(1) Rebecca
Rebecca n’était plus une enfant lorsqu’elle fut envoyée dans notre clinique : elle avait dix-neuf ans ; pourtant, « à certains points de vue, elle n’était qu’une enfant », comme disait sa grand-mère. Elle ne retrouvait pas son chemin autour de la maison, elle n’était jamais sûre de pouvoir ouvrir une porte (elle ne « voyait » jamais si la clé entrait dans la serrure et ne parvenait pas à l’apprendre). Elle confondait la droite et la gauche, il lui arrivait d’enfiler ses vêtements de travers – à l’envers, devant derrière, sans paraître s’en apercevoir, ou bien, si elle s’en apercevait, sans pouvoir les remettre à l’endroit. Elle pouvait passer des heures à enfiler une main ou un pied dans le mauvais gant ou la mauvaise chaussure – d’après sa grand-mère, elle ne semblait pas avoir de « sens de l’espace ». Elle était maladroite, et tous ses mouvements étaient mal coordonnés – « sotte » selon un rapport, « débile motrice », selon un autre. Pourtant, dès qu’elle se mettait à danser, toute sa gaucherie disparaissait.
Rebecca avait une fente palatine partielle qui rendait sa parole sifflante ; elle avait des doigts courts, trapus, aux ongles déformés, émoussés, et une forte myopie dégénérescente exigeant des lunettes aux verres très épais – tous les stigmates, en somme, de cet état congénital qui était à l’origine de ses défaillances cérébrales et mentales. Se sentant un « objet de dérision », ce qu’elle avait en effet toujours été, elle était terriblement timide et réservée.
Mais elle était capable d’attachements intenses, voire passionnés. Elle éprouvait un profond amour pour sa grand-mère qui l’avait élevée depuis l’âge de trois ans (après la mort de ses parents). Elle aimait beaucoup la nature et passait des heures heureuses dans les parcs et les jardins botaniques de la ville lorsqu’on l’y emmenait. Elle aimait aussi beaucoup les histoires, sans pourtant avoir jamais appris à lire (en dépit d’efforts assidus et même acharnés), et elle suppliait sa grand-mère ou d’autres personnes de lui faire la lecture. « Elle est affamée d’histoires », disait sa grand-mère qui, Dieu merci, aimait lui lire des histoires et les lisait bien, à voix haute, à la grande joie de la jeune fille. Elle lui lisait non seulement des histoires, mais aussi de la poésie. Chez Rebecca, cette écoute semblait être une nécessité profonde – une manière personnelle et indispensable d’alimenter son esprit et de connaître la réalité. La nature est belle, mais muette : elle ne lui suffisait pas. Elle avait besoin de se représenter le monde selon des images verbales, par le langage, et ne semblait pas avoir de difficultés à suivre les métaphores et les symboles de poèmes même assez hermétiques, ce qui contrastait de façon frappante avec son incapacité à suivre les propositions et les instructions les plus simples. Le langage du sentiment, du concret, de l’image et du symbole se rapportait à un univers qu’elle aimait et où elle pouvait pénétrer de façon remarquable. Bien qu’elle fût inapte au conceptuel (et au « propositionnel »), le langage poétique lui était familier ; elle-même, du reste à sa manière touchante, hésitante, était une sorte de poète « primitif », naturel. Des métaphores, des figures de rhétorique, des allégories assez frappantes lui venaient naturellement à l’esprit, de façon imprévisible, sous la forme d’exclamations ou d’allusions poétiques soudaines.
Dévote, mais sans excès, tout comme sa grand-mère, Rebecca aimait l’allumage des cierges le jour du Sabbat, les bénédictions et les oraisons qui jalonnent la journée d’un juif ; elle aimait aller à la synagogue où on lui témoignait de l’affection (elle y était considérée comme une enfant de Dieu, une sorte d’innocente, de sainte demeurée) ; et elle comprenait tout à fait la liturgie, les chants, les prières, les rites et les symboles qui constituent le service traditionnel. Tout cela lui était accessible, tout cela, elle l’aimait, en dépit d’énormes problèmes d’espace et de temps et de graves défaillances dans sa capacité de schématiser. Elle était incapable de compter de la monnaie, les calculs les plus simples la dépassaient, elle ne put jamais apprendre à lire ou à écrire et elle n’alla jamais au-delà d’une moyenne de 60 aux tests de QI (tout en réussissant notablement mieux les parties verbales du test que celles qui lui demandaient d’accomplir des tâches).
