En rentrant, je trouvai Kim allongée sur son lit, le nez plongé dans une carte. Elle se redressa.
« Tu es partie une éternité ! Mon Dieu ! Regarde-toi : tu as pris un bain de boue ou quoi ? Que se passe-t-il ?
— Quoi ? Rien. Je ne sais pas. »
J’allai dans la salle de bains me laver les mains et le visage. Quand je revins dans la chambre, Kim enfilait ses bottes. « Tu veux manger quelque chose ? proposa-t-elle.
— Non. Mais ne te gêne pas pour moi. » Puis, brusquement : « Si nous allions nous promener ?
— Bien sûr. J’ai trouvé un itinéraire de treize kilomètres qui démarre juste un peu plus loin sur la route, et nous devrions pouvoir terminer avant qu’il fasse trop sombre. Tout un tas de collines et de vallées. Par ce temps, ça risque d’être assez boueux. »
Je baissai les yeux vers mon jean.
« Ça ne devrait pas être trop grave. »
Je ne prononçai pas un mot pendant les deux ou trois premiers kilomètres – de toute façon nous gravissions l’étroit sentier caillouteux à une telle allure que je n’aurais sans doute pas eu assez de souffle pour parler et marcher en même temps. Des ronces s’accrochaient à mes vêtements, et de grosses gouttes d’eau dégoulinaient des feuilles au-dessus de nos têtes. Le chemin finit par s’élargir et nous arrivâmes au sommet de la colline. Par beau temps, nous aurions eu une vue superbe.
« Tout est embrouillé dans ma tête, commençai-je.
— Comment ça, embrouillé ?
— Au début, tout paraissait clair, tout était comme je l’avais pensé. C’est-à-dire, forcément – je connais le Domaine presque aussi bien que ma propre maison. Pour commencer, j’ai juste traînaillé un peu ; tu sais, tous les vieux souvenirs. » Kim acquiesça sans rien dire. « Puis je suis retournée là où ça s’était passé. » C’était curieux, comme j’avais encore du mal à dire carrément « là où Alan a tué Natalie ». « Je n’y étais pas retournée depuis près de vingt-six ans. »
J’enjambai un tronc d’arbre couché en travers du chemin, et j’attendis que Kim me rattrape.
« J’y suis allée. Mais figure-toi que tout était faux. Je m’en souvenais de travers.
— Qu’y a-t-il d’étonnant à ça ? Tu dis toi-même que tu n’y étais pas retournée depuis des années. Évidemment, tu ne t’en souvenais plus.
— Si, je m’en souvenais, mais de travers. Tu ne comprends pas ? J’ai parcouru ce paysage par la pensée d’innombrables fois, avec Alex, mais quand j’y suis allée, tout était à l’envers. Oh, et puis merde. Je ne sais pas. »
Je tirai de ma poche un paquet de cigarettes humide, et j’en allumai une tout en marchant.
« Attends que je comprenne bien, Jane. Tu veux dire que le trajet que tu as reconstruit avec Alex était inexact ?
— Non. Non, ce n’est pas ça. Il était exact, tous les détails y étaient, si tu vois ce que je veux dire, mais à l’envers.
— C’est un peu confus. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je ne sais pas. Je suis complètement abasourdie, Kim. Et ce n’est pas tout.
— Qu’est-ce qui n’est pas tout ? »
La voix de Kim se haussa d’un ton dans l’exaspération.
« Le parcours n’était pas seulement à l’envers, j’ai trouvé autre chose – je n’arrive pas à imaginer comment personne n’y a encore pensé. Maintenant, c’est d’une évidence aveuglante.
— Mais qu’est-ce qui est évident ? Merde, Jane, tu vas arrêter de jouer au sphinx avec moi. Va droit au but, d’accord ?
— Bon. Alors, écoute. Tu sais que j’ai relu mon journal, celui que Claude m’a rapporté, et qui nous amène jusqu’à la veille de la mort de Natalie ?
— Oui.
— Eh bien, dans ma dernière notation – qui date de la veille du meurtre de Natalie –, je parle du barbecue inachevé ; le barbecue que Jim Weston construisait juste à temps pour la fête.
— Et alors ?
— C’est là que Natalie était enterrée, Kim. Sous le barbecue. » Je regardai le visage de Kim passer très lentement de l’incompréhension à l’ébahissement.
« Ce n’est pas possible. Ça signifie…
— … que Natalie a été enterrée sous des briques qui avaient été posées avant sa mort.
— Mais… »
J’énumérai les données sur mes doigts.
« Écoute. Premièrement, nous savons qu’elle est morte le lendemain de la fête. Elle a été vue le lendemain, et par un témoin fiable, qui n’avait aucun lien avec la famille. Deuxièmement : nous savons qu’Alan l’a tuée – je l’ai vu, et il a avoué. Mais Alan n’est arrivé au Domaine qu’après la construction du barbecue. Troisièmement : Natalie a été enterrée sous le barbecue. »
J’avançais maintenant avec toute la vigueur de la frustration. Kim devait presque courir pour ne pas se laisser distancer.
« Si ce que tu dis est vrai, tu devrais aller trouver la police, Jane.
Je m’arrêtai net.
« Et pour leur dire quoi ? Pourquoi veux-tu qu’ils acceptent ce nouveau tour de ma mémoire ? De toute façon, ça ne fait aucune différence quant au résultat. Alan a tué Natalie, et il est en prison. Je veux juste savoir comment. »
J’écartai des broussailles d’un coup de pied, et je plongeai la main dans ma poche pour prendre une nouvelle cigarette.
« Mais, bon Dieu, Jane, tu ne peux pas arrêter ? Pourquoi veux-tu tellement savoir ? Réfléchis. Tu connais l’essentiel sur la mort de Natalie – tu sais qui l’a tuée. Et maintenant, tu veux connaître les circonstances du meurtre. Et puis, si tu les trouves, tu vas vouloir fouiller encore et t’agiter et fumer des paquets entiers de cigarettes jusqu’à ce que tu aies reconstitué les plus infimes détails. Mais tu ne sauras jamais tout sur ce crime, Jane. Tu veux savoir ce que je pense ?
— Bah, vas-y ; tu vas me le dire de toute façon. »
J’étais trempée et mécontente. Un caillou dans ma chaussure me faisait mal au pied ; j’avais des démangeaisons au crâne et dans le cou, les mains en sueur et le nez glacé. Pourquoi ne pouvait-elle pas se contenter d’écouter en hochant la tête et en me tenant la main ?
« Je pense que cette affaire est devenue une obsession. Résous seulement ce mystère, et un autre apparaîtra. Tu veux donner un sens absolu et définitif à une tragédie embrouillée. