Introduction
Tout en critiquant le concept de fonctions et en tentant même de le redéfinir assez radicalement, nous l’avons néanmoins accepté, et nous avons dépeint, dans leur contraste le plus grand, les paysages de l’« excès » et ceux du « déficit ». Mais nous avons aussi besoin, de toute évidence, de termes complètement différents. Dès que nous nous intéressons aux phénomènes en tant que tels, à la qualité vive de l’expérience, de la pensée ou de l’action, nous devons employer des termes qui conviendraient pour définir un poème ou un tableau. Comment, en effet, parler d’un rêve en des termes servant à définir une fonction ?
Nous avons toujours deux univers de discours – l’un « physique », l’autre « phénoménologique », si vous voulez : l’un a trait aux questions de structure quantitative et formelle, l’autre aux qualités qui constituent un « monde ». Chacun d’entre nous a son univers mental propre, ses voyages et ses paysages intérieurs, lesquels, pour la plupart d’entre nous, n’ont pas besoin de « corrélatifs » neurologiques clairs. Nous pouvons habituellement raconter l’histoire d’un homme, relater des moments et des scènes de sa vie sans entrer dans des considérations physiologiques ou neurologiques qui sembleraient pour le moins surérogatoires, sinon carrément absurdes ou insultantes. Nous nous considérons en effet, et à juste titre, comme « libres » – ou du moins déterminés par des facteurs humains et éthiques extrêmement complexes plutôt que par les vicissitudes de nos fonctions neurologiques ou de notre système nerveux. Cette opinion est en général exacte, mais pas toujours : car il arrive qu’une vie d’homme soit coupée en deux, se trouve radicalement transformée par un désordre organique ; la compréhension de son histoire doit alors inclure un corrélat physiologique ou neurologique. Ce sera le cas de tous les patients ici décrits.
Dans la première moitié de ce livre, nous avons exposé des cas pathologiques évidents – des situations dans lesquelles l’excès ou le déficit neurologique sont flagrants. Tôt ou tard, le fait que « quelque chose ne va pas » (physiquement parlant) s’impose à ces patients, à leurs parents et à leurs médecins. Leur nature, leur monde intérieur se trouvent altérés, transformés ; mais il est clair que cela se produit sous l’effet d’un énorme changement (presque quantitatif) de la fonction nerveuse. Dans cette troisième partie, la singularité en question sera la réminiscence, l’altération de la perception, l’imagination, le « rêve ». Ces thèmes ne sont pas souvent pris en compte du point de vue neurologique ou médical. Ces « transports{34} », souvent d’une poignante intensité, sont vécus avec une vive émotion, parce qu’ils sont lourds de sens pour celui qui les subit ; on tend à les considérer, à la manière des rêves, comme des phénomènes psychiques : peut-être pour une manifestation de l’activité inconsciente ou préconsciente (ou, au sens mystique du terme, pour quelque chose d’ordre « spirituel ») et non pour une réalité « médicale », encore moins « neurologique ». C’est peut-être dans la nature même de ces transports qu’ils soient pris pour des psychoses ou annoncés comme des révélations – et par là même plus volontiers confiés aux psychanalystes ou aux confesseurs que simplement montrés à des médecins. Il ne nous viendrait jamais à l’idée qu’une vision puisse relever de la médecine ; et, lorsqu’on lui présume ou découvre une base organique, la vision s’en trouve « dévalorisée » (bien qu’elle ne le soit pas, en fait – la valeur ou l’évaluation n’ayant rien à voir avec l’étiologie).
Tous les transports décrits dans cette troisième partie ont des causes organiques plus ou moins claires (qui n’étaient cependant pas évidentes au départ et ne furent mises au jour qu’au prix de recherches minutieuses) – ce qui ne retire rien, en fin de compte, à leur signification psychologique ou spirituelle. Si Dostoïevski eut une révélation de Dieu ou de l’ordre éternel au cours de crises d’épilepsie, pourquoi d’autres conditions organiques ne serviraient-elles pas de « portes » à l’au-delà ou à l’inconnu ? En un sens, cette troisième partie représente une étude de ces « portes ».
Hughlings Jackson, en 1880, employait le terme général de « réminiscence » pour décrire ces « transports » ou ces « états de rêve » qui surviennent au cours de certaines épilepsies. Il écrivait alors :
Je n’aurais jamais pu diagnostiquer l’épilepsie à partir de la seule « réminiscence » paroxystique, s’il n’y avait eu d’autres symptômes ; je me doutais bien cependant qu’il s’agissait d’épilepsie lorsque cet état mental superpositif commençait à survenir fréquemment (…) Je n’ai jamais été consulté pour une simple « réminiscence »…
J’ai moi-même été très souvent consulté pour des réminiscences forcées ou paroxystiques de « tons », de « visions », de « présences » ou de scènes, ne survenant pas seulement au cours d’épilepsies, mais dans bien d’autres situations organiques. Ce genre de transports n’est pas rare dans la migraine (voir « Les visions de Hildegarde », chapitre XX). Le sens du « déjà vu », qu’il soit de nature épileptique ou toxique, affleure dans « Route des Indes » (chapitre XVII). Une cause manifestement toxique ou chimique est à l’origine de « Nostalgie incontinente » (chapitre XVI), à l’origine aussi de l’étrange hyperosmie du chapitre XVI et du chapitre intitulé « Dans la peau du chien ». L’horrifiante « réminiscence » de « Meurtre » (chapitre XIX) est due soit à une activité épileptique, soit à une désinhibition du lobe frontal.
Cette troisième partie aura pour thème le pouvoir de l’imaginaire et de la mémoire à « transporter » quelqu’un, sous l’effet d’une stimulation anormale des lobes temporaux et du système limbique cérébral. Nous pouvons, par là, apprendre aussi quelque chose sur les origines cérébrales de certains rêves et de certaines visions, et sur la façon dont le cerveau (que Sherrington appelait « un métier à tisser enchanté ») peut parfois tisser le tapis magique sur lequel nous sommes emportés.