Elle était donc ce que l’on appelle une « idiote », une « imbécile », une « faible d’esprit » – en tout cas, elle apparaissait ainsi, et avait été désignée comme telle au cours de sa vie –, mais une idiote possédant un don poétique inattendu et étrangement émouvant. En apparence, elle n’était qu’une suite de handicaps et d’incapacités, avec tout ce que cela suppose de frustrations intenses et d’angoisses ; sur ce plan, en effet, elle était et se voyait comme une handicapée mentale – très en deçà des talents innés et des aptitudes faciles des autres ; mais, sur un autre plan plus profond, cette impression de handicap ou d’incapacité disparaissait, faisant place à une sensation de calme et de complétude, celle d’être pleinement vivante, d’être une âme avec toute l’élévation et la profondeur que cela suppose, égale à toutes les autres. Si donc, intellectuellement, Rebecca se sentait handicapée, spirituellement, elle se sentait un être humain à part entière.
Lorsque je la vis pour la première fois – gauche, fruste, toute en maladresse – je vis seulement un naufrage, une créature brisée dont je pouvais identifier et disséquer très précisément les défaillances neurologiques : de nombreuses apraxies et agnosies, une série d’altérations et de ruptures sensori-motrices, une limitation des schémas intellectuels et (d’après les critères de Piaget) des concepts analogues à ceux d’un enfant de huit ans. Une pauvre chose, me dis-je en moi-même, avec peut-être un débris de talent, un don verbal monstrueux ; une simple mosaïque de fonctions corticales supérieures, de schémas à la Piaget – la plupart d’entre eux étant atteints.
La fois suivante, tout fut très différent. Nous n’étions plus dans une situation de test où je devais « évaluer » Rebecca dans le cadre d’une clinique. Je me promenais par une belle journée de printemps. J’avais quelques minutes devant moi avant de commencer mon travail à la clinique lorsque je vis Rebecca assise sur un banc, en train de contempler tranquillement, avec un plaisir manifeste, le feuillage d’avril. Sa posture avait perdu de cette maladresse qui m’avait tant impressionné la première fois. Assise là, en tenue légère, le visage calme et légèrement souriant, elle me fit soudain penser à une jeune femme des pièces de Tchekhov – Irene, Anya, Sonya, Nina – sur le fond d’une cerisaie tchékhovienne. Elle aurait pu être n’importe quelle jeune femme jouissant de la beauté d’une journée printanière. Telle était ma vision humaine : si contraire à ma vision neurologique.
Comme je m’approchais, elle entendit mes pas et se retourna, me faisant un large sourire et un geste qui se passait de mots. « Regardez le monde, semblait-elle dire. Comme il est beau. » C’est alors que firent leur apparition, par poussées jacksoniennes, des exclamations poétiques bizarres, soudaines : « printemps », « naissance », « croissance », « émois », « apparition de la vie », « saisons », « chaque chose en son temps ». Cela me fit penser à l’Ecclésiaste : « Il y a pour tout un moment, et un temps pour toute chose sous le ciel : un temps pour enfanter et un temps pour mourir ; un temps pour planter et un temps…{49}. » Voilà ce que Rebecca, à sa façon saccadée, était en train de s’écrier – une vision des saisons, des temps, pareille à celle du Sage. « Elle est une sorte d’Ecclésiaste idiot », me surpris-je à penser. Et, en disant ces mots, la double vision que j’avais d’elle – comme idiote et comme symboliste – se croisa, se heurta et fusionna. Elle s’était montrée déplorable au cours du test – qui, en un sens, était destiné, comme tout test neurologique et psychologique, non seulement à dévoiler et faire ressortir les déficits, mais aussi à départager ce qui en elle était de l’ordre du déficit et de l’ordre de la fonction. Elle s’était défaite, horriblement, dans les tests formels, et la voilà maintenant qui se trouvait mystérieusement « reconstituée ».
Pourquoi cette désagrégation, la première fois, et maintenant ce calme ? J’avais le vif sentiment de deux modes de pensée, d’organisation ou d’être, radicalement différents. Le premier, schématique – l’aptitude à voir les schémas, à résoudre les problèmes – était celui-là même où je l’avais testée et où elle s’était montrée si déplorable, d’une nullité si désastreuse. Mais les tests n’avaient rien laissé entrevoir sinon les déficits, ils n’avaient rien montré d’autre que ses déficits.
Ils ne m’avaient donné aucun aperçu sur ses facultés positives, sur son aptitude à percevoir le monde réel – le monde de la nature, et peut-être celui de l’imagination – comme un tout cohérent, intelligible, poétique ; sur son aptitude à voir, penser et (si possible) vivre cela ; ils n’avaient rien révélé de son monde intérieur, lequel était manifestement cohérent et paisible, si on acceptait de l’envisager autrement que comme un ensemble de problèmes ou de tâches.
Mais quel était l’élément apaisant qui pourrait lui permettre de trouver son calme, puisqu’il n’était manifestement pas d’ordre schématique ? Je me souvins de sa prédilection pour les contes, pour la composition et la cohérence narratives. Est-il possible, me demandai-je, que cet être qui est devant moi – cet être qui est tout à la fois une jeune fille charmante, une demeurée, et un accident cognitif – puisse se servir du mode narratif (ou dramatique) pour constituer et compléter un monde cohérent, à la place du mode schématique si détérioré chez elle qu’il ne peut tout simplement pas fonctionner ? En y pensant, je me rappelai sa danse, et comment celle-ci lui permettait d’ordonner des mouvements mal agencés et maladroits.
Nos tests, nos méthodes, pensais-je – tout en l’observant assise sur le banc, plongée dans une vision plus que simple, sacrée dirais-je, de la nature –, notre méthode, nos « évaluations » sont ridiculement inadaptées. Elles ne peuvent nous montrer que les déficits et non les capacités ; elles ne nous montrent que les énigmes et les schémas, là où nous aurions besoin de voir la musique, l’histoire, le jeu, l’être en train d’évoluer spontanément et naturellement, de la façon qui lui est propre.
Rebecca, je le sentais, était intacte et achevée en tant qu’être « narratif », c’est-à-dire dans les situations qui lui permettaient de s’organiser de manière narrative ; il était important de le savoir car cela permettait de la considérer et d’envisager ses potentiels d’une manière tout à fait différente de celle offerte par le mode schématique.
Ce fut peut-être une chance pour moi de voir Rebecca sous des aspects si différents – en un sens, si atteinte et incurable, en un autre sens, si pleine de promesses et de possibilités –, une chance aussi qu’elle ait été l’un de mes premiers patients dans notre clinique. Car ce que j’ai vu chez elle, je le vois désormais chez tous mes patients.
Je continuai à la suivre, et chaque fois je découvrais en elle une nouvelle dimension, soit parce qu’elle se révélait davantage, soit parce que je respectais de plus en plus ce qu’elle était au fond. Ce fond n’était pas pleinement heureux – quel fond l’est ? –, mais il l’était cependant la plupart du temps.
Puis, en novembre, sa grand-mère mourut, et la légèreté, la joie dont elle faisait preuve au mois d’avril tournèrent au plus terrible chagrin. Elle était accablée, mais fit preuve d’une grande dignité. La dignité, la profondeur éthique s’unirent à ce moment-là pour former un contrepoint durable et grave à ce moi léger, lyrique, que j’avais plutôt perçu chez elle au premier abord.
Dès que j’appris la nouvelle, je lui téléphonai. Elle me reçut avec une grande dignité, glacée de douleur, dans sa petite chambre de la maison désormais vide. Elle recommençait à pousser des cris, à parler de façon « jacksonienne », par brèves exclamations où se mêlaient le chagrin et les lamentations. « Pourquoi fallait-il qu’elle s’en aille ? criait-elle. Je pleure pour moi, pas pour elle. » Et, après un moment, « Grand-mère va bien. Elle est partie pour sa Dernière Demeure ». Dernière Demeure ! Était-ce un symbole à elle ou bien un souvenir inconscient, une allusion à l’Ecclésiaste ? « J’ai si froid, criait-elle en se pelotonnant sur elle-même. L’hiver n’est pas dehors, il est en moi. J’ai froid à en mourir ! Elle faisait partie de moi. C’est une part de moi-même qui est morte avec elle. » Elle était tout entière dans son deuil – tout entière et tragique –, elle n’avait plus rien d’une « arriérée mentale ». Au bout d’une demi-heure, elle reprit un peu de chaleur et de vivacité : « C’est l’hiver, dit-elle alors, je me sens morte. Mais je sais que le printemps reviendra. »
Le travail de deuil fut lent mais bénéfique, comme Rebecca le prévoyait, même au plus profond de sa douleur. Elle fut très soutenue en cela par une sympathique grand-tante, une sœur de sa grand-mère, qui s’installa chez elle. La synagogue et la communauté religieuse l’aidèrent aussi beaucoup, et par-dessus tout les rites de « shiva » et le statut spécial dont elle bénéficia comme parente de la défunte et conductrice du deuil. Ce qui la soutint aussi, peut-être, ce fut le fait de pouvoir me parler ouvertement. Ses rêves également l’aidèrent beaucoup : elle les racontait avec animation et ils marquaient nettement les étapes du travail de deuil (voir Peters 1983).
Je la revoyais, telle la Nina de Tchekhov, dans le soleil d’avril ; elle était revêtue d’une tragique lucidité, ce jour sombre de novembre de la même année, dans un morne cimetière de Queens, récitant le Kadish sur la tombe de sa grand-mère. Prières et histoires bibliques l’avaient toujours touchée, faisant écho à son côté heureux, lyrique, « béni ». Désormais, c’était dans les prières mortuaires du 103e Psaume et surtout dans le Kadish qu’elle trouvait les seuls mots pouvant lui apporter un réconfort dans sa désolation.
Au cours des mois qui s’écoulèrent (entre la première fois où je la vis en avril et la mort de sa grand-mère en novembre), Rebecca – comme tous nos « clients » (mot odieux qui était alors devenu à la mode parce qu’on l’estimait moins dégradant que « patient ») – fut dans l’obligation d’entrer dans divers ateliers et de suivre les classes qui faisaient partie de notre programme de « développement cognitif » (termes également à la mode à l’époque).
Ce programme ne marcha ni avec Rebecca ni avec la plupart des autres patients. Ce n’était sans doute pas une bonne chose de les forcer à se confronter à leurs limitations, car la vie s’en était déjà chargée, bien en vain d’ailleurs, et souvent de façon cruelle.
Nous accordions beaucoup trop d’importance aux lacunes de nos patients, comme Rebecca fut la première à me le signaler, et certainement pas assez à ce qui en eux était préservé ou intact. Pour employer un autre terme de jargon, nous étions beaucoup trop préoccupés de « défectologie » et pas du tout assez de « narratologie », cette science du concret trop souvent négligée et pourtant si nécessaire.
Rebecca mettait en lumière, par des illustrations concrètes, par son propre soi, la différence qu’il peut y avoir entre ces deux formes de pensée et d’esprit tout à fait séparées, la « paradigmatique » et la « narrative » (pour reprendre la terminologie de Bruner). Aussi naturelles et innées l’une que l’autre pour l’esprit humain en développement, on peut cependant dire que la forme narrative vient en premier, qu’elle a une priorité spirituelle. Les très jeunes enfants aiment et réclament des histoires et peuvent comprendre des sujets complexes si on les leur présente sous forme d’histoires, tandis que leur aptitude à comprendre des concepts généraux, des paradigmes, est presque inexistante. Or, cette faculté narrative ou symbolique est celle qui donne un sens du monde – une réalité concrète sous forme de symbole ou d’histoire – quand la pensée abstraite n’apporte encore rien du tout. Un enfant peut suivre la Bible avant de pouvoir suivre Euclide. Non pas parce que la Bible est plus simple (ce serait plutôt le contraire), mais parce qu’elle est présentée sur un mode narratif ou symbolique.
En ce sens, Rebecca, à l’âge de dix-neuf ans, était encore, comme disait sa grand-mère, « pareille à une enfant ». Pareille à une enfant, mais non une enfant, car elle était adulte. (Le terme « retardé » évoque un état d’enfance persistant, le terme « débile mental » évoque un adulte déficient ; les deux concepts allient une erreur et une vérité profonde.)
Chez Rebecca – et les autres arriérés chez qui on a permis, voire encouragé, un développement personnel –, les facultés émotionnelles, narratives ou symboliques peuvent être extrêmement évoluées et peuvent donner des poètes naturels (comme Rebecca) ou des artistes naturels (comme José), tandis que les facultés paradigmatiques ou conceptuelles, déjà faibles au départ, se développeront très lentement et péniblement, et ne seront susceptibles que d’une croissance limitée et rabougrie.
Rebecca en était tout à fait consciente. Elle l’avait prouvé dès le premier jour, lorsqu’elle me parla de sa maladresse et de la façon dont la musique transformait ses gestes gauches et mal agencés en mouvements harmonieux et faciles ; et lorsqu’elle me montra comment le spectacle de la nature, un spectacle dont l’unité et le sens sont organiques, esthétiques et dramatiques, pouvait lui donner le calme intérieur.
Après la mort de sa grand-mère, elle prit une décision claire : « Je ne veux plus suivre de classes ni d’ateliers, dit-elle. Ils ne me servent à rien. Ils ne m’aident pas à me reconstituer. » Puis, avec ce don qu’elle avait, et que j’admirais tant, pour l’exemple ou la métaphore choisie, don particulièrement développé chez elle en dépit de son QI peu élevé, elle regarda le tapis du bureau et dit : « Je suis comme un tapis vivant. J’ai besoin d’un modèle, d’un dessin comme celui que vous avez sur ce tapis. Je me défais, je m’effiloche s’il n’y a pas de dessin. » En écoutant Rebecca, je regardais le tapis et me rappelai la fameuse image de Sherrington comparant l’esprit, le cerveau, à un « métier enchanté », tissant des modèles toujours en train de se défaire mais toujours porteurs de sens. Peut-on avoir un tapis brut sans dessin ? me demandai-je. Ou bien un dessin sans tapis (un peu comme le sourire sans le Chat du comté de Chester{50}). Un tapis « vivant », comme Rebecca, devait avoir les deux – d’autant plus que, avec son manque de structure schématique (la trame et la lisse, la maille du tapis, si l’on peut dire), elle risquait effectivement de s’effilocher sans le dessin (la structure scénique ou narrative du tapis).
« Il me faut un sens, poursuivit-elle. Les classes, ces tâches bizarres n’ont pas de sens… Ce que j’aime vraiment, ajouta-t-elle d’un air songeur et triste, c’est le théâtre. »
Nous retirâmes Rebecca de l’atelier qu’elle détestait, et nous fîmes en sorte de la faire engager dans un groupe spécial de théâtre. Elle s’en trouva apaisée.
Ce fut une réussite étonnante : elle devint une personne à part entière, équilibrée, s’exprimant facilement, disposant d’un style pour chaque rôle. Et, quand on voit aujourd’hui Rebecca sur scène, car le théâtre et ce groupe sont vite devenus sa vie, jamais on ne peut imaginer qu’elle a été arriérée mentale.
POST-SCRIPTUM
L’aptitude à la musique, au récit et au théâtre est d’une importance théorique et pratique capitale. On voit cela même chez les demeurés dont le QI est inférieur à 20, et dont l’incompétence et la désorientation motrices sont de la plus extrême gravité. La maladresse de leurs mouvements peut disparaître en un instant grâce à la musique ou à la danse – soudain, en entendant de la musique, ils savent comment bouger. Nous voyons des retardés, incapables d’accomplir correctement de simples tâches, impliquant tout au plus quatre ou cinq mouvements à la suite, qui peuvent les accomplir parfaitement en musique – les séries de mouvements qu’ils ne peuvent saisir en tant que combinaisons, ils les saisissent parfaitement comme musique, c’est-à-dire enveloppées de musique. C’est le cas, souvent dramatique, des patients dont le lobe frontal est gravement atteint, et qui manifestent de l’apraxie – une incapacité à faire les choses, à retenir les combinaisons et les programmes moteurs les plus simples et même à marcher, en dépit d’une intelligence parfaitement intacte dans tous les autres domaines. Ces défaillances dans la façon de procéder, ou cette idiotie motrice comme on pourrait l’appeler, qui met totalement en échec le système habituel d’enseignement rééducatif, disparaît tout de suite si l’instruction est donnée en musique. Tout cela est sans aucun doute la raison d’être, ou l’une des raisons d’être, des chants de travail.
Nous voyons donc le pouvoir organisateur fondamental de la musique – pouvoir efficace et accompagné de plaisir – là où font défaut des formes abstraites ou « schématiques » d’organisation. Comme on peut s’y attendre, ce sera particulièrement vital lorsque aucune autre forme d’organisation ne fonctionnera. Aussi la musique, ou toute autre forme narrative, sera-t-elle essentielle si l’on travaille avec des retardés ou des apraxiques : dans leur cas, l’enseignement ou la thérapie devront être centrés sur la musique ou sur quelque chose d’équivalent. Le théâtre apporte plus encore : le rôle a en effet le pouvoir d’organiser, de conférer, le temps de sa durée, une personnalité entière. L’aptitude à exécuter, à jouer, à être, semble être un « don » de la vie en un sens qui n’a rien à voir avec le quotient intellectuel. On voit cela chez les enfants, chez les vieillards et, ce qui est encore plus poignant, chez toutes les Rebecca du monde.