai s’il voulait chanter.

— Les Dichterliebe ! s’exclama-t-il. Mais je ne peux plus lire la musique. Vous les jouerez, n’est-ce pas ?

Je lui dis que j’allais essayer. Sur ce merveilleux piano ancien, même mon piètre jeu semblait juste. Le docteur P. était une sorte de Fischer-Dieskau d’un certain âge, à la voix veloutée, qui alliait une oreille et une voix parfaites à une intelligence musicale des plus pénétrantes. Il était évident que l’école de musique ne lui faisait pas la charité.

Les lobes temporaux du docteur P. étaient manifestement intacts : il avait un merveilleux cortex musical. Que se passait-il, me demandais-je, dans ses lobes pariétaux et occipitaux, et en particulier dans ces zones où se déroule le processus visuel ? J’avais emporté des corps platoniques{4} dans ma trousse de neurologue et je décidai de commencer par là.

— Qu’est-ce donc que cela ? demandai-je en sortant le premier.

— Un cube, bien sûr.

— Et ça ? demandai-je en brandissant un autre polyèdre.

Il voulut examiner l’objet, ce qu’il fit rapidement et systématiquement :

— Un dodécaèdre, bien sûr. Et pas la peine de vous fatiguer pour les autres – ceci est un icosaèdre.

Les formes abstraites ne lui posaient manifestement aucun problème. Mais les visages ? Je sortis un paquet de cartes. Toutes, il les identifia instantanément, y compris les valets, les dames, les rois et les jokers. Mais, après tout, il s’agissait de dessins stylisés, de sorte qu’on ne pouvait pas savoir s’il voyait des visages ou simplement des motifs. Je décidai de lui montrer un livre de caricatures que j’avais dans ma serviette. Là encore, dans l’ensemble, il vit juste. Le cigare de Churchill, le nez de Schnozzle : dès qu’il avait saisi un détail clé, il pouvait identifier le visage. Mais les caricatures, elles aussi, sont formelles et schématiques. Je me demandais comment il se débrouillerait avec des visages réels, représentés d’une manière réaliste.

J’allumai la télévision, en coupant le son, et tombai sur un vieux film de Bette Davis. C’était une scène d’amour. Le docteur P. ne put identifier l’actrice – peut-être parce qu’elle n’avait jamais fait partie de son univers. Ce qui était plus frappant, c’était qu’il ne parvenait pas à comprendre les expressions de son visage ou de celui de son partenaire, bien que, en une seule scène tumultueuse, se fussent succédé le désir fou, la passion, la surprise, le dégoût, la fureur, et, pour finir, une attendrissante réconciliation. Le docteur P. n’y comprenait rien. Il était incapable de dire ce qui se passait ou de reconnaître l’identité, ou même le sexe, des partenaires. Il commentait la scène absolument comme l’eût fait un Martien.

Il était possible, tout simplement, que certaines de ses difficultés soient liées à l’irréalité de cette sorte d’univers de Celluloïd qu’est Hollywood ; et je pensais qu’il lui serait plus aisé d’identifier des visages de personnes connues. Des photographies de sa famille, de ses collègues, de ses élèves, de lui-même étaient accrochées aux murs de son appartement : j’en rassemblai une pile et les lui présentai, non sans une certaine appréhension. Ce qui avait été drôle ou grotesque dans le cas du film devenait tragique dans la vie réelle. En fait, il ne reconnut personne : ni sa famille, ni ses collègues, ni ses élèves, ni lui-même. Il put reconnaître un portrait d’Einstein grâce à la chevelure et à la moustache caractéristiques du savant ; il en fut de même pour deux ou trois personnes. « Ah, Paul ! s’écria-t-il quand je lui montrai un portrait de son frère. Ce menton carré, ces grandes dents, je reconnaîtrais Paul où qu’il soit ! »

Mais était-ce Paul qu’il reconnaissait, ou bien deux ou trois détails de sa personne à partir desquels il pouvait raisonnablement déduire l’identité du sujet ? Car, lorsque manquaient de tels « repères » évidents, il était complètement perdu. Mais ce n’était pas simplement la capacité de reconnaître, la « gnosie », qui était défaillante ; il y avait quelque chose d’erroné dans toute sa manière de procéder. Car il abordait ces visages – même ceux de ses proches ou d’êtres chers – comme s’il s’agissait de puzzles ou de tests abstraits. Ces visages ne lui disaient rien, il ne les voyait pas. Un visage n’était pour lui qu’un ensemble de traits, un « ça » ; aucun n’avait pour lui la familiarité d’un « tu ». Il y avait donc une gnosie formelle, mais pas trace de gnosie personnelle. Et cela allait de pair avec son indifférence ou sa cécité aux expressions. Pour nous, un visage est une personne qui regarde – nous voyons, pour ainsi dire, la personne à travers sa persona, son visage. Mais, pour le docteur P., il n’y avait pas en réalité de persona – ni de persona extérieure, ni de personne intérieure.

En venant, je m’étais arrêté chez un fleuriste et avais acheté une extravagante rose rouge pour ma boutonnière. Je l’enlevai et la lui tendis. Il la prit comme un botaniste ou un morphologiste s’empare d’un spécimen et non comme une personne reçoit une fleur.

— Environ quinze centimètres de long, commenta-t-il. Une forme rouge enroulée avec une attache linéaire verte.

— Oui, dis-je, encourageant. Et que pensez-vous que ce soit, docteur P. ?

— Pas facile à dire. » Il semblait perplexe. « Ça manque de la simple symétrie des corps platoniques, bien que ça puisse avoir une symétrie propre… Je pense que ce pourrait être une inflorescence ou une fleur.

— Une fleur, vraiment ? demandai-je.

— Oui, confirma-t-il.

— Sentez-la », lui suggérai-je, et de nouveau il prit l’air intrigué, comme si je lui avais demandé de sentir une symétrie supérieure. Mais il s’y soumit avec courtoisie et porta la rose à son nez. Soudain, il s’anima. « C’est beau ! s’exclama-t-il. Une rose précoce. Quelle odeur divine ! » Il commença à fredonner : « Die Rose, die Lillie… » On aurait dit qu’il percevait la réalité de la rose par l’odorat et non par la vue.

J’essayai un dernier test. Il faisait encore froid, en ce début de printemps, et j’avais jeté mon manteau et mes gants sur le sofa.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demandai-je en lui tendant un gant.

— Puis-je l’examiner ? me demanda-t-il alors et, me le prenant, il procéda à son examen comme s’il s’agissait d’une forme géométrique.

— Une surface continue, annonça-t-il enfin, repliée sur elle-même. Elle a l’air d’avoir [il hésita] cinq excroissances, si l’on peut dire.

— Oui, dis-je prudemment, vous m’avez fait une description, maintenant dites-moi ce que c’est.

— Une sorte de récipient ?

— Oui, dis-je, et que contient-il ?

— Il contient son contenu ! dit le docteur P. en riant. Il y a beaucoup de possibilités. Ce pourrait être un porte-monnaie, par exemple, destiné à des pièces de cinq tailles différentes. Ce pourrait…

J’interrompis ce discours absurde.

— Est-ce que ça ne vous est pas familier ? Pensez-vous qu’il pourrait convenir à une partie de votre corps, ou la contenir ?

Aucune lueur de reconnaissance n’apparut dans ses yeux{5}

Jamais un enfant n’aurait la faculté de voir et de parler d’une « surface continue… repliée sur elle-même », mais n’importe quel enfant reconnaîtrait immédiatement un gant, verrait en lui quelque chose de familier, l’associerait à une main. Le docteur P., non. Rien ne lui était familier. Visuellement, il était perdu dans un monde d’abstractions inertes. Manifestement, il avait totalement perdu contact avec le monde visuel réel, de la même façon qu’il n’avait plus, pour ainsi dire, de « soi » visuel. Il pouvait parler des choses, mais il ne leur faisait pas face. Hughlings Jackson dit, à propos de patients atteints de lésions de l’hémisphère gauche et d’aphasie, qu’ils ont perdu la pensée « abstraite » et « propositionnelle » – il les compare aux chiens (ou plutôt, il compare les chiens à des patients aphasiques). Le docteur P., lui, fonctionnait exactement comme une machine. Non seulement il manifestait l’indifférence d’un ordinateur au monde visuel, mais, chose plus frappante encore, il décomposait le monde comme le fait un ordinateur, au moyen d’indices clés et de rapports schématiques. Il parvenait à identifier la combinaison – par une sorte de « portrait-robot » – sans avoir besoin d’appréhender la réalité en tant que telle.

