(4) Dans la peau du chien
Stephen D., âgé de vingt-deux ans, était étudiant en médecine et se droguait (cocaïne, PCP{41} et surtout amphétamines).
Une nuit, il fit un rêve très précis : il rêva qu’il était un chien, évoluant dans un univers olfactif incroyablement riche et évocateur (« l’odeur éternelle de l’eau qui ruisselle, la saveur liquide des pierres solides »). À son réveil, il se trouva justement plongé dans un tel univers. « Comme si jusque-là j’avais été totalement aveugle aux couleurs et que je me retrouve brusquement dans un monde foisonnant de couleurs. » Sa vision des couleurs était plus riche (« Je distinguais des douzaines de bruns là où auparavant je n’en voyais qu’un seul. Mes livres reliés en cuir, qui paraissaient tous identiques, avaient maintenant des nuances tout à fait distinctes ») ; sa perception et sa mémoire visuelle et eidétique se trouvaient spectaculairement amplifiées. (« Avant, j’étais incapable de dessiner, je ne pouvais pas “voir” les choses mentalement, tandis que j’ai maintenant l’impression d’avoir une “caméra lucida” dans l’esprit. Je “vois” tout comme si c’était projeté sur le papier, et il me suffit de dessiner les grandes lignes de ce que je “vois”. Je suis brusquement capable de tracer les dessins anatomiques les plus précis. ») Mais c’est l’exaltation de l’odorat qui transforma véritablement sa vie : « J’ai rêvé que j’étais un chien – c’était un rêve olfactif – et je me suis réveillé dans un monde infiniment odorant – un monde où toutes les autres sensations, si accentuées qu’elles puissent être, restaient pâles comparées à l’odeur. » Cette sensation s’accompagnait chez lui d’une sorte d’émotion tremblante, ardente, d’une étrange nostalgie d’un monde perdu, à demi oublié, à demi remémoré.
« Je suis entré dans une parfumerie, poursuivait-il. Je n’avais jamais eu tellement de nez pour les odeurs, et maintenant je les distinguais toutes les unes des autres – et je trouvais chacune unique, évoquant à elle seule tout un monde. » Il s’aperçut aussi qu’il pouvait reconnaître tous ses amis – et les autres patients – à leur odeur : « J’entrais dans la clinique, je reniflais comme un chien et reconnaissais, avant de les voir, les vingt patients qui se trouvaient là. Chacun d’entre eux avait sa propre physionomie olfactive, beaucoup plus forte et évocatrice que n’importe quelle physionomie visuelle. » Il pouvait, comme un chien, sentir leurs émotions – la peur, la satisfaction, la sexualité. Il reconnaissait chaque rue, chaque boutique, à son odeur, et, rien qu’à l’odeur, il pouvait reconnaître infailliblement son chemin dans les rues de New York.
Il était habité par l’impulsion de toucher et renifler tout (« Rien n’était vraiment réel avant que je l’aie senti »), mais il se retenait en présence des autres de peur de paraître déplacé. Les odeurs sexuelles étaient plus intenses – excitantes, mais pas plus que les odeurs de nourriture ou autres. L’odeur d’un plaisir était intense – celle d’un déplaisir aussi –, mais elles représentaient davantage pour lui qu’un monde de simple plaisir ou déplaisir : c’était toute une esthétique, tout un jugement, toute une signification nouvelle qui l’environnaient. « Un monde concret, d’une spécificité irrésistible, disait-il, un monde d’une immédiateté, d’une signification immédiate écrasante. » Plutôt intellectuel et enclin à la réflexion et à l’abstraction, il trouvait désormais la pensée, l’abstraction et la catégorisation difficiles et irréelles par rapport à l’irrésistible immédiateté de chaque expérience.
Cette étrange transformation prit soudain fin au bout de trois semaines – son odorat, ainsi que ses autres sens, redevinrent normaux ; il revint à lui avec une impression de perte et de repos à la fois ; il retrouva son ancien monde, avec ses impressions sensorielles éteintes, retomba dans la morne abstraction. « Je suis content d’en sortir, dit-il, mais, en même temps, c’est une perte terrible. Je sais maintenant à quoi nous renonçons en étant civilisés et humains. Cet autre côté, “primitif”, nous en avons besoin, aussi. »
Seize années ont passé – la vie d’étudiant, l’époque des amphétamines sont révolues depuis longtemps. Il n’y a pas eu la moindre récidive de ces symptômes. Le docteur D. est un jeune interne de renom, l’un de mes amis et collègues de New York. Il n’a aucun regret – mais parfois une certaine nostalgie : « Ce monde olfactif, ce monde d’odeurs, s’exclame-t-il. Si intense, si réel ! On aurait dit que je visitais un autre monde, un univers de perception pure, riche, vivante, autonome, pleine. Si seulement je pouvais parfois revenir en arrière et redevenir un chien ! »
Freud a écrit à maintes occasions à propos du sens olfactif humain, soulignant qu’il est une « victime » du développement et de la civilisation, qu’il a été refoulé par l’accès à la posture verticale et par la répression de la sexualité primitive, prégénitale. L’intensification spécifique (et pathologique) de l’odorat a bien été signalée comme pouvant survenir dans la paraphilie, le fétichisme et d’autres perversions ou régressions{41a}. Mais la désinhibition décrite ici semble beaucoup plus générale, et, bien qu’associée à une excitation – probablement provoquée par les amphétamines –, elle n’a jamais été spécifiquement sexuelle ni associée à une régression sexuelle. Une hyperosmie analogue, quelquefois paroxystique, peut se produire dans les états d’excitation hyperdopaminergique, comme chez certains postencéphalitiques auxquels on a administré de la L-DOPA ou chez des patients souffrant du syndrome de Tourette.
