« Oui.
— Pourrais-je parler à Jane Martello, s’il vous plaît ?
— Oui, de quoi s’agit-il ? »
Je n’étais pas de bonne humeur. Ce serait la quatrième fois ce matin qu’on m’appelait de la mairie pour m’indiquer des changements à apporter au projet. Le lendemain, la commission devait se réunir pour donner – ou non – le feu vert au budget révisé, pour un projet de construction déjà tellement amputé, déformé et revu que je n’avais presque plus envie d’y voir mon nom associé.
« Jane, ici Caspar. Caspar Holt.
— Quoi ?
— Ce n’était pas nécessaire, mais merci pour votre carte postale. »
C’était le philosophe. Je m’assis et pris une profonde inspiration.
« Oh, oui. C’est-à-dire, je voulais m’excuser pour mon attitude ce soir-là.
— Étant donné les circonstances, je pense que vous vous êtes comportée avec sang-froid. Je me demandais si vous aimeriez que nous nous rencontrions ? »
Ah, mon Dieu, un rendez-vous galant.
« Euh, très bien, c’est-à-dire, quand voyiez-vous cela ?
— Pourquoi pas maintenant ?
— Maintenant ?
— Eh bien, disons dans une demi-heure, alors. »
Il fallait que je règle les derniers détails pour la réunion de la commission le lendemain matin. Il fallait que j’aille au bureau, et il fallait absolument que je me lave les cheveux. Ce n’était pas un bon jour ; c’était un jour de bousculade et de mauvaise humeur.
« Donnez-moi une heure. Où voulez-vous que nous nous retrouvions ?
— Au numéro treize de Lincoln’s Inn Fields. Je vous attendrai dehors. »
Je ne trouvai pas le temps de régler les détails pour la commission ni de téléphoner au bureau. Mais je me lavai les cheveux.
Il m’attendait dehors, vêtu du même gros manteau en tweed que je lui avais vu à l’ICA. Comme il était plongé dans un livre de poche, j’eus le temps de l’examiner avant qu’il ne me voie. Il avait les cheveux blond cendré, longs, bouclés et coiffés en arrière de manière à lui dégager le front. Il portait des lunettes rondes cerclées de métal.
« Le Musée de sir John Soane, dis-je. C’est toujours là que vous emmenez les filles, pour un premier rendez-vous ? »
Surpris, il releva la tête.
« Oui, ça pourrait expliquer mon succès avec les femmes. Mais l’entrée est libre, et c’est comme de déambuler à l’intérieur d’un cerveau humain.
— Est-ce une bonne chose ? »
Il me posa doucement la main sur l’épaule tandis que nous franchissions la porte d’entrée pour pénétrer dans cet antre étonnant, qui s’étendait du sous-sol aux étages supérieurs. Il m’entraîna dans une pièce peinte en rouge sombre, où étaient accumulés des curiosités, des fragments architecturaux, des instruments archaïques et des œuvres d’art excentriques sur tous types de surfaces.
« Regardez cela, dit Caspar en me montrant une chose informe. C’est un champignon de Sumatra.
— Un quoi ?
— En vérité, c’est une éponge. »
Nous parcourûmes d’incroyables boyaux qui débouchaient brusquement sur des vues encore plus incroyables, en haut et en bas, et, absolument partout, on découvrait des objets stupéfiants.
« Chaque pièce est comme une portion distincte de l’esprit qui l’a conçu », dit-il.
Je remarquai qu’il avait les mains éclaboussées de peinture rouge aux jointures, et que le col de sa chemise était usé.
« Comme un cerveau d’homme, peut-être », dis-je.
Il sourit.
« Vous voulez dire compartimenté. Plein d’objets. Peut-être. Oui, vous avez peut-être raison. Ce n’est pas une maison de femme, n’est-ce pas ? Je viens quelquefois ici à l’heure du déjeuner. Je m’étonne de voir comment une vie entière peut tenir dans une maison. C’est un endroit tellement replié sur soi, vous ne trouvez pas ? Et extraverti aussi, bien sûr.
— C’est le discours que vous servez habituellement ? demandai-je.
— Désolé, je vous agace ?
— Je plaisantais seulement. »
Nous montâmes dans le grand atelier peint en vert et en jaune safran. Le soleil d’hiver qui inondait la pièce par les grandes fenêtres cintrées illuminait ses riches couleurs ; la pièce était fraîche et grave comme une église. Nous passâmes ensemble devant le Tableau de la vie d’un libertin de Hogarth. Quelle rage, quelle sauvagerie. Caspar s’arrêta devant Le libertin à la prison de Bedlam.
« Regardez, dit-il. Dans la cellule cinquante-cinq, cet homme avec un sceptre et un pot sur la tête : il urine. Voyez-vous l’expression sur les visages de ces deux élégantes dames ? »
Je scrutai la scène grotesque, discernai de vagues silhouettes qui se débattaient, et frissonnai.