Les tests que j’avais effectués jusque-là ne m’apprenaient rien sur l’univers intérieur du docteur P. Sa mémoire visuelle et son imagination étaient-elles encore un tant soit peu intactes ? Je lui demandai de s’imaginer en train de pénétrer dans l’un des squares situés au nord de la ville, de le traverser en mémoire ou en imagination, et de me citer les édifices devant lesquels il passait. Il énuméra tous les bâtiments qui se trouvaient sur sa droite, mais aucun sur sa gauche. Puis, je lui demandai d’imaginer qu’il entrait maintenant dans le square par le sud. De nouveau, il mentionna seulement les bâtiments situés sur sa droite, c’est-à-dire ceux-là même qu’il avait oubliés dans le premier test. Il ne « voyait » probablement plus du tout ceux qu’il avait « vus » intérieurement avant. À l’évidence, les difficultés qu’il avait avec le côté gauche, les déficits de son champ visuel, étaient tout autant internes qu’externes et divisaient à la fois sa mémoire visuelle et son imagination.

Qu’en était-il, à un échelon supérieur, de sa visualisation interne ? Pensant à l’intensité presque hallucinatoire avec laquelle Tolstoï visualise et anime ses personnages, j’interrogeai le docteur P. sur Anna Karénine. Il n’avait aucun mal à se rappeler les divers incidents du roman et se souvenait parfaitement de l’intrigue, mais il omettait complètement tous les détails d’ordre visuel, toutes les descriptions et les scènes liées au sens de la vue. Il se rappelait les discours des personnages, mais non leurs visages ; et pourtant, si on le lui demandait, il pouvait citer avec une mémoire remarquable, et presque mot pour mot, les descriptions visuelles originelles, même si celles-ci étaient à l’évidence presque vides de contenu pour lui et dénuées de réalité sensorielle, imaginative ou émotionnelle. Il y avait donc bien une agnosie interne{6}.

Mais seulement dans certains cas, semblait-il. Certains types de visualisation étaient profondément détériorés, presque absents : notamment la visualisation des visages et des scènes, celle du narratif et du dramatique. Celle des schémas, en revanche, était intacte, peut-être même renforcée. Aussi, quand je l’entraînai dans une mentale partie d’échecs, il n’eut aucune difficulté à visualiser l’échiquier ou les coups – aucune difficulté à me battre à plate couture.

Louriia a dit de Zazetsky qu’il avait complètement perdu sa capacité de jouer, mais que son « imagination vive » était intacte. En fait, Zazetsky et le docteur P. vivaient dans des mondes qui étaient exactement l’opposé l’un de l’autre. Mais, parmi toutes les différences qui les séparaient, la plus triste était que Zazetsky, comme a dit Louriia, « se battait pour retrouver ses facultés perdues avec la ténacité indomptable d’un damné », tandis que le docteur P. ne se battait pas, car il ignorait ce qu’il avait perdu et n’avait même pas conscience d’une perte quelconque. Mais lequel était le plus tragiquement atteint, lequel était le véritable damné ? Celui qui le savait ou celui qui ne le savait pas ?

Lorsque l’examen fut terminé, madame P. nous convia à passer à table ; il y avait du café et un choix exquis de petits gâteaux. Le docteur P. attaqua les gâteaux de bon appétit, en fredonnant. Il mangeait rapidement, avec une grâce instinctive, tout en continuant à chanter. Il attirait les assiettes vers lui et se servait ici et là tout en poursuivant son gargouillis, comme s’il chantait ce qu’il mangeait. Et il ne s’interrompit brusquement que lorsqu’un coup violent, autoritaire, fut frappé à la porte. Le docteur P. s’arrêta alors de manger et s’assit à la table, glacé, immobile, le visage totalement égaré : la table qu’il voyait jusque-là, il ne la voyait plus, ne la percevait plus comme une table couverte de gâteaux. Sa femme lui versa alors du café : l’odeur chatouilla ses narines et le ramena à la réalité. Et la mélodie du repas reprit.

Comment peut-il faire quoi que ce soit, me demandai-je ? Que se passe-t-il quand il s’habille, quand il va aux toilettes, quand il prend un bain ? Je suivis sa femme dans la cuisine et lui demandai comment il faisait pour s’habiller.

— C’est comme pour manger, expliqua-t-elle, je sors ses vêtements habituels, aux endroits habituels, et il s’habille sans difficulté, en chantant. Il fait tout en chantant. Mais, s’il est interrompu et perd le fil, il s’arrête complètement, ne reconnaît plus ses vêtements – ni son propre corps. Il chante tout le temps – il y a les chants du repas, les chants de l’habillage, les chants du bain, un chant pour tout. Il ne peut rien faire sans en faire un chant.

Pendant que nous parlions, mon attention fut attirée par les tableaux accrochés aux murs.

« Oui, dit madame P., il était aussi doué comme peintre que comme chanteur. Chaque année, l’école exposait ses tableaux.

Je les observai avec curiosité – ils étaient en ordre chronologique. Toutes ses premières œuvres étaient naturalistes et réalistes, finement détaillées et concrètes ; leur atmosphère était étonnamment vivante. Puis, elles perdaient de leur éclat, devenaient moins concrètes, moins réalistes ou naturalistes, plus abstraites, voire géométriques ou cubistes. Ses dernières toiles tournaient à l’absurde, du moins à mes yeux – ce n’étaient plus que de simples lignes chaotiques et des taches de peinture. Je le fis remarquer à madame P.

— Ah, vous autres médecins, vous êtes tellement philistins ! s’exclama-t-elle. Ne voyez-vous donc pas son évolution artistique – comment il a renoncé au réalisme des premières années et progressé dans l’art abstrait, non-figuratif ?

Non, ce n’est pas cela, me dis-je en moi-même (en me gardant bien d’en faire part à la pauvre Mme P.). Il était bien passé du réalisme au non-figuratif, mais ce processus était moins dû au progrès de l’artiste qu’au développement de sa pathologie – qui, ayant entre-temps évolué vers une profonde agnosie visuelle, était en train de détruire irrémédiablement toutes ses facultés d’invention et de représentation des images, tout son sens du concret et de la réalité. Ce mur de peintures était une tragique pièce à conviction pathologique, qui relevait de la neurologie et non de l’art.

Et pourtant, me demandai-je, sa femme n’avait-elle pas en partie raison ? Car il existe souvent une lutte, et parfois même une collusion, entre les pouvoirs de la pathologie et ceux de la création. Peut-être sa période cubiste aurait-elle pu donner lieu à un développement à la fois artistique et pathologique, unissant ces deux forces pour engendrer une forme originale ; ayant perdu le concret, il aurait peut-être pu gagner dans l’ordre de l’abstrait et développer une plus grande sensibilité à tous les éléments structurels que sont la ligne, la limite, le contour – et devenir une sorte de Picasso, capable de voir et de dépeindre ces organisations abstraites incluses dans le concret et normalement perdues en lui… Bien que, dans ses derniers tableaux, il n’y eût, j’en ai peur, que du chaos et de l’agnosie.

Nous retournâmes au grand salon de musique, avec le Bösendorfer au centre de la pièce ; le docteur P. était en train de grignoter la dernière tarte en fredonnant.

— Bien, docteur Sacks, me dit-il, vous avez l’air de trouver que je suis un cas intéressant. Pouvez-vous me dire ce qui, à votre avis, ne va pas, et me faire quelques recommandations ?

— Je ne peux pas vous dire ce qui ne va pas, répliquai-je, mais je vais vous dire ce qui va. Vous êtes un merveilleux musicien et la musique est votre vie. Ce que je prescrirais dans un cas comme le vôtre, c’est une vie qui soit entièrement consacrée à la musique. La musique a été au centre de votre vie, maintenant livrez-lui toute votre existence.

C’était il y a quatre ans de cela. Je ne l’ai jamais revu, mais bien souvent je me suis demandé comment il appréhendait le monde avec cette étrange perte de visualité qui était la sienne, et ce sens musical par ailleurs miraculeusement préservé. Je pense que, chez lui, la musique avait remplacé l’image. Il n’avait pas d’image corporelle, mais une musique corporelle : c’est pourquoi il pouvait se mouvoir et agir si facilement, mais pouvait en arriver à une interruption et une confusion totales dès que sa « musique intérieure » s’arrêtait. De même avec le monde extérieur…

Dans le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer parle de la musique comme d’une « volonté pure ». Combien il aurait été fasciné par le docteur P., cet homme qui avait perdu complètement le monde comme représentation, mais l’avait intégralement conservé comme musique ou volonté.

