26

Je m’éveillai le mercredi 15 février avec un sentiment d’imminence. Il pleuvait depuis des jours et des jours, la pelouse était gonflée d’eau – mais le temps avait brusquement viré au beau. Au beau et au froid. De ma fenêtre, à l’arrière de la maison, le clocher et l’antenne de télévision de Highgate Hill se découpaient avec une clarté inhabituelle. Dans ma cuisine, les objets quotidiens paraissaient différents, comme chargés de sens. Je sentais des picotements sur ma peau. Chaque objet que je regardais semblait illuminé par-derrière, ses contours accentués et durcis, plus vivants. Et moi aussi. Je me sentais compétente, précise. J’avais besoin d’entreprendre des choses.

J’avais fait des courses la veille et j’étais presque prête. Je posai sur la table ma lourde balance avec ses poids, un paquet de farine de blé complet et un autre de farine blanche, des petits sachets de graines de citrouille, de tournesol et de sésame, de la levure molle comme une pâte à modeler, du sel de mer, un flacon médical orange contenant de la vitamine C en poudre, de l’huile de pépins de raisin dans une bouteille en plastique et un paquet de sucre brut, épais et dur. C’était une opération que je pouvais accomplir dans un état de bonheur inconscient. La levure s’animait de bulles scintillantes. À l’aide d’une fourchette, je mêlai le sel à la farine de blé complet, puis je mélangeai tout le reste à la flaque de levure de bière. J’allai fumer des cigarettes dans le jardin pendant une demi-heure, sans penser à rien, puis je retournai pétrir et écraser les deux gros tas de pâte, en appuyant de toutes mes forces avec mes paumes, pour plier et replier la pâte. Découper, rouler, disposer dans quatre moules. Nouvelle pause. Je déambulai dans la maison comme prise de délire, pliant des chemisiers, rangeant les livres sur les étagères. Avec un pinceau j’étalai sur les miches enflées de l’eau salée, les parsemai de graines de sésame, puis les glissai dans le four brûlant. Les senteurs de cuisson contrôlée, de levure renaissante, emplirent la maison au point de presque m’enivrer. Au bout d’un moment qui passa comme en rêve, je tapotai le fond des moules, qui sonnèrent creux, et je les renversai sur des grilles métalliques. De minuscules graines grillées se répandirent sur le plan de travail, et je m’humectai les doigts pour les recueillir et les croquer.

Je mis de côté trois pains, pour les emballer et les stocker au congélateur. Dans le quatrième je coupai une tranche chaude, la tartinai de beurre salé et de fromage de chèvre, et la mangeai goulûment sans rien boire que de l’eau du robinet. Ni vin ni café : je n’en avais pas besoin ; et je n’aurais supporté ni l’un ni l’autre. Nerveuse, tremblante, je pris mon vélo et pédalai dans l’air froid et sec jusqu’à mon bureau, où Duncan et moi avions organisé ce que nous appelions ambitieusement une réunion. J’arrivai juste après deux heures, et j’ouvris le courrier des quelques jours passés – pour l’essentiel, des prospectus et des circulaires de sociétés de vente par correspondance qui ne m’avaient pas encore rayée de leurs listes. Je mis pratiquement tout à la poubelle. Si je n’avais pas eu d’autres soucis en tête, je me serais inquiétée pour mon boulot.

Je n’étais pas plus démotivée que d’autres. Faute de pouvoir s’occuper à quelque chose de plus constructif, Gina réorganisait notre système de classement. Une semaine plus tôt, le résultat avait paru apocalyptique, avec tout le passé de CFM régurgité sur papier et étalé autour du bureau. À présent, les papiers disparaissaient dans leurs emplacements nouvellement attribués, dans des claquements d’anneaux de classeurs et de tiroirs métalliques. Nous n’étions plus qu’à un jour ou deux de l’ordre parfait, comme à Pompéi. Il serait presque dommage de troubler la perfection de cette taxinomie en se lançant dans un nouveau projet.

Duncan était plongé dans les problèmes techniques que lui posait la machine à expresso, l’un de nos plus gros investissements pendant le boom des années quatre-vingt. Il m’apporta un dé à coudre de café qui me causa un afflux de caféine presque instantané, tandis que je le vidais d’une seule minuscule gorgée. Il m’informa de son nouveau projet, en cours de discussion avec la municipalité, pour loger les familles sans abri (qu’avec un goût douteux il baptisait « famélies ») dans des maisons à l’abandon, en leur donnant la possibilité de les restaurer elles-mêmes. J’acquiesçai avec enthousiasme. C’était très économique (sauf pour nous), pratique, socialement bénéfique, cela n’avait pas grand-chose à voir avec l’architecture au sens traditionnel, et ça avait toutes les chances d’être refusé par le service du logement. Un projet CFM par excellence. Puis nous passâmes à mon centre d’accueil.

« J’ai lu dans la presse locale le compte rendu de la procession aux flambeaux des résidents, dit Duncan. Tes tentatives pour apaiser les angoisses collectives n’ont manifestement pas été couronnées de succès. Faut-il en conclure que le projet est abandonné ?