« C’est le Bethlehem Hospital de Bedlam. Il se trouvait à Moorfields, juste en dehors des murs. Le père de Hogarth avait connu la prison, pour dettes, et il en était resté très marqué. Regardez la figure de cette vieille femme à genoux, Jane, elle ne paraît qu’à moitié humaine. »
J’observai son visage, le regard droit de ses yeux gris. Je remarquai comment il disait mon nom. Je m’aperçus soudain qu’il y avait très longtemps que je ne m’étais pas sentie heureuse. Là, avec Caspar dans cette maison conçue comme un cerveau d’homme, j’avais l’impression de regarder par une fenêtre, du fond de la déprime dans laquelle je vivais depuis si longtemps, et d’apercevoir un avenir différent : plus lumineux. Je pouvais voir des paysages, le ciel. Je restai un moment immobile, blottie dans une espérance diffuse. Je croisai son regard.
« Attendez, dit-il, je veux vous montrer quelque chose. »
Nous redescendîmes l’escalier et traversâmes deux pièces.
« Regardez, là. »
Je vis une sorte de totem, construit avec des fragments de colonnes diverses. Le nom FANNY y était gravé. Je me tournai vers Caspar en haussant les sourcils.
« Oui ?
— C’est la tombe du chien qui appartenait à l’épouse de John Soane. Mais c’est aussi le nom de ma petite fille.
— Je croyais que Fanny était de ces noms qu’on n’employait plus.
— J’ai voulu lui redonner vie.
— Vous êtes marié ?
— Non. Je vis seul.
— Excusez-moi.
— Mais non, ne vous excusez pas. »
Dehors, clignant des yeux dans la lumière froide, nous échangeâmes des sourires un peu bêtes. Puis Caspar jeta un coup d’œil à sa montre.
« On déjeune ?
— Je ne devrais pas.
— S’il vous plaît.
— Bon, d’accord. »
Nous allâmes dans Soho, longeant les charcuteries et les magasins porno, pour nous arrêter dans un bistrot italien, où l’on nous servit du fromage de chèvre à moitié fondu sur un toast, avec de la salade et un verre de vin blanc chacun. Il regarda ma main sans alliance et me demanda si j’étais mariée, et je l’informai que j’étais séparée. Et je m’enquis de l’âge de sa fille. Elle avait cinq ans. Beaucoup de gens, dit-il, le considéraient comme une sorte de superman pour la simple raison qu’il faisait ce que faisaient des centaines de milliers de femmes sans que personne le remarque.
« Je ne savais rien de l’amour avant Fanny, cette drôle de petite bonne femme », dit-il.
Je lui parlai de Robert et Jerome, désormais si grands et adultes, qui me protégeaient et se rangeaient toujours de mon côté, et il déclara qu’il aimerait beaucoup les connaître un jour. Et cette éventualité, ce « un jour », s’ouvrit devant moi, provoquant vertige et frayeur. J’allumai une cigarette, et déclarai que je devais partir. Il ne fit rien pour me retenir, mais resta à me regarder m’embrouiller avec l’antivol et le casque puis m’éloigner en zigzaguant.
Je me sentais redevenue adolescente, fébrile d’excitation, et en même temps j’étais une vieille femme terrifiée d’être ramenée en prison par des kyrielles de liens ténus et forts. Je pourrais avoir une aventure avec Caspar – non, je savais, en me rappelant sa main posée si légèrement son épaule ou son regard gris si droit, que je pourrais avoir une relation avec Caspar. Nous n’allions pas simplement coucher ensemble, un soir, après avoir bu une bouteille de vin. Nous allions creuser chacun le passé de l’autre, dévoiler d’anciennes blessures, nous abandonner à la souffrance enivrante de l’amour. Et ce n’était pas que je ne sois pas prête – c’est ce que disent toujours les psychologues, qu’il faut attendre, reprendre des forces, apprendre à vivre avec sa solitude. J’étais parfaitement prête. Il y avait bien longtemps que je ne m’étais pas engloutie dans l’amour. J’étais prête, mais j’avais peur. Je me sentais fatiguée. Un léger mal de tête me martelait les tempes. Le vin au déjeuner.