Et cela, heureusement, dura jusqu’au bout – car, malgré la progression de son mal (une tumeur ou une dégénérescence massive de la partie visuelle du cerveau), le docteur P. vécut la musique et l’enseigna jusqu’à ses derniers jours.{7}

 

POST-SCRIPTUM

Comment doit-on comprendre l’incapacité singulière du docteur P. à percevoir, à interpréter un gant comme étant un gant ? Il ne pouvait manifestement pas porter de jugement cognitif, bien qu’il fût très prolixe lorsqu’il s’agissait d’émettre des hypothèses cognitives. C’est qu’un jugement est une opération intuitive, personnelle, globale et concrète – nous « voyons » les choses les unes par rapport aux autres et par rapport à nous-mêmes. Or, c’était précisément cette disposition, cette aptitude à établir un rapport, qui manquait au docteur P. (même si son jugement, dans tous les autres domaines, était rapide et normal). Était-ce dû au manque d’information visuelle ou bien à un défaut dans le processus de l’information visuelle (explication que donnerait une neurologie classique, schématique) ? Ou bien y avait-il quelque chose qui clochait dans l’attitude du docteur P., l’empêchant de faire le rapport entre lui-même et ce qu’il voyait ?

Ces explications, ou modes d’explication, ne s’excluent pas : jouant sur des registres différents, elles peuvent toutes deux être justes et coexister. La neurologie classique l’admet d’ailleurs implicitement ou explicitement : implicitement avec Macrae, quand il juge insuffisante l’explication par des schémas défectueux ou par des défaillances des intégrations et des processus visuels, et de manière explicite avec Goldstein, quand il parle d’« attitude abstraite{8} ». L’attitude abstraite, qui permet la « catégorisation », manque son but dans le cas du docteur P. – peut-être aussi le concept de « jugement » en général. Le docteur P. a une attitude abstraite – mais rien de plus. Et c’est précisément cela, son absurde propension à l’abstraction – absurde parce que stérile – qui le rend incapable de percevoir une identité ou une particularité, incapable de jugement.

Curieusement, la neurologie et la psychologie ne parlent jamais de « jugement », alors qu’elles parlent de tout le reste – pourtant, c’est justement la faillite du jugement (dans des domaines spécifiques, comme dans le cas du docteur P., ou dans le cas plus général des malades présentant le syndrome de Korsakov ou le syndrome du lobe frontal – voir, ci-dessous, les chapitres XII et XIII) qui constitue l’essence de tant de troubles neuropsychologiques. Le jugement et l’identité peuvent en faire les frais – mais la neuropsychologie ne les évoque jamais.

Et cependant, que ce soit en un sens philosophique (le sens kantien) ou en un sens empirique et évolutionniste, le jugement est notre faculté la plus importante. L’animal ou l’homme peuvent très bien fonctionner sans « attitude abstraite », mais périront rapidement s’ils sont privés de leur jugement. Le jugement est sans doute la première faculté du cerveau ou de la vie supérieure – même si la neurologie classique, dont les modèles ressemblent à ceux de l’informatique, l’ignore ou l’interprète mal. Et, si nous nous demandons comment on peut en arriver à une telle absurdité, nous trouvons la réponse dans les postulats et l’évolution de la neurologie elle-même. Car la neurologie classique (comme la physique classique) a toujours été mécaniste – depuis les analogies mécaniques d’Hughlings Jackson jusqu’aux analogies informatiques actuelles.

Bien sûr, le cerveau est une machine et un ordinateur – tout est correct dans la neurologie classique. Mais les processus mentaux qui constituent notre être et notre vie ne sont pas seulement abstraits et mécaniques, ils sont aussi personnels – et, en tant que tels, n’impliquent pas seulement l’action de classer et de catégoriser, mais aussi celle, incessante, de juger et d’éprouver. Si cela fait défaut, nous devenons comme le docteur P., pareils à des ordinateurs. Et, de la même façon, si nous supprimons des sciences cognitives tout ce qui est de l’ordre du personnel, nous les réduisons à quelque chose d’aussi anormal que le cas du docteur P. – et nous réduisons par là même notre appréhension du concret et du réel.

Par une sorte d’analogie, à la fois comique et terrible, nos neurologie et psychologie cognitives ne ressemblent à rien tant qu’au pauvre docteur P. ! Comme lui, nous avons besoin du concret et du réel ; et, comme lui, nous passons à côté d’eux sans les voir. Nos sciences cognitives souffrent d’une agnosie fondamentalement analogue à celle du docteur P., si bien que le cas de ce dernier peut servir d’avertissement et d’exemple – montrer ce qui arrive à une science qui évite le particulier, le personnel, tout ce qui relève du jugement, pour devenir, tel un ordinateur, entièrement abstraite.

