(5) Meurtre
Donald tua sa petite amie sous l’effet du PCP{43}. Il ne se souvenait pas, ou ne semblait pas se souvenir, de son acte – et ni l’hypnose, ni le test à l’amytal ne purent libérer le moindre souvenir. Il fallut en conclure, par conséquent, au moment de son procès, qu’il n’y avait pas de refoulement de la mémoire mais une amnésie organique – une sorte de black-out courant avec le PCP.
Les détails du meurtre, mis au jour par l’expertise légale, étaient si macabres qu’ils ne pouvaient être dévoilés en public. Ils furent débattus à huis clos devant la cour – ni l’assistance ni Donald n’en eurent connaissance. Comparaison fut faite avec les actes de violence parfois commis au cours de crises d’épilepsie des lobes temporaux ou de crises psychomotrices, lesquelles ne laissent aucun souvenir et ne recèlent pas d’intention de violence. Ceux qui les commettent ne peuvent être considérés ni comme responsables ni comme coupables, mais ils n’en sont pas moins envoyés en prison pour leur propre sécurité et celle des autres. C’était ce qui était arrivé au malheureux Donald.
Étant donné l’incertitude qui régnait sur son statut de criminel ou d’aliéné, il passa quatre années dans un hôpital psychiatrique pour aliénés criminels. Il semblait accepter son incarcération avec un certain soulagement – peut-être éprouvait-il le besoin d’une punition, en tout cas l’isolement lui donnait, sans aucun doute, un sentiment de sécurité. « Je ne suis pas fait pour la société », disait-il tristement lorsqu’on l’interrogeait.
Sécurité par rapport à l’éventualité d’une brusque et dangereuse perte de contrôle – et aussi une sorte de sérénité. Il s’était toujours intéressé aux plantes, et cet intérêt, si constructif, si éloigné de la zone périlleuse de l’action et des relations humaines, était fortement encouragé à la prison-hôpital où il vivait désormais. Il s’occupa activement des terrains broussailleux et abandonnés, et y créa des jardins d’agrément variés, des potagers, etc. Il semblait parvenu à une sorte d’équilibre austère dans lequel les relations, les passions humaines, qui avaient été en lui si tumultueuses, avaient fait place à un étrange calme. Les uns le considéraient comme schizoïde, d’autres comme sain d’esprit, mais tous pensaient qu’il était parvenu à une sorte de stabilité. La cinquième année, il obtint l’autorisation de sortir sur parole durant les week-ends. Comme il était passionné de cyclisme, il s’acheta une bicyclette. C’est ce qui précipita le second acte de son étrange histoire.
Il était en train de pédaler à toute vitesse, comme il aimait à le faire, dans la descente d’une côte très raide, lorsqu’un car conduit par un chauffard, venant en sens inverse, surgit dans un tournant. Faisant une embardée pour éviter une collision de front, il perdit le contrôle de sa bicyclette et fut violemment projeté la tête la première sur la route.
Il fut gravement blessé à la tête – d’énormes hématomes sous-duraux bilatéraux qui furent immédiatement vidés et drainés chirurgicalement, et de graves contusions des deux lobes frontaux. Il passa presque deux semaines dans un coma hémiplégique, puis commença à se rétablir de façon inespérée. C’est alors que survinrent les « cauchemars ».
La reprise de conscience ne fut pas douce – il fut assailli d’un tourment et d’une agitation abominables, au cours desquels il semblait se débattre violemment, à demi conscient, ne cessant de crier : « Oh, Dieu ! » et « Non ! ». Au fur et à mesure qu’il reprenait conscience, lui revenait aussi la mémoire, une mémoire accablante pour lui. Il avait de graves problèmes neurologiques – faiblesse et engourdissement du côté gauche, crises d’épilepsie et graves déficits des lobes frontaux – et, par-dessus tout, quelque chose de tout à fait nouveau : le meurtre, l’acte, disparu de sa mémoire, était maintenant présent à son esprit avec une précision presque hallucinatoire. Il était assailli et submergé par une réminiscence incontrôlable – il « revoyait » son meurtre, le recommettait encore et toujours. S’agissait-il d’un cauchemar, d’une folie ou bien d’une hypermnèsis, d’une percée de souvenirs authentiques, véridiques, intensifiés de façon effrayante ?
On l’interrogea dans les moindres détails, en évitant soigneusement toute allusion ou suggestion – et il fut bientôt évident qu’il était la proie d’une authentique, bien qu’incontrôlable, « réminiscence ». Il connaissait maintenant le meurtre dans ses moindres détails : tous les détails révélés par l’expertise légiste mais qui n’avaient pas été dévoilés en plein tribunal ni ne l’avaient été à lui-même.
Tout ce qui jusque-là avait semblé oublié ou perdu – même sous hypnose ou injection d’amytal – revenait désormais d’une manière non seulement incontrôlable mais tout à fait intolérable. Il fit deux tentatives de suicide dans l’unité neurochirurgicale, et il fallut le mettre sous tranquillisants puissants et le contenir par la force.
