« Allô ?
— Allô, vous êtes bien le Dr Thelma Scott ?
— Oui.
— Ici Jane Martello, vous vous souvenez peut-être de moi, nous nous sommes rencontrées à… »
Elle m’interrompit, et je perçus une note d’intérêt dans sa voix. « Oui, je me souviens.
— Je sais que ça peut paraître idiot, mais est-ce que je peux venir vous voir ?
— Quoi ? Maintenant ?
— Oui, si c’est possible…
— Nous sommes samedi soir, vous croyez peut-être que je n’ai rien de prévu, un dîner ou un night-club, par exemple ?
— Je suis désolée, je ne voudrais surtout pas contrarier vos projets.
— Vous ne contrariez pas grand-chose, je lisais un roman. Êtes-vous sûre que c’est important ? Cela ne peut pas se régler par téléphone ?
— Si ça ne l’est pas, vous n’aurez qu’à me renvoyer. Accordez-moi juste cinq minutes.
— D’accord. Où êtes-vous ?
— À la station Hanger Lane. Dois-je prendre un taxi ?
— Non, vous êtes tout près. Prenez le métro jusqu’à Shepherd’s Bush. »
Elle me donna ses instructions et, quelques minutes plus tard, je sortais de la station Shepherd’s Bush et bifurquais dans une paisible avenue résidentielle qui donnait sur Wood Lane. Je frappai à la porte, et la petite femme au regard vif m’accueillit. Elle était telle que dans mon souvenir, à cela près qu’elle portait un simple jean et un chandail criard. Elle avait un sourire légèrement moqueur, comme si j’avais agi selon ses prévisions, mais sa poignée de main se révéla amicale.
« Avez-vous faim ?
— Non, pas du tout.
— Alors je crains que vous ne deviez assister à mon dîner. Venez dans la cuisine. Ah, pas de cigarette, désolée », ajouta-t-elle en voyant que j’en avais une à la main.
Je la jetai dehors. Dans la cuisine, elle se versa un verre de chianti, je m’en tins à un verre d’eau du robinet.
« Puisque vous ne mangez rien, je vais juste grignoter un peu, dit-elle. Et maintenant, pourquoi vouliez-vous me voir ? »
Pendant que nous parlions, elle prépara et engloutit la plus grande variété de nourriture imaginable : des pistaches, des olives farcies aux anchois et aux piments, des tortillas avec du guacamole qu’elle sortit du réfrigérateur, une focaccia à la mozzarelle et au jambon de Parme arrosée d’un généreux filet d’huile d’olive.
« Vous êtes psychanalyste ?
— Non. Je suis psychiatre. C’est important ?
— Je crois. Mais c’est vous qui allez me le dire. »
Seigneur, ce que je pouvais avoir envie de fumer. Pour m’aider à penser. Pour m’occuper les mains. Il fallait que je me concentre.
« Je poursuis une thérapie avec Alex Dermot-Brown depuis le mois de novembre. J’avais des problèmes émotionnels depuis la découverte du corps de mon amie intime, Natalie, qui avait disparu pendant l’été 1969. Alex a manifesté un intérêt particulier quand je lui ai dit que je m’étais trouvée à proximité de l’endroit où on l’avait vue vivante pour la dernière fois. Nous avons travaillé et retravaillé cette scène, en la visualisant, et je me suis peu à peu souvenue l’avoir vue se faire assassiner par son père, Alan Martello, mon beau-père. J’ai provoqué une confrontation avec lui, et il a avoué. Il est à présent… bon, vous avez lu les journaux.
— Oui, en effet.
— Il faut que je vous pose une question, Dr Scott. Se peut-il que quelqu’un avoue un crime qu’il n’a pas commis ? Enfin, pourquoi ferait-on ça ?
— Attendez un instant. Cela demande de la concentration. » Elle découpait sa focaccia en plusieurs parts. « Voilà. Voyons, pourquoi cette question ?
— En fait, ce que je voudrais savoir, c’est s’il est possible de se rappeler une chose qui par la suite se révèle fausse ? Je veux dire un souvenir visuel clair et précis. » Elle allait commencer à répondre, mais je poursuivis. « J’avais l’impression d’essayer de récupérer un dossier que j’aurais perdu accidentellement dans mon ordinateur. Une fois ce dossier retrouvé, je n’avais pas de raison de douter que ce soit bien celui que j’avais moi-même écrit, non ? »
Le Dr Scott était maintenant attablée devant un réseau d’assiettes pleines. Quand il devint clair que j’attendais une réponse, elle avait la bouche pleine et dut se mettre à mastiquer énergiquement pour pouvoir avaler.
« Appelez-moi Thelma, à propos. Un nom intéressant pour ce qui est de ces problèmes de transmission. Il provient d’un roman de Marie Corelli écrit dans les années 1880. C’est le nom de l’héroïne, qui est norvégienne. Un jour, j’ai participé à une conférence à Bergen, et j’ai commencé mon intervention en disant qu’il me paraissait normal d’être là, puisque je portais un prénom norvégien. Plus tard, un homme est venu me dire que Thelma n’était pas du tout un nom norvégien. Corelli avait dû mal entendre, ou même carrément l’inventer.
— Votre nom est donc une erreur ?
— Oui, il faudrait rappeler toutes les Thelma, pour leur donner des noms authentiques. » Elle se mit à rire. « Ce n’est pas bien grave, tant qu’on ne prend pas trop au sérieux les notions de tradition culturelle.
« Votre comparaison avec l’ordinateur mérite qu’on s’y arrête. Les neurologues eux-mêmes ne disposent pas d’un modèle précis s’agissant du fonctionnement de la mémoire, de sorte que nous inventons nos propres métaphores. Parfois, la mémoire peut agir comme un système de classement. Toute une section peut se perdre, par exemple tout ce qui concerne une classe où vous êtes allée à l’école. Puis, un jour, par hasard, vous rencontrez quelqu’un qui était avec vous dans cette classe, il vous fournit quelques indices, et brusquement vous retrouvez tout un tas de souvenirs dont vous ne soupçonniez pas la persistance.
« Le problème, c’est quand la métaphore prend le dessus et devient une fausse réalité. Le système de classement peut vous amener à croire que vous pouvez retrouver et revivre tout ce que vous avez vécu, à condition de tomber sur le stimulus adéquat. Je comparerais certains souvenirs à un château de sable sur la plage. Une fois que la mer est venue le démolir, il a disparu et ne peut plus être reconstitué précisément, même en théorie. Est-ce là tout ce dont vous souhaitiez me parler ?
— Bien sûr que non. Je suis désespérée, et je ne sais pas à qui parler.
— Pourquoi pas à Alex Dermot-Brown ?
— Je ne pense pas qu’Alex accueillerait très bien ce que j’ai à dire.
— Et vous pensez que je suis suffisamment hostile à Alex pour le croire », dit Thelma en se versant un troisième – un quatrième ? – grand verre de vin.
« Écoutez, à la conférence où nous nous sommes rencontrées, j’ai également fait la connaissance de femmes blessées et courageuses, qui m’ont promis leur soutien et leur confiance sans me poser de questions. Je suis au bord d’une chose terrible, mais ce qui est important, c’est que je ne veux pas de soutien. Si je me trompe, je ne veux pas qu’on me croie. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Pas vraiment, mais continuez.
— Permettez-moi de vous donner les principaux détails. Le dernier témoin qui ait vu Natalie vivante l’a vue au bord de la rivière, près de chez elle, le dimanche 27 juillet 1969. Avec Alex, le travail sur ma mémoire partait du fait que j’étais là, tout près de l’endroit où cela se passait, et au même moment. J’étais passionnément amoureuse du frère de Natalie, à l’époque, et j’étais allée m’asseoir au bord de la Col, au pied de la butte qui me séparait de Natalie. Mue par une brusque impulsion d’adolescente, j’avais pris des poèmes que j’avais écrits, je les avais froissés en boule et jetés à l’eau, puis je les avais regardés s’éloigner et disparaître dans le tournant de la rivière. »
Thelma haussa un sourcil.
« C’est important ?
— Oui, très. Ça, c’est le récit originel que j’ai proposé à Alex, ce dont je me rappelais sans hésitation, l’élément qui ne faisait aucun doute.
— Et alors ?
— Ce matin, je suis retournée au bord de la rivière, pour la première fois depuis le drame. Quand je suis arrivée à l’endroit de mon souvenir, la rivière coulait dans l’autre sens.
— Comment cela, dans l’autre sens ?
— Ça paraît idiot, mais c’est vrai. J’ai jeté un bout de papier dans l’eau, et il a flotté vers moi au lieu de s’éloigner. »
Thelma semblait déçue. Elle haussa les épaules. Était-ce tout ?
« C’était très simple, repris-je. J’ai fait demi-tour et j’ai rejoint l’autre côté en passant par le sommet de la butte. Et je me suis rendu compte que c’était là l’endroit où je m’étais assise, et d’où j’avais lancé mes boulettes de papier. En effet, j’en ai lancé une autre, et elle s’est éloignée vers le tournant, comme dans mon souvenir. »
L’expression de Thelma s’était figée, à présent. Elle paraissait distante, légèrement embarrassée, et ne mangeait même plus avec la même énergie. À l’évidence, elle commençait à se demander comment se débarrasser de moi sans trop d’histoires.
