(3) Route des Indes

Bhagawhandi P., une jeune Indienne de dix-neuf ans, fut admise dans notre hospice en 1978 avec une tumeur maligne du cerveau. La tumeur – un astrocytome – était apparue lorsqu’elle avait sept ans, mais elle était alors suffisamment bénigne et bien circonscrite pour permettre une complète résection{39} et un complet rétablissement. Bhagawhandi put reprendre une vie normale.

Ce répit dura dix années, au cours desquelles elle put mener une existence intense et bien remplie, dans un bonheur lucide d’être en vie, car elle avait intelligemment compris qu’une « bombe à retardement » était dans sa tête.

Dans le courant de sa dix-huitième année, la tumeur revint ; cette fois sa gravité et son étendue rendaient impossible une opération. On effectua une décompression pour permettre à la tumeur de s’étendre. Tout son côté gauche était faible et engourdi, elle avait de temps en temps des crises d’épilepsie, sans compter d’autres problèmes : c’est dans cet état que Bhagawhandi fut admise chez nous.

Au début, elle se montra remarquablement joyeuse ; elle donnait l’impression d’accepter pleinement le destin qui l’attendait, tout en restant avide de compagnie et d’occupation, prenant plaisir à faire le plus d’expériences possible. Comme la tumeur progressait dans son lobe temporal et commençait à gonfler (nous dûmes la mettre sous stéroïdes pour réduire l’œdème cérébral), ses crises se firent plus fréquentes – et plus étranges.

Ses crises d’épilepsie étaient, au début, des convulsions du grand mal{40}, et elle continuait à en avoir de temps en temps. Mais les crises prirent ensuite un aspect radicalement différent. Elle ne perdait pas conscience, mais semblait (et se sentait) « rêveuse » ; et il ne fut pas difficile de vérifier (l’électroencéphalogramme le confirma) qu’il s’agissait de crises répétées affectant le lobe temporal, lesquelles sont souvent caractérisées par des « états de rêve » et des « réminiscences » involontaires, comme Hughlings Jackson nous l’a appris.

Bientôt, cette vague rêverie se fit plus précise, plus concrète et plus visionnaire. Elle prit la forme de visions de paysages, de villages, de maisons et de jardins de l’Inde, que Bhagawhandi identifia au début comme des lieux qu’elle avait connus et aimés dans son enfance.

— Si cela vous est pénible, nous pouvons changer la médication, lui proposâmes-nous.

— Non, dit-elle avec un sourire paisible, j’aime ces rêves – ils me ramènent chez moi.

Il s’agissait en général de personnes de sa famille ou de voisins de son village ; parfois de paroles, de chants ou de danses ; une fois, elle se vit à l’église, une autre fois dans un cimetière ; mais la plupart de ses rêves se passaient dans des plaines, des champs, des plantations de riz, non loin de son village et dans les douces et basses collines qui moutonnaient jusqu’à l’horizon.

Était-ce la conséquence d’épilepsies des lobes temporaux ? La première fois sans doute, mais ensuite nous en fûmes moins sûrs ; car les crises des lobes temporaux (comme Hughlings Jackson l’a souligné, et comme Wilder Penfield a pu le confirmer par des stimuli cérébraux – voir « Réminiscence », chapitre XV) tendent à avoir une forme assez constante : une simple scène ou un chant se répète invariablement associé à un point également constant du cortex. Les rêves de Bhagawhandi n’avaient pas, quant à eux, une telle constance : ils étaient faits de panoramas changeants et de paysages qui se dissolvaient sous ses yeux. Les doses massives de stéroïdes que nous lui administrions l’avaient-elles intoxiquée, et avaient-elles provoqué chez elle des hallucinations ? C’était possible, mais nous ne pouvions pas réduire la dose de stéroïdes sous peine de la voir tomber dans le coma et mourir en quelques jours.

Par ailleurs, ce que l’on appelle une « psychose stéroïde » entraîne souvent une excitation et une désorganisation mentales, tandis que Bhagawhandi demeurait lucide, paisible et calme. Avait-elle alors des visions ou des rêves, au sens freudien ? Ou cette démence onirique (onirophrénie) qui survient parfois dans la schizophrénie ? Là encore, nous n’avions aucune certitude car, en dépit de leur allure irréelle, tous ces fantasmes étaient des souvenirs réels. Ils étaient parallèles à la conscience normale (Hughlings Jackson parle de « dédoublement de conscience », comme nous l’avons vu) et ils n’étaient pas surdéterminés ou chargés de pulsions passionnées. Ils ressemblaient davantage à certains tableaux ou poèmes symphoniques, à ces évocations, ces reviviscences, ces visions fugitives, parfois heureuses et parfois tristes, d’une enfance que l’on a chérie.

Jour après jour, semaine après semaine, les visions et les rêves se firent plus fréquents et plus profonds. Ils n’étaient plus occasionnels désormais ; ils duraient presque toute la journée. Elle était comme « ravie », en transes, les yeux ouverts ou fermés, mais sans voir, gardant en permanence un mystérieux sourire sur le visage. Si quelqu’un s’approchait d’elle ou lui posait une question, comme les infirmières étaient obligées de le faire, elle répondait tout de suite, courtoisement et lucidement. Mais chacun avait le sentiment, même les gens les plus terre à terre parmi le personnel, qu’elle était dans un autre monde et qu’il ne fallait pas la déranger. Je partageais aussi ce sentiment et, malgré ma curiosité, je répugnais à l’investigation. Une fois seulement je lui demandai :

— Bhagawhandi, que se passe-t-il ?

— Je suis en train de mourir, répondit-elle. Je rentre chez moi. Je retourne d’où je viens – appelez ça mon retour à la maison.

Une autre semaine se passa. Bhagawhandi ne répondait plus aux stimuli extérieurs, elle semblait totalement enveloppée par son monde intérieur ; et, bien que ses yeux soient clos, on pouvait encore lire sur son visage un faible sourire de bonheur.

« Elle accomplit son voyage de retour, dit l’infirmière. Elle arrivera bientôt. » Trois jours après, elle mourut – mais ne devrions-nous pas plutôt dire qu’elle « arrivait », au terme de sa route des Indes ?