J’ai toujours beaucoup regretté de n’avoir pas été en mesure, pour des raisons échappant à mon contrôle, de suivre son cas plus avant, que ce soit par des observations et des investigations comme celles décrites ici, ou simplement en me tenant au courant de l’évolution de sa maladie.

On craint toujours qu’un cas soit « unique », surtout s’il prend une forme aussi extraordinaire que celui du docteur P. Ce fut donc avec grand intérêt, et un plaisir non dépourvu de soulagement, que je tombai, presque par hasard – en parcourant la revue Brain de 1956 –, sur une description détaillée d’un cas presque similaire (ou même identique) d’un point de vue neuropsychologique, bien que la pathologie sous-jacente (une grave blessure à la tête) comme toutes les données personnelles fussent ici et là complètement différentes. Les auteurs parlent de ce cas comme « unique dans l’histoire de ce trouble » – et ils ont été évidemment stupéfaits, comme moi, de découvrir qu’il en existait un autre{9}. Voici un résumé de cet article (Macrae et Trolle 1956) accompagné de quelques citations. Les lecteurs qui le désireront pourront se reporter à l’original (voir bibliographie).

Leur patient était un homme de trente-deux ans qui, à la suite d’un grave accident de voiture ayant entraîné une perte de conscience de trois semaines, « s’était plaint exclusivement de son incapacité à reconnaître les visages, y compris ceux de sa femme et de son enfant ». Pas un seul visage ne lui était « familier », mais il y en avait certains qu’il pouvait tout de même identifier ; c’étaient ceux de trois de ses camarades de travail : l’un d’eux avait un tic qui le faisait cligner de l’œil, l’autre un énorme grain de beauté sur la joue et le troisième était « si grand et si maigre qu’il ne ressemblait à personne ». Macrae et Trolle font remarquer que « chacun se faisait reconnaître uniquement par la caractéristique en question ». En général (comme le docteur P.), il reconnaissait ses proches à leur voix.

Il avait même des difficultés à se reconnaître dans une glace. Macrae et Trolle le décrivent en détail :

Dans la première phase de sa convalescence, il lui arrivait souvent de se demander, notamment en se rasant, si le visage qui le regardait était bien le sien, et, même s’il savait bien que ce ne pouvait physiquement pas en être un autre, il n’en faisait pas moins des grimaces répétées et tirait la langue « juste pour en être sûr ». En étudiant soigneusement son visage dans la glace, il commençait lentement à le reconnaître, mais « pas en un éclair », comme avant – il se repérait aux cheveux ou aux traits du visage, et à deux petits grains de beauté sur sa joue gauche.

D’une façon générale, il ne pouvait pas reconnaître les objets « en un coup d’œil », mais devait chercher et deviner d’après une ou deux caractéristiques. Il arrivait que ses conjectures soient absurdes. En particulier, notent les auteurs, l’animé lui posait des problèmes.

En revanche, de simples objets schématiques – ciseaux, montre, clé, etc. – ne présentaient aucune difficulté. Macrae et Trolle notent aussi : « Sa mémoire topographique était étrange : paradoxalement, il pouvait retrouver son chemin de la maison à l’hôpital, mais ne pouvait pas nommer les rues en route{10} [contrairement au docteur P., il avait aussi un peu d’aphasie] et ne paraissait pas visualiser la topographie. »

Il était évident aussi que ses souvenirs visuels des gens, même s’ils remontaient à longtemps avant l’accident, étaient gravement détériorés : il lui restait la mémoire d’un comportement, voire d’un maniérisme, mais il avait perdu tout souvenir de l’apparence visuelle ou du visage. Il apparaissait également, quand on l’interrogeait avec soin, que ses rêves étaient dépourvus d’images visuelles. Comme dans le cas du docteur P., ce n’était pas seulement la perception visuelle qui chez ce patient était endommagée, mais aussi l’imagination et la mémoire visuelle, les facultés fondamentales de représentation visuelle – du moins pour ce qui, en elles, relève du personnel, du familier, du concret.

Une dernière touche, humoristique. Si le docteur P. pouvait prendre sa femme pour un chapeau, le patient de Macrae et Trolle était tout aussi incapable de reconnaître sa femme et avait besoin qu’elle se fasse reconnaître par un signe visuel, « … un détail d’habillement qui se remarque, comme par exemple un grand chapeau ».