« Je regrette, dit-elle. Je suis sans doute un peu lente d’esprit, mais je ne vois pas où cela nous mène. Je ne vois pas ce que ça peut faire que vous ayez perçu les choses à l’envers.
— Ce n’était pas juste à l’envers. Le pont d’où le témoin a vu Natalie était aussi de ce côté-ci de la butte. Mais donnez-moi encore une minute. Pour des raisons dont je vous ferai grâce, je viens de recevoir tout un tas de choses de l’époque où je passais les étés chez Natalie. Y compris mon journal de cet été-là, qui s’achève deux jours avant que Natalie soit vue pour la dernière fois, ce qui fait que je n’y avais pas prêté grande attention. Mais, quand je l’ai relu aujourd’hui, un détail intéressant m’a frappée. Il avait toujours paru curieux qu’on n’ait pas retrouvé le corps de Natalie. Quand elle a été découverte en octobre dernier, cela a semblé plus bizarre encore – tout au moins à mes yeux. C’était un endroit génial pour enterrer un corps, parce que c’était juste sous notre nez, dans le jardin, à quelques mètres de la maison. Mais comment avait-on pu faire ?
— Je ne sais pas. Dites-le-moi, dit Thelma avec une impatience manifeste.
— Mon journal m’a rappelé qu’on construisait un barbecue devant la maison et qu’il avait été terminé le matin même d’une fête qui a eu lieu le samedi 26 juillet, la veille du jour où Natalie a été vue pour la dernière fois. Ce matin, j’ai examiné le trou où Natalie a été découverte, et j’ai vu les restes du barbecue. C’était un barbecue en brique, construit sur un dallage cimenté. Il n’en reste plus que des débris à présent, parce que le barbecue a été démoli, et le dallage aussi, lorsque Martha – c’est ma belle-mère – a agrandi la pelouse. Mais le point essentiel, c’est que le meurtrier a enterré Natalie dans le trou en sachant qu’il allait être recouvert de ciment, de dalles et d’une importante construction en brique.
— Est-ce qu’un trou dans le sol n’est pas le premier endroit où la police irait chercher ?
— Mais ce n’était plus un trou dans le sol, comprenez-vous ? La dernière fois que Natalie a été vue, le 27 juillet, le barbecue était déjà installé depuis plus de vingt-quatre heures. Il serait manifestement impossible de placer un cadavre sous un barbecue en brique déjà construit.
— Eh bien, alors, est-ce que ça ne répond pas déjà à votre question ?
— Vous ne me suivez pas. Natalie n’a pas pu mourir le 27, et encore moins le 28, quand sa disparition a été signalée. Elle était déjà morte et enterrée le matin de la fête, le 26. »
Thelma paraissait intriguée. Elle était attentive, à présent.
« Mais vous disiez qu’on l’avait vue le 27 ?
— Oui. Mais si je vous apprenais que Natalie et moi avions le même âge, que nous avions la même allure, et que nous nous habillions de la même manière ? Et aussi qu’elle était connue dans la région, tandis que je venais seulement l’été, de sorte que beaucoup de gens du pays ne m’avaient jamais rencontrée ? Et si je vous disais que j’étais à l’endroit même où Natalie a été vue pour la dernière fois, à la même heure. Qu’en concluriez-vous ? »
Un sourire très lent se répandit sur les traits de Thelma, telle une flamme embrasant un journal. Elle réfléchissait intensément, à présent.
« Vous êtes sûre et certaine, pour ce barbecue ?
— Absolument. J’ai trouvé des fragments de briques de part et d’autre de l’endroit où le corps a été retrouvé. Elle était dessous, sans aucun doute possible.
— Et vous êtes certaine qu’il n’a pas été terminé quelques jours plus tard ?
— C’était l’élément central de la fête. J’ai encore des photos de personnes faisant la queue pour les côtelettes et les saucisses. »
Une autre objection lui vint à l’esprit. « Mais cela a-t-il vraiment de l’importance ? Alan a avoué. La police dira que vous vous êtes trompée de date, et c’est tout.
— Mais Alan n’était pas là. Mon père est allé chercher Alan et Martha à Southampton le matin même de la fête, à la descente du bateau. Ils revenaient des Antilles en paquebot. Ils ne sont arrivés au Domaine qu’en fin d’après-midi, au moment où la fête commençait. Alan ne pouvait pas avoir tué Natalie. Pourtant, il y a un problème.