— Pas nécessairement, dis-je. Un avocat de la municipalité a mis au point une façon un peu détournée de le faire aboutir. Du fait de la bagarre qui a éclaté et de l’arrestation qui s’est ensuivie, il va y avoir une audience au tribunal. D’après ce que j’ai compris, la ruse, c’est que l’affaire se situe entièrement sub judice, ce qui signifie que nous ne pouvons répondre à aucune question sur l’affaire. Ou tout au moins, c’est ce que nous dirons. Pendant ce temps, le projet se concrétise. À la fin, les objecteurs devront faire face à un centre déjà construit et en service, ce qui causera de nouveaux problèmes. Des résidents qui s’attaquent à des fonctionnaires arrogants et à une architecte moderniste, c’est une chose. Ça passerait bien dans la presse locale. Mais des brutes qui s’attaqueraient à des malades mentaux rendus à la vie collective, c’en est une autre. En tout cas, voilà la géniale stratégie.

— Tu leur as expliqué que, si ces gens n’étaient pas dans leurs jardins, ils seraient sur leurs trottoirs, dans leurs magasins et sur leurs bancs publics ?

— Non. Les événements ont pris le dessus. »

La réunion s’acheva dans une certaine bonne humeur et je retournai à ma table de travail, où je fumai des cigarettes en tapotant mon téléphone avec un crayon, jusqu’au moment où je me rendis compte que je ne fichais rien et que je ferais peut-être mieux de rentrer chez moi. J’étais convaincue de tout voir avec une extrême clarté, et d’avoir mieux à faire ailleurs. Gina s’enquit de ma santé, mais je fus incapable de prêter attention à ce qu’elle disait et je m’en allai, sans même dire au revoir à Duncan. Je lui expliquerais tout plus tard.

À la maison, j’ouvris une bouteille de vin rouge et je grimpai sur une chaise pour fouiller un placard, au fond duquel je finis par dénicher des amandes salées et un quart de paquet de pistaches soigneusement refermé, ainsi qu’un petit sachet de trucs aromatisés à la crevette qui ressemblaient vaguement à des chips. Voilà qui me ferait un dîner. Je bus le vin et croquai ces bouts de chips devant la télévision, en zappant. Il y avait un jeu avec des questions que je trouvais mal posées, un bulletin d’informations locales, un épisode d’une série de science-fiction américaine que je pris pour Star Trek, mais en fait ce n’était pas ça, ni même d’ailleurs la nouvelle version. Je tombai sur un documentaire sur les albatros, leurs longs voyages, portés par les courants aériens, et leur fidélité de couple pour la vie entière. Puis sur une comédie qui se déroulait dans un lycée américain, et sur un autre bulletin d’informations.

Lorsque j’eus regardé trop de chacune de ces émissions, je coupai le son et j’appelai le Domaine pour parler à Martha, mais ce fut quelqu’un d’autre qui me répondit et je fus prise de court. C’était Jonah, qui m’annonça d’une voix calme et solennelle que Martha avait sombré le matin même dans le coma, et qu’elle était morte paisiblement dans l’après-midi. Je tentai de poser quelques questions, ne voulant pas couper la communication, mais Jonah déclara qu’il regrettait, mais il devait raccrocher. Sur l’écran, je voyais un homme en complet gris ouvrir et fermer la bouche en silence comme un poisson dans un bocal. Il fallait que je parle à quelqu’un. J’appelai Claude, et je tombai sur son répondeur. J’appelai Caspar, une femme décrocha. Je raccrochai. J’appelai Alex Dermot-Brown, et ce fut lui qui répondit. Surpris, il commença par me rappeler que nous avions une séance le lendemain et me demander si je ne pouvais pas attendre, mais à peine avais-je dit quelques mots qu’il me suggéra de venir tout de suite, et me demanda si je me sentais assez bien pour venir seule ou s’il valait mieux qu’il vienne me chercher. J’insistai et partis à vélo, sans gants ni chapeau, bien qu’il y eût déjà du givre sur les vitres des voitures.

Alex me sembla quelque peu différent lorsqu’il ouvrit la porte. Je l’avais toujours vu en ces lieux, et jamais bien habillé, et pourtant je me sentis comme une écolière qui rendrait une visite défendue à un prof, à des heures indues. Il m’accueillit avec une inquiétude manifeste. Il me parlait doucement, et je distinguais des voix à la cuisine, en bas. Je me rendis vaguement compte que je devais interrompre quelque chose, mais je n’étais pas en état de m’en inquiéter. Il me fit entrer dans son bureau. Je posai une question sur les enfants. Il me répondit qu’ils dormaient, tout en haut de la maison, et que je n’avais pas besoin d’y penser. Il alluma, et je clignai des yeux, éblouie. Avec l’obscurité du dehors et l’éclairage mordoré dans le couloir et dans l’escalier, la lumière me parut soudain clinique et inquisitrice. Je m’étendis sur le divan et il s’assit derrière moi.

