(7) Au niveau

Cela fait maintenant neuf ans que j’ai rencontré monsieur Mac Gregor à la clinique neurologique de Saint-Dunstan, une maison pour personnes âgées où j’ai travaillé pendant quelque temps, mais je me souviens de lui, je le revois, comme si c’était hier.

— Quel est le problème ? lui demandai-je. (Il se tenait debout devant moi, penché sur le côté.)

— Le problème ? Aucun problème – rien que je sache… Mais les autres n’arrêtent pas de me dire que je penche d’un côté ; ils me disent : « Vous êtes comme la tour de Pise, en un peu plus penché, et un de ces jours vous allez basculer. »

— Mais vous-même, vous n’avez pas l’impression de pencher ?

— Je me sens bien. Je ne comprends pas ce qu’ils veulent dire. D’ailleurs, comment pourrais-je pencher sans le savoir ?

— Ça m’a l’air d’être une drôle d’affaire, acquiesçai-je. Voyons cela. J’aimerais que vous vous leviez et fassiez quelques pas – simplement un aller-retour d’ici au mur. Je veux voir par moi-même, et je veux que vous voyiez, vous aussi. Nous allons vous filmer pendant que vous marchez et nous vous montrerons la bande.

« Très bien, docteur », dit-il, et après deux ou trois oscillations, il se mit debout. Quel bonhomme ! pensais-je. Quatre-vingt-treize ans – et il ne fait pas plus de soixante-dix ans. Alerte, frais comme une rose. Il ira jusqu’à cent ans. Et fort comme un Turc, même avec sa maladie de Parkinson. Il marchait rapidement, sûr de lui, mais s’inclinait d’une façon invraisemblable, d’au moins vingt degrés par rapport à la verticale, déplaçant son centre de gravité sur la gauche et gardant son équilibre en maintenant la marge la plus étroite possible.

— Voilà ! dit-il avec un sourire de satisfaction. Vous voyez ! Il n’y a pas de problème. J’ai marché droit comme un I.

— Vraiment, monsieur Mac Gregor ? lui dis-je. Je voudrais que vous en jugiez par vous-même.

Je rembobinai la cassette et la lui montrai. Il fut profondément choqué lorsqu’il se vit sur l’écran. Ses yeux s’ouvrirent grands, ses mâchoires tombèrent et il se mit à marmonner :

— Ça alors ! Ils ont raison, je penche d’un côté, je le vois bien, mais je ne m’en rends pas compte. Je ne le sens pas.

— Voilà, dis-je. C’est le nœud du problème.

Nous avons cinq sens dont nous tirons fierté et que nous célébrons ; ils construisent pour nous le monde sensible. Mais il en existe d’autres, plus secrets – des sixièmes sens, en quelque sorte –, tout aussi vitaux, qui restent méconnus et dont nous ne vantons pas les mérites. Ces sens inconscients, automatiques, ont été découverts assez tardivement : les victoriens les ont vaguement appelés « sens musculaires » – la conscience de la position relative du tronc et des membres provenant des récepteurs situés dans les jointures et les tendons ; en fait, ils ne furent vraiment définis que dans les années 1890. On les baptisa alors du nom de « proprioception ».

Les mécanismes et organes de contrôle complexes par lesquels nos corps s’alignent et s’équilibrent correctement dans l’espace n’ont finalement été précisés qu’au XXe siècle, et recèlent encore bien des mystères. Ce sera peut-être seulement à l’ère spatiale, grâce aux hasards et privilèges paradoxaux de la vie extragravitationnelle, que nous pourrons vraiment apprécier le fait d’avoir des oreilles internes, des vestibules et tous ces autres obscurs récepteurs et réflexes qui règlent notre orientation corporelle. Pour un homme normal, en temps ordinaire, ils n’existent tout simplement pas.

Pourtant, leur absence est révélatrice. Si ces sens secrets que nous négligeons sont victimes d’une défaillance ou d’une malformation, nous vivons alors quelque chose de tout à fait étrange qui s’apparente, de façon inexprimable, au fait d’être sourd ou aveugle. Si la proprioception est complètement détruite, le corps devient pour ainsi dire sourd et aveugle à lui-même – et (comme le suggère la signification de la racine latine proprius) il cesse de s’« appartenir », de s’éprouver comme étant lui-même (voir « La femme désincarnée », chapitre III).

Le vieil homme prit l’air soudain résolu, ses sourcils se froncèrent, ses lèvres se pincèrent. Il se tenait immobile, profondément absorbé par ses pensées, donnant un spectacle que j’aimais à voir : celui d’un patient – à mi-chemin entre l’épouvante et l’amusement – sur le point de voir pour la première fois exactement ce qui ne va pas et, dans le même instant, exactement ce qu’il faut faire. C’est le moment thérapeutique.

— Laissez-moi réfléchir, voyons…, murmura-t-il en partie pour lui-même, soulevant ses sourcils blancs en broussaille et ponctuant sa réflexion de ses mains puissantes, noueuses. Laissez-moi réfléchir. Réfléchissez avec moi – il doit y avoir une réponse ! Je penche d’un côté et je l’ignore, n’est-ce pas ? Je devrais le sentir, avoir un signal d’alarme, mais il n’y en a pas, c’est bien cela ? [Il marqua une pause.] J’étais charpentier, reprit-il, et son visage s’éclaira. Nous utilisions toujours un niveau à alcool pour savoir si une surface était droite ou penchée par rapport à la verticale. Aurions-nous donc une sorte de niveau à alcool dans le cerveau ?

J’acquiesçai.

— Est-ce que la maladie de Parkinson pourrait le supprimer ?

J’acquiesçai de nouveau.

— Est-ce ce qui s’est passé pour moi ?

J’acquiesçai une troisième fois :

— Oui, absolument.

En parlant de niveau à alcool, monsieur Mac Gregor avait mis le doigt sur une analogie fondamentale, il avait trouvé une métaphore parfaite pour définir le système de contrôle essentiel du cerveau. Certaines parties de l’oreille interne sont en effet à proprement parler des niveaux – ce sont les labyrinthes, qui sont constitués de canaux semi-circulaires contenant un liquide dont le mouvement est contrôlé en permanence. Ce n’étaient pas eux, en l’occurrence, qui étaient en cause, mais plutôt sa faculté d’utiliser ses organes de l’équilibre en même temps que son sens corporel et ses images visuelles du monde. Le simple symbole qu’employait monsieur Mac Gregor ne s’appliquait pas seulement aux labyrinthes, mais aussi à l’intégration complète des trois sens secrets, à savoir le sens labyrinthique, le sens proprioceptif et le sens visuel. Dans le parkinsonisme, cette synthèse-là se trouve détériorée.

Le grand neurologue Purdon Martin, aujourd’hui disparu, nous a livré les études les plus pénétrantes et les plus pratiques qui soient sur ces intégrations – et sur les étonnantes désintégrations qu’elles subissent dans le parkinsonisme. Son remarquable ouvrage sur le sujet, The Basal Ganglia and Posture, a été publié en 1967, et continuellement revu et augmenté par la suite ; l’auteur était récemment en train de compléter une nouvelle édition lorsqu’il mourut. Purdon Martin écrit, à propos de cette intégration localisée dans le cerveau : « Il doit y avoir un centre ou une “autorité supérieure” dans le cerveau (…) une sorte de “contrôleur”, si l’on peut dire. Ce contrôleur, cette autorité supérieure, doit être informé de l’état de stabilité ou d’instabilité du corps. »

Dans la section sur les « réactions d’inclinaison », Purdon Martin insiste sur l’importance des trois sens dans le maintien d’une posture stable et droite, et il note combien cet équilibre subtil se trouve souvent bouleversé dans le parkinsonisme – comment, en particulier, l’élément labyrinthique disparaît fréquemment avant les éléments proprioceptifs et visuels. Ce triple système de contrôle, laisse-t-il entendre, est fait de telle façon qu’un seul sens, un seul contrôle peut compenser les autres, sinon complètement (car les sens ont des capacités différentes), du moins en partie, et dans une mesure utile. Les réflexes et contrôles visuels sont peut-être finalement les moins importants – en temps normal. Aussi longtemps que nos systèmes vestibulaires et proprioceptifs sont intacts, nous pouvons rester parfaitement stables les yeux fermés. Nous ne penchons ni ne tombons si nous fermons les yeux, tandis que le parkinsonien, dont l’équilibre est précaire, risque de le faire. (On voit souvent des parkinsoniens assis dans des positions exagérément penchées et n’en ayant pas la moindre conscience. Si on leur tend un miroir de façon à ce qu’ils puissent voir leur position, ils se redressent instantanément.)

La proprioception peut aussi compenser dans une large mesure les défauts de l’oreille interne : c’est le cas pour des patients auxquels on a ôté chirurgicalement les labyrinthes (comme on le fait parfois pour soulager quelqu’un des intolérables vertiges d’une grave maladie de Ménière) : d’abord incapables de se tenir droits ou de faire un pas, ils peuvent parfaitement bien apprendre à utiliser leur proprioception, voire à l’accroître ; en particulier à utiliser les détecteurs des larges muscles du « grand dorsal » (le réseau musculaire le plus important et le plus mobile de notre corps) comme d’originaux organes d’équilibre accessoires, une sorte de paire de larges propriocepteurs déployés comme une aile. Les patients s’y habituent et cela devient pour eux une seconde nature ; ils peuvent alors tenir debout et marcher – de façon imparfaite, peut-être, mais en toute sécurité et sans difficulté.