— De quoi s’agit-il ? »
Je levai les mains, découragée.
« Je l’ai vu la tuer. Et il a avoué. »
Thelma éclata de rire.
« Ah, ce n’est que ça ?
— Oui.
— Je n’ai jamais vraiment cru à tout ça.
— Seriez-vous en train de dire que j’ai tout imaginé ? »
Je criais peut-être un peu.
« Jane, je vais boire un whisky et vous allez en boire un aussi, et je vais même vous autoriser à fumer l’une de vos horribles cigarettes. Et nous allons avoir une conversation sérieuse. D’accord ?
— Oui. D’accord. »
Elle alla chercher deux énormes verres, et un cendrier tout aussi énorme. Le genre d’objet que je n’aurais jamais laissé entrer chez moi.
« Voilà. » Elle versa quelque chose comme un quintuple scotch dans chacun. « Pas question de ces affreux single malt d’aujourd’hui. Vous avez là un bon vieux mélange, un whisky dans la plus pure tradition. Cheers. »
Je bus une gorgée et aspirai une divine bouffée de cigarette.
« Alors ? demandai-je.
— Parlez-moi de vos séances avec Alex Dermot-Brown.
— Comment cela ?
— Le procédé par lequel vous avez retrouvé ce souvenir. Comment se passaient les choses ? »
Je lui fis un bref compte rendu du petit rituel qu’Alex et moi accomplissions chaque fois que je retournais dans mon souvenir du bord de la Col. Tandis que je parlais, Thelma arborait un air sévère, qui se mua ensuite en un sourire.
« Excusez-moi, demandai-je. J’ai dit quelque chose de drôle ?
— Non. Continuez.
— C’est tout. Alors, qu’en dites-vous ?
— Les magistrats ont-ils manifesté la moindre envie de vous citer comme témoin ?
— Ce n’était pas la peine. Alan avait avoué.
— Oui, bien sûr. Mais montraient-ils un quelconque enthousiasme à l’idée de vous faire témoigner ?
— Je ne sais pas. Certains paraissaient mal à l’aise.
— Permettez-moi de vous dire qu’Alan Martello n’a pas été accusé sur la seule base de votre témoignage. Lequel n’aurait d’ailleurs sans doute pas été recevable.
— Pourquoi ?
— Parce que l’hypnose altère la mémoire, et que vous étiez sous hypnose.
— Ne soyez pas ridicule. Je sais ce que j’ai fait, et j’étais simplement étendue sur le divan, à essayer de me rappeler. Je le saurais, si j’avais été hypnotisée.
— Je ne crois pas, justement. Cela se fait sans mise en scène particulière. Ma supposition, c’est que vous devez être un sujet extrêmement réceptif. Je pourrais vous faire entrer en transe et vous dire, oh, je ne sais pas, que vous avez vu quelqu’un se faire écraser par une voiture en venant de Shepherd’s Bush. Et quand je vous réveillerais, vous seriez convaincue de l’avoir vu.
— Même si c’est vrai, Alex ne me disait pas ce dont je devais me souvenir.
— Je sais, mais, avec toutes ces répétitions et ces insistances, vous subissiez un procédé de reconstruction artificielle de la mémoire. Chaque fois, vous apportiez au récit quelque chose de neuf, et la fois suivante vous vous souveniez du détail que vous aviez ajouté la fois précédente, et vous le complétiez. Votre souvenir est vrai, en un sens, mais c’est un souvenir de souvenirs.
— Mais comment expliquer cet horrible crime final ? Je l’ai vu tellement en détail…
— L’ensemble du processus vous conduisait à quelque chose de cet ordre. Alex Dermot-Brown vous y préparait, il vous assurait que tout ce dont vous vous rappeliez était authentique, et il utilisait son statut professionnel et l’autorité analytique qu’il exerçait sur vous pour vous convaincre que vous assistiez à l’événement au lieu de l’inventer.
— Mais est-ce vraiment possible ?
— Oui, c’est possible.
— Est-ce qu’Alex agissait délibérément ? Essayait-il d’implanter en moi un faux souvenir ?
— Absolument pas. Mais il arrive que l’on crée ce que l’on recherche. Je sais que le Dr Dermot-Brown croit passionnément au phénomène de la mémoire retrouvée. Je suis convaincue qu’il souhaite ardemment aider ces personnes qui souffrent, et maintenant il joue toute sa carrière là-dessus.
— Voulez-vous dire qu’il a tort sur toute la ligne ?
— Quelle autre explication proposez-vous, Jane ?