Qu’était-il donc arrivé à Donald – que lui arrivait-il ? L’aspect véridique de la réminiscence en question excluait le fait qu’il puisse s’agir de l’irruption soudaine d’un fantasme psychotique – et, quand bien même c’eût été un fantasme entièrement psychotique, pourquoi fallait-il qu’il survienne brusquement, à l’improviste, en même temps que cette blessure à la tête ? Ses souvenirs étaient chargés d’un poids psychotique, ou quasi psychotique – pour parler en termes psychiatriques, ils étaient émotionnellement surinvestis – au point d’induire chez Donald d’incessantes pensées de suicide. Mais quel aurait été un investissement émotionnel normal pour un pareil souvenir – l’émergence soudaine, à partir d’une amnésie totale, d’un meurtre réel et non de je ne sais quel conflit ou culpabilité œdipien ?
En perdant l’intégrité de son lobe frontal, se pouvait-il qu’il ait perdu une condition préliminaire essentielle au refoulement, et que nous fussions en train d’assister à un brusque « défoulement », à la fois explosif et spécifique. Aucun d’entre nous n’avait jamais entendu parler auparavant de quoi que ce soit de ce genre, bien que nous fussions tous très familiarisés avec cette désinhibition générale à laquelle on assiste dans les syndromes du lobe frontal – impulsivité, loquacité, salacité, exhibition d’un « ça » désinhibé, nonchalant, vulgaire… Mais Donald ne se montrait pas sous ce jour-là ; il n’était pas le moins du monde impulsif, confus, inconvenant. Son caractère, son jugement et l’ensemble de sa personnalité étaient tout à fait intacts ; seuls les souvenirs, les sensations du meurtre surgissaient à son esprit de manière précise et incontrôlable, l’obsédant et le tourmentant.
Un élément excitatoire ou épileptique spécifique entrait-il en jeu ? Ici, les études de l’électroencéphalogramme s’avérèrent particulièrement instructives : en utilisant des électrodes spéciales (nasopharyngiennes), on s’aperçut que, en plus des crises occasionnelles de grand mal{44}, il y avait aussi un bouillonnement incessant, une épilepsie profonde, dans les deux lobes temporaux à la fois, s’étendant probablement – mais il aurait fallu y implanter des électrodes pour le confirmer – au lobule de l’hippocampe, aux amygdales et aux structures limbiques – tout ce circuit émotionnel profond implanté dans les lobes temporaux. Penfield et Perot 1963 (p. 595-696) ont décrit une « réminiscence récurrente » ou des « hallucinations d’origine vécue » chez certains patients qui ont des épilepsies des lobes temporaux. Mais la plupart des expériences ou réminiscences décrites par Penfield étaient de nature plutôt passive : audition de musique, vision de scènes, présence, peut-être, mais présence comme spectateur et non comme acteur. Aucun d’entre nous n’avait jamais entendu parler d’un patient réexpérimentant, ou plutôt recommettant, un acte – pourtant, c’était apparemment ce qui se passait chez Donald. Cette question ne fut jamais clairement résolue.
Il me reste à raconter la fin de l’histoire. Sa jeunesse, la chance, le temps, le processus naturel de guérison, le fonctionnement prétraumatique, soutenus par une thérapie de « substitution » du lobe frontal à la manière de Louriia, permirent à Donald, au fil des ans, de récupérer de façon remarquable. Ses lobes frontaux fonctionnent aujourd’hui presque normalement. De nouveaux anticonvulsifs, disponibles depuis quelques années seulement, ont permis de contrôler efficacement la surexcitation de ses lobes temporaux – et, là encore, il est probable que la guérison naturelle a joué son rôle. Finalement, grâce à une psychothérapie de soutien délicate et régulière, la violence auto-punitive de son surmoi s’est atténuée et des régions plus douces du moi ont pris le pas sur elle. Et surtout, chose plus importante, Donald a repris le jardinage. Il dit se sentir en paix lorsqu’il jardine. « Aucun conflit ne survient. Les plantes n’ont pas d’ego. Elles ne peuvent pas vous faire du mal. » La thérapie finale, a dit Freud, est le travail et l’amour.
Donald n’a rien oublié ni refoulé du meurtre – s’il s’agissait bien en fait d’un refoulement, au début –, mais il n’est plus obsédé par lui : il a trouvé un équilibre physiologique et moral.
Mais qu’en est-il exactement de cette mémoire d’abord perdue, puis ensuite retrouvée ? Pourquoi cette amnésie – puis ce retour explosif ? Pourquoi ce black-out total suivi de ces horribles retours de flamme ? Que s’était-il réellement passé dans cet étrange drame, à moitié neurologique seulement ? À ce jour, toutes ces questions demeurent encore un mystère.