Purdon Martin était fort ingénieux et attentif à concevoir divers systèmes permettant à des parkinsoniens, même gravement handicapés, d’acquérir une allure et une posture artificiellement normales : lignes peintes sur le sol, contrepoids à la ceinture, stimulateurs rythmiques tictaquant qui donnent une cadence à la marche. Dans ce domaine, ses patients lui ont beaucoup appris (il leur a, d’ailleurs, dédié son livre). Profondément humain, il fut un pionnier en son genre ; la compréhension et la collaboration occupèrent une place de choix dans sa médecine : patients et médecins étaient mis sur le même plan, apprenant les uns des autres, s’aidant mutuellement et parvenant en communiquant entre eux à de nouvelles découvertes et à de nouveaux traitements. Mais il n’a pas, à ma connaissance, inventé de prothèse qui permette de corriger un défaut de verticalité et des réflexes vestibulaires supérieurs, ce dont souffrait justement monsieur Mac Gregor.

— C’est donc bien ça ? demanda monsieur Mac Gregor. Je ne peux pas utiliser le niveau mental qui se trouve dans ma tête. Je ne sais pas me servir de mes oreilles, mais je peux me servir de mes yeux. » D’un air railleur, pour faire un essai, il pencha la tête d’un côté : « Tout va bien maintenant – le monde ne penche pas. » Il réclama un miroir, et j’en fis rouler un grand devant lui. « Maintenant je me vois pencher, dit-il. Maintenant je peux me redresser – je pourrais peut-être même rester droit… Mais je ne peux tout de même pas vivre entouré de miroirs, ni en porter un partout avec moi. »

De nouveau, il se mit à réfléchir profondément, les sourcils froncés par la concentration – puis, soudain, son visage se détendit et s’éclaira d’un sourire.

— J’ai trouvé ! s’exclama-t-il. Oui, docteur, j’ai trouvé ! Je n’ai pas besoin de glace. C’est un niveau qu’il me faut. Comme je ne peux pas utiliser les niveaux qui sont dans ma tête, pourquoi n’utiliserais-je pas des niveaux extérieurs – des niveaux que je pourrais voir, dont je pourrais me servir avec mes yeux ?

Il enleva ses lunettes et se mit à les tripoter d’un air pensif tandis que son sourire s’élargissait.

« Là, par exemple, dans la monture de mes verres… quelque chose pourrait me signaler que je penche. Je commencerais par garder un œil dessus ; au début cela me demanderait beaucoup d’efforts. Mais ensuite cela pourrait devenir une seconde nature, cela se ferait automatiquement. Qu’en pensez-vous, docteur ?

— Je pense que c’est une brillante idée, monsieur Mac Gregor. Essayons.

Si le principe était clair, les mécanismes en revanche étaient un peu délicats. Nous commençâmes par expérimenter une sorte de pendule, un fil empesé accroché à ses lunettes, mais c’était trop près de ses yeux et il le voyait à peine. Puis, avec l’aide de notre optométriste, nous montâmes à l’atelier un système qui s’avançait d’une longueur de deux fois le nez depuis le pont des lunettes, avec un niveau horizontal miniature fixé de chaque côté. Nous en bricolâmes divers modèles que monsieur Mac Gregor testa et modifia. En deux semaines, nous avions mis au point un prototype, une paire de lunettes à la Heath Robinson{27} : « La première paire au monde ! » disait triomphalement monsieur Mac Gregor. Il les chaussa. Elles étaient un peu encombrantes et bizarres, mais guère plus, au fond, que les grosses lunettes de correction auditive que l’on commençait à voir apparaître à cette époque. Dès lors, dans notre hospice, on put voir le spectacle étrange de monsieur Mac Gregor se promenant avec les lunettes à alcool qu’il avait lui-même inventées et réalisées, le regard intense et fixe comme celui du timonier observant l’habitacle de son navire. D’une certaine façon, c’était un succès – c’est-à-dire qu’il cessa au moins de pencher : mais l’exercice ininterrompu était épuisant. Ensuite, au fil des semaines, les choses allèrent mieux : il prit l’habitude de jeter un œil sur son appareil, comme on regarde le tableau de bord de sa voiture, tout en gardant l’esprit libre pour penser, bavarder ou faire d’autres choses.

Les montures de monsieur Mac Gregor firent fureur à Saint-Dunstan. Nous avions plusieurs autres patients parkinsoniens, qui souffraient aussi de détériorations des réflexes d’équilibre et des réflexes posturaux – un problème non seulement dangereux, mais échappant à tout traitement. Bientôt, un second patient, puis un troisième se mirent à porter les montures à alcool de monsieur Mac Gregor et purent, comme lui, marcher en se tenant droits, au niveau.