— Mais toutes ces femmes qui disaient qu’elles avaient été violées dans leur enfance ? Vous insinuez que ce ne sont que des fantasmes, comme dans les théories de Freud ? »
Thelma but une grande rasade de whisky.
« Non. Je traite actuellement cinq ou six victimes de viol, dont deux sœurs qui ont chacune eu deux enfants de leur père avant l’âge de seize ans. J’ai témoigné au procès, et j’espère que cela aura servi à le faire condamner. Je sais aussi que les violences sont parfois difficiles à prouver. Je connais certains cas de violeurs qui jusqu’à présent s’en sont tirés, et ça me désespère. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je bois plus que je ne le devrais. »
Elle donna une petite chiquenaude à son verre. Il n’y restait plus grand-chose.
« Mais je ne crois pas que les violences existent dans un univers à part où les lois normales – je parle des lois juridiques et scientifiques – cessent de s’appliquer. Ce n’est pas parce que les violences sont particulièrement difficiles à prouver que nous devons condamner sans preuves des gens qui en sont accusés.
— Mais dans ces cas-là les preuves existent bel et bien. Ces femmes que j’ai rencontrées à l’atelier. Elles se souviennent d’avoir été violées.
— Ah oui ? Toutes ? J’ai lu des comptes rendus concernant des jeunes femmes issues de familles apparemment aimantes et fonctionnelles, qui entraient en analyse et émergeaient un ou deux ans plus tard avec des récits de violences obscènes qui avaient duré toute leur enfance. Elles font état de viols rituels répétés, de sodomie, de tortures, d’ingestion de matières fécales, de rituels sataniques. Nous sommes nombreux à penser que des affirmations aussi inouïes requièrent tout particulièrement des preuves accumulées avec rigueur, mais les gens qui soutiennent ces pauvres femmes proclament que l’on ne peut exiger aucune preuve au-delà de leur propre témoignage, sous peine de se faire les complices des auteurs de ces violences.
« Il n’existe même pas de modèle neurologique pour expliquer ce phénomène. Nous connaissons tous la perte de mémoire causée par un coup sur la tête lors d’un accident de voiture. Mais il n’existe aucun précédent pour l’amnésie systématique d’incidents distincts, réguliers, qui se seraient produits au fil des ans. Le meurtre de votre cousine par votre beau-père auquel vous prétendez avoir assisté, ce n’est rien, en comparaison.
— Mais comment expliquer que ce soit Alan que j’aie vu ? »
Thelma haussa les épaules. « Là, je ne peux rien vous dire. C’est vous qui le connaissez. Peut-être était-il au centre de sentiments particulièrement forts en vous pendant la période de votre thérapie. À un moment où votre esprit créatif cherchait un méchant, il avait le profil d’un homme capable de violenter une femme. Le meurtre imaginé a été le point où vos mondes intérieur et extérieur se sont rencontrés. Si l’on veut regarder les choses de façon perverse, c’est une sorte de triomphe pour la méthode psychanalytique. Dommage que la réalité soit intervenue avec un tel entêtement.
— Mais pourquoi diable a-t-il avoué ?
— Les gens font ce genre de choses, vous savez. Ils ont leurs raisons.
— Oh, mon Dieu, gémis-je, en enfouissant mon visage dans mes mains. Vous me demandez si Alan Martello est le genre d’homme capable de résoudre ses sentiments de culpabilité et de désespoir en faisant un geste fou et théâtral d’autodestruction ? Et comment ! »
Thelma vida son verre.
« Eh bien, voilà. »
Je regardai mon verre. Pas question de le vider. Il y restait au moins la valeur d’un triple scotch, et je me sentais déjà ivre. Je me levai en chancelant légèrement.
« Je crois que je ferais mieux de rentrer.
— Je vais vous appeler un taxi. »
Il ne s’était pas écoulé deux minutes que la sonnette de la porte retentissait.
« Je suppose que vous allez vouloir m’exhiber dans la croisade contre la mémoire retrouvée », dis-je, sur le seuil.
Elle eut un sourire triste.
« Non, ne vous inquiétez pas. Votre expérience sera absolument sans effet sur leurs certitudes.
— Ça ne peut pas être vrai.
— Ah non ? Et vous ? Qu’auriez-vous pensé, si vous étiez arrivée au bord de la rivière et que vous l’ayez vue couler dans le bon sens ?
— Je ne sais pas.
— Rentrez bien sagement, me recommanda-t-elle comme je montais en voiture. Et appelez la police dès demain matin. Ils vont devoir reprendre l’enquête de bout en bout.
— Oh non », dis-je.
Thelma parut perplexe, mais le taxi démarrait et j’étais déjà trop loin pour dire quoi que ce fût.