Je parcourus Oxford Street, où brillaient déjà les lumières de Noël dans l’après-midi hivernal. Je déteste la façon dont on nous impose maintenant ces gigantesques personnages de Disney en travers des rues. Mais je n’avais pas encore fini mes achats de Noël ; j’avais déjà acheté des jumelles pour mon père, et des tas de petits cadeaux ridicules à entasser dans les traditionnelles chaussettes du Père Noël, qui n’avait jamais cessé de passer chez nous, longtemps après que les enfants eurent découvert le subterfuge. Pour moi, cela avait toujours constitué le meilleur moment du jour de Noël – le matin de bonne heure, quand tout le monde se rassemblait dans ma chambre et s’asseyait sur le lit pour sortir des taies d’oreillers toutes sortes de savons, de petites culottes et de tire-bouchons. Brusquement, je songeai que je serais peut-être seule, cette année, le matin de Noël : les garçons viendraient dîner, bien sûr, et mon père aussi ; et peut-être que je devrais inviter Claude, car je ne supportais pas l’idée qu’il dîne tout seul, sauf qu’il irait sûrement chez Alan et Martha. Mais il se pouvait fort bien que je me réveille seule dans une maison vide le matin de Noël.
J’envisageai un instant de me laisser happer par les chaudes mâchoires d’un grand magasin, par l’air alourdi de parfums, pour m’emparer avidement de chemises, de cravates et de chandails pour les garçons. Mais ils détestaient les chemises et les cravates des grands magasins, et il y avait longtemps que j’avais cessé de choisir leurs vêtements pour eux. Mue par une soudaine impulsion, je poussai jusqu’à une de mes boutiques préférées à Londres, la chapellerie de Jermyn Street, où je me ruinai en achetant trois chapeaux mous fabuleux : un marron pour Jerome, un noir pour Robert, et un vert bouteille pour Kim. J’accrochai le sac à mon guidon et repartis, pour aller acheter à Camden des quantités de minuscules coquilles en papier pour les truffes en chocolat que je comptais confectionner pour tout le monde, et aussi de beaux bocaux verts. Dans une boutique, je vis une charmante paire de boucles d’oreilles en argent, en forme de minuscules boîtes. Beaucoup trop chère. Je les achetai pour Hana, et les emportai dans un joli écrin agrémenté d’un ruban.
Ce soir-là, j’écoutai mes trois disques de Neil Young en préparant un chutney de tomate, que je versai ensuite dans les bocaux verts dûment étiquetés. Puis je confectionnai les truffes avec du chocolat noir, et les déposai dans leurs petites coques. Demain, je ferais les boîtes. La cuisine sentait le vinaigre et le chocolat amer. Comme je me sentais encore pleine d’énergie et d’enthousiasme, je me versai un verre de vin rouge et j’allumai une cigarette puis, avec un crayon bien taillé et ma règle favorite (longue et plate d’un côté), je traçai un plan de ma maison. Je crayonnai un gros chérubin rococo sur les lignes pures du toit. En allant au bureau, j’en ferais des photocopies sur carton blanc, qui me serviraient de cartes de Noël.
Je me versai un nouveau verre de vin – mon mal de tête avait disparu – et fumai une nouvelle cigarette. Pour le Nouvel An, j’arrêterais peut-être de fumer. Par la fenêtre, je vis que la lune était presque pleine, et brusquement j’enfilai un gros manteau qui appartenait à Robert, pour aller dans le jardin. C’était une nuit magnifique, lumineuse, d’un froid mordant. Les étoiles paraissaient toutes proches, et les branches de poiriers et de cerisiers se découpaient sur le ciel.
Au bout du jardin, sous le laurier volumineux, se trouvait la tombe anonyme des nombreux animaux chéris des enfants : des hamsters, des cochons d’Inde, deux lapins, une perruche. Naguère, les garçons jouaient au football dans le jardin, qu’ils réduisaient en bouillasse. Au printemps et à l’automne, nous consacrions nos week-ends à un jardinage effréné, à planter des graines que les chats du voisinage allaient déterrer. En avril, les arbres fleurissaient – une écume mousseuse sur les poiriers et les cerisiers, des bougies de cire au magnolia – et pendant quelques semaines le jardin devenait une surprenante merveille de grâce et de douceur. Quand il faisait suffisamment beau, nous aimions nous y asseoir pour prendre un verre, Claude et moi. Nous y recevions nos amis, l’été, autour de jattes de fraises et de pimm’s, avec les garçons qui passaient des raviers de chips à la ronde. Nous avions fait des tas de barbecues, tantôt avec des hot-dogs et des boissons gazeuses, tantôt avec des brochettes de crevettes et de maquereau cajun, et des champignons marinés dans une sauce piquante. Mes souvenirs butèrent encore sur quelque chose, que je ne me rappelais pas. Que m’avait dit Alex… de me laisser aller à me rappeler.
Cramponnée à mon verre et à ma cigarette, je pris à l’avance ma résolution secrète du Nouvel An : je n’aurais pas de repos tant que je n’aurais pas parcouru le paysage de ma mémoire jusqu’à son cœur, et ensuite je m’autoriserais à être heureuse.
Il ne me vint pas un instant à l’idée que je pouvais accomplir la seconde résolution sans la première.