Introduction

Lorsque je commençai mon travail avec les arriérés mentaux, il y a de cela plusieurs années, je pensais que ce serait lugubre et je m’en ouvris à Louriia. À ma surprise, il me répondit dans les termes les plus encourageants, m’écrivant que, parmi ses patients, nuls ne lui étaient en général plus « chers » que ceux-là et qu’il considérait les heures et les années passées à l’Institut de défectologie comme les plus émouvantes et les plus intéressantes de toute sa vie professionnelle. Il exprimait le même avis dans la préface qu’il écrivit pour la première de ses biographies cliniques (Speech and the Development of Mental Processes in the Child) : « Si un auteur peut se permettre d’exprimer des sentiments sur son propre travail, je dois dire combien la matière de ce petit livre a toujours été chère à mon cœur. »

Que veut dire par là Louriia ? Il exprime manifestement une réalité d’ordre affectif et personnel qui ne peut advenir que si les arriérés y répondent, s’ils font eux-mêmes preuve d’une réelle sensibilité, de facultés affectives et personnelles en dépit de leurs défaillances intellectuelles. Mais il y a plus que cela : c’est l’expression d’un intérêt scientifique – de quelque chose que Louriia considérait comme présentant un attrait scientifique tout particulier. De quoi pouvait-il bien s’agir ? D’autre chose, certainement, que de « défaillances » et de « défectologie », dont l’intérêt est en soi plutôt limité. Qu’est-ce qui est donc spécialement intéressant chez le simple d’esprit ?

Ce sont les qualités de pensée qui se trouvent préservées et même renforcées chez eux, de sorte que, tout en étant « arriérés mentaux » à certains égards, ils n’en sont pas moins intéressants, voire accomplis, mentalement, sur d’autres plans. Les qualités de pensée autres que conceptuelles sont particulièrement bien mises en lumière chez les simples d’esprit (comme chez les enfants et les « sauvages » – bien que ces catégories ne puissent jamais être comparées, comme Clifford Geertz l’a souligné à plusieurs reprises : les « sauvages » ne seront jamais des simples d’esprit ou des enfants ; les enfants n’ont pas de culture sauvage ; et les simples d’esprit ne seront jamais des enfants ni des « sauvages »). Pourtant, il y a bien entre eux des ressemblances importantes – et tout ce que Piaget nous a dévoilé sur la mentalité des enfants, et Lévi-Strauss sur la « pensée sauvage », nous allons le retrouver sous une autre forme dans la pensée et l’univers des simples d’esprit.

Ce que nous allons retrouver peut séduire tout autant notre cœur que notre esprit, et va particulièrement dans le sens de ce que Louriia appelait la « science romantique ».

Quelle est cette disposition, cette qualité de pensée qui caractérise les simples d’esprit et leur confère leur poignante innocence, leur transparence, leur complétude, leur dignité – leurs qualités sont si spécifiques que nous pouvons vraiment parler du « monde » des simples d’esprit (comme nous parlons du « monde » des enfants ou des sauvages) ?

Si nous avions un seul mot à employer ici, ce serait celui de « concret » : leur monde est en effet vivant, intense, détaillé, et pourtant simple, précisément parce qu’il est concret – ni compliqué, ni dilué, ni unifié par l’abstraction.

Par une sorte d’inversion ou de subversion de l’ordre naturel des choses, le « concret » est souvent tenu par les neurologues comme indigne de considération, incohérent, régressif, maudit en somme. Ainsi, Kurt Goldstein, l’esprit le plus systématique de sa génération, considère que la pensée, gloire de l’homme, réside principalement dans l’abstrait et le catégorique et que, si son cerveau subit un dommage, de quelque nature que ce soit,{46} il se trouve précipité de ces sphères supérieures dans les marécages presque infrahumains du concret. Si un homme perd l’« attitude catégorique abstraite » (Goldstein) ou la « pensée propositionnelle » (Hughlings Jackson), ce qui lui reste est infrahumain, dépourvu de toute importance ou intérêt.

J’appelle cela une inversion qualitative, car le concret est élémentaire – il est ce qui rend la réalité « réelle », vivante, personnelle et signifiante. Si le concret est perdu, tout cela disparaît du même coup : nous l’avons bien vu dans le cas de cet être quasi martien qu’était le docteur P., l’« homme qui prenait sa femme pour un chapeau », et qui chut (en un sens non goldsteinien) du concret dans l’abstrait.

L’idée que le concret puisse être préservé dans un dommage cérébral est beaucoup plus facile à comprendre et en même temps plus naturelle – je ne veux pas parler d’une régression vers le concret, mais de sa préservation, en sorte que la personnalité, l’identité et l’humanité essentielles, l’être même de la créature blessée se trouvent sauvegardés.

C’est ce que nous voyons chez Zazetsky, l’« homme au monde disloqué » : en dépit de la dévastation de ses facultés abstraites et propositionnelles, il reste essentiellement humain, nanti de toute la densité morale et de la richesse imaginative d’un homme à part entière. Ici, Louriia, tout en donnant l’impression de soutenir les propos d’Hughlings Jackson et de Goldstein, en bouleverse la signification. Zazetsky n’est pas une terne relique jacksonienne ou goldsteinienne, mais un homme au sens le plus fort du terme, dont les émotions et l’imagination sont pleinement préservées, peut-être même amplifiées. Malgré le titre du livre, son monde n’est pas « disloqué », mais il lui manque la capacité unificatrice de l’abstraction. Il n’en éprouve pas moins ce monde comme une réalité extraordinairement riche, profonde et concrète.

Je crois que cette description vaut aussi pour les simples d’esprit, d’autant plus que, ayant toujours été simples, ils n’ont jamais connu l’abstraction ni été séduits par elle : depuis le début de leur existence, ils ont eu l’expérience directe et immédiate de la réalité, avec une intensité élémentaire et parfois irrésistible.

Nous allons pénétrer dans un univers fascinant et paradoxal, où tout tourne autour de l’ambiguïté du « concret ». En tant que médecins, thérapeutes, professeurs, scientifiques, nous sommes particulièrement invités, et même contraints, à une exploration du concret. C’est la « science romantique » de Louriia, dont les deux grandes biographies cliniques peuvent être justement considérées comme des explorations du concret : à savoir comment celui-ci se trouve préservé, mis au service de la réalité, chez cet homme cérébralement atteint qu’était Zazetsky ; comment le concret se trouve amplifié, aux dépens de la réalité, dans le « sur-esprit » du « mnémoniste ».

La science classique n’a rien à dire sur le concret ; quant à la neurologie et à la psychiatrie, elles le tiennent pour banal ou insignifiant. Il faudrait une science « romantique » pour lui rendre justice – pour en apprécier à la fois les pouvoirs extraordinaires… et les dangers : avec les simples d’esprit, nous entrons de plain-pied dans ce concret, le concret pur et simple, dans son intensité sans réserve.

Le concret peut ouvrir des portes et il peut aussi en fermer. Il peut ouvrir une porte vers la sensibilité, l’imagination, la profondeur. Il peut aussi limiter son possesseur (ou possédé) à des détails insignifiants. Chez les simples d’esprit, nous voyons ces deux possibilités comme amplifiées.

Une mémoire et une imagerie concrètes aux pouvoirs renforcés, sorte de compensation de la nature à des défaillances dans l’ordre du conceptuel et de l’abstrait, peuvent en effet tendre vers des directions tout à fait opposées : vers la préoccupation obsessionnelle pour les détails, le développement d’une mémoire et d’une imagerie eidétiques, ou vers une mentalité d’artiste ou de « petit génie » (comme c’était le cas du « mnémoniste »), et de ceux qui, autrefois, poussaient à l’extrême l’« art de la mémoire{47} » : nous voyons des prédispositions de ce genre chez Martin A. (chapitre XXII), chez José (chapitre XXIV) et surtout chez les jumeaux (chapitre XXIII) – particulièrement accentuées chez eux du fait des exigences de représentations devant un public, auxquelles s’ajoutaient un côté obsessionnel et un exhibitionnisme naturels.

Mais le bon usage et développement du concret a beaucoup plus d’intérêt : il est bien plus humain, plus émouvant et plus « réel » – pourtant, les études scientifiques sur les simples d’esprit le reconnaissent à peine (même si parents et professeurs compréhensifs en perçoivent immédiatement l’importance).

Le concret lui aussi peut véhiculer le mystère, la beauté et la profondeur, frayer un chemin à travers les émotions, l’imagination, l’esprit – tout autant que n’importe quelle conception abstraite (et peut-être même plus, comme Gershom Scholem [1965] l’a soutenu dans les différences qu’il a relevées entre le conceptuel et le symbolique, ou Jérôme Bruner [1984] dans son opposition entre le « paradigmatique » et le « narratif »). Le concret est facilement imprégné de sensation et de signification – plus facilement peut-être que n’importe quelle conception abstraite. Il se mue aisément en esthétique, en dramatique, en comique ou en symbolique, en ce vaste et profond univers de l’art et de l’esprit. Les arriérés mentaux sont peut-être conceptuellement boiteux, mais, de par leurs facultés d’appréhension concrète et symbolique, ils seront parfaitement égaux à tout individu « normal ». Nul n’a mieux exprimé cela que Kierkegaard, dans ce qu’il écrivait sur son lit de mort. « Et toi, homme du peuple ! Le christianisme du Nouveau Testament est d’un sublime infini, mais, note-le bien, il n’est pas un sublime qui regarde aux différences de talents des individus. Non, il est pour tous ; à chacun sans exception est accessible ce sublime infini […] et chacun le peut, s’il le veut{48}. »

Un homme peut être intellectuellement très « faible » : être incapable de mettre une clé dans un trou de serrure, encore plus de comprendre les lois newtoniennes du mouvement, parfaitement incapable de comprendre le monde comme concept et pourtant parfaitement capable, et même doué, pour comprendre le monde comme concrétude, comme ensemble de symboles. C’est l’autre aspect, presque sublime, de ces créatures si douées et pourtant simples d’esprit que sont Martin, José et les jumeaux.

Mais il faut reconnaître qu’ils sont extraordinaires, atypiques. C’est pourquoi je commencerai cette dernière partie avec Rebecca, une jeune femme tout à fait « quelconque », une simplette avec laquelle j’ai travaillé il y a douze ans, et dont j’ai gardé un souvenir chaleureux.