« Martha est morte », articulai-je.

Je m’efforçai de prendre de profondes inspirations, exprès, comme je l’avais fait naguère en bateau pour m’empêcher de vomir. Alex attendit longtemps avant de dire quelque chose, et quand il parla ce fut avec une douceur déterminée.

« Je veux que vous repensiez à nouveau au jour où Natalie a disparu », dit-il.

C’était plus que je n’en pouvais supporter.

« Je ne peux pas, Alex. Je ne peux pas. »

Soudain, il fut à genoux près de moi. Je sentais son haleine douce et tiède contre ma joue, sa main sur mes cheveux.

« Jane, cette femme que vous aimiez tendrement est morte. Je sais ce que vous souffrez. Mais vous n’êtes pas venue chercher une consolation. Vous voulez utiliser cette émotion. Ai-je vu juste ?

— Je ne sais pas ce que je veux faire », répondis-je, et je sentis que toute résistance s’était évanouie.

« Alors, allons-y. »

Alex prononça les paroles apaisantes qui m’étaient désormais une incantation familière, comme une musique provenant d’une pièce éloignée, à peine entendue. J’éprouvai un profond soulagement à détendre mon corps et mon esprit, et je me retrouvai sur les lieux. Cette fois j’y étais vraiment. La mousse calcinée dans mon dos, les brindilles et les cailloux sous mes cuisses. En me levant et en époussetant ma robe, je sentais les marques qu’ils avaient imprimées dans ma chair, tel un tapis de raphia au dos de mes cuisses. Le soleil avait disparu derrière un nuage, laissant la Col dans une ombre pesante. La surface tachée d’ombre se mouvait avec léthargie et s’éloignait de moi. Les fragments de papier froissé avaient disparu, emportant les fantasmes puérils qu’ils avaient représentés. Tout ça, c’était terminé.

Je me retournai, frissonnant sous les assauts du vent et des gouttes d’humidité qui annonçaient de la pluie. La robe noire se pressait contre mon corps, mon corps éveillé à l’amour, contre ces cuisses et ces seins qui désormais appartenaient aussi à quelqu’un d’autre. Mon but m’apparaissait avec une clarté glacée. Cree’s Top se dressait devant moi, la rivière clapotait sur la rive, près de mon pied droit. Je m’élançai en courant sur l’étroit sentier, dans les bois et les broussailles qui recouvraient cette excroissance de la nature. Il y avait des sons ; pas des chants d’oiseaux, du vent ou le bruit de la rivière, mais d’étranges grincements, des sifflements, des gémissements. Je ne leur prêtai aucune attention. Je courais et je m’entendais haleter, et je sentais la douleur dans mon torse pris en tenailles. Les arbres autour de moi paraissaient morts, les taillis dénudés, la rivière en contrebas sombre et engourdie. Mon devoir à présent consistait à ne pas penser, à ne pas raisonner, mais à avancer sans répit. Des branches m’égratignaient la figure, des épines me piquaient, mes vêtements s’accrochaient. J’avais atteint le sommet de Cree’s Top et je continuais à courir, je commençais à descendre de l’autre côté. Du côté de Natalie. À travers les fourrés je devinais des mouvements, de brefs aperçus entre les branches, j’entendis des hurlements, des cris inintelligibles. Ma décision était déjà prise. Je poursuivis ma course et émergeai du sous-bois à la lumière du soleil.

Aveuglée de soleil, je ne vis d’abord rien que des explosions d’or moucheté. Je fronçai les yeux et me forçai à regarder. C’était très clair. Des perceptions simultanées. Une fille étendue dans l’herbe. Qui hurlait, hurlait. Natalie. Le cheveu noir, l’œil flamboyant. Au-dessus d’elle, un homme lui serrait la gorge à deux mains. Elle agitait en vain les bras et les jambes, de moins en moins fort, et puis elle cessait. Je voulus crier, mais j’avais la bouche pleine de cendres. Je voulus courir, mais mes pieds s’étaient mués en pierres. La fille retomba, inerte. L’homme me tournait le dos. Il avait les cheveux foncés, pas gris. Il avait le visage glabre, pas barbu. Mais ça ne faisait aucun doute. C’était Alan.

Soudain je hurlais, je hurlais, et des bras me saisissaient, c’était Alex qui me serrait fort et me chuchotait à l’oreille. Je me ressaisis. Mes cheveux me couvraient la figure. J’étais épuisée. J’avais été dépecée et retournée. Je balbutiai que j’allais vomir, là, tout de suite.

Alex attrapa la corbeille à papiers, je fus prise d’un spasme, et je me mis à vomir, encore et encore, me vidant littéralement. Je me recouchai de tout mon long sur le divan, sans défense, barbouillée de larmes, de morve et de vomissures, pleurant, gémissant, haletant. Totalement épuisée, dégradée, épouvantée.

Je perçus une voix, intime contre mon oreille :

« Vous y êtes arrivée, Jane. Tout va bien. Vous êtes saine et sauve. »