Ce que nous constatons, dans tous les cas, c’est l’universalité de l’inhibition, même au niveau perceptuel le plus élémentaire : la nécessité d’inhiber ce que Head a considéré comme primordial et regorgeant de qualité hédonique, et qu’il a qualifié de « protopathique », si l’on veut permettre l’émergence de l’« épicritique » complexe, catégorisante, et sans affect.
La nécessité d’une pareille inhibition fait qu’on ne peut la réduire à l’inhibition freudienne, ni, en l’exaltant et la poétisant, à l’inhibition blakienne. Peut-être en avons-nous besoin, comme Head le laisse entendre, pour être des hommes et non des chiens{41b}. Et pourtant l’expérience de Stephen D. nous rappelle, comme le poème de G.K. Chesterton, « La chanson de Quoodle », que nous avons parfois besoin d’être des chiens et non des hommes :
Ils n’ont pas de nez
Les fils de la femme (…)
L’odeur éternelle
De l’eau qui ruisselle
La saveur liquide
Des pierres solides
Rosée et ozone
Sont pour eux des zones{42}
POST-SCRIPTUM
J’ai récemment rencontré un cas en quelque sorte symétrique de celui-ci – un homme très doué, souffrant d’une blessure à la tête qui avait gravement touché les pédoncules olfactifs (très vulnérables durant leur longue traversée de la fosse antérieure) de sorte qu’il avait entièrement perdu son sens de l’odorat.
Les effets de cette perte l’effrayaient et le désolaient : « Le sens de l’odorat, disait-il, je n’y avais jamais pensé. Normalement, on n’y pense pas. Mais, quand je l’ai perdu, j’ai eu l’impression d’être frappé de cécité. La vie a perdu une bonne partie de sa saveur. On ne sait pas à quel point la saveur est odeur. Vous sentez les gens, vous sentez les livres, vous sentez la ville, vous sentez le printemps – pas consciemment peut-être, mais comme un riche arrière-plan de tout le reste. Tout mon univers se trouvait brusquement et radicalement appauvri… »
Il y avait chez lui le vif sentiment d’avoir perdu quelque chose et un désir ardent, une véritable osmalgie : le désir de se souvenir de l’odeur du monde, à laquelle il n’avait jusque-là porté aucune attention consciente, mais qui était, il le savait maintenant, le fondement même de sa vie. Et puis, quelques mois plus tard, à sa joie et à son étonnement, son cher café matinal, qui était devenu « insipide », commença à reprendre saveur. À tout hasard, il essaya sa pipe à laquelle il n’avait pas touché depuis des mois et là encore il sentit le fumet de ce riche arôme qu’il aimait.
Fort excité, car les neurologues ne lui avaient laissé entrevoir aucune guérison, il retourna voir son médecin. Celui-ci, après l’avoir minutieusement examiné en utilisant la méthode dite « en double aveugle », lui dit : « Non, je suis désolé, il n’y a pas trace de guérison. Vous avez toujours une anosmie totale. Curieux que vous “sentiez” tout de même votre pipe et votre café… »
Ce qui se passait, semblait-il (et il est important de noter que seul son appareil olfactif, et non son cortex, était lésé), c’était un développement considérable de son imaginaire olfactif – presque au point d’atteindre l’hallucination contrôlée –, de sorte que, en buvant son café ou en allumant sa pipe – situations normalement et précédemment chargées d’associations d’odeurs – il pouvait maintenant évoquer ou réévoquer inconsciemment ces odeurs avec une telle intensité qu’elles lui paraissaient au premier abord « réelles ».
Cette faculté – mi-consciente, mi-inconsciente – s’est intensifiée et élargie. Maintenant, par exemple, il peut priser ; il « sent » l’odeur du printemps ; il fait appel pour cela à une mémoire olfactive, ou à un tableau olfactif, si intense qu’il peut presque s’illusionner lui-même ou illusionner les autres en étant persuadé de vraiment le sentir.
Nous savons que les sourds et les aveugles connaissent des compensations de ce genre. Pensons par exemple à Beethoven le sourd, ou à Prescott l’aveugle. Mais j’ignore s’il s’agit d’un phénomène courant dans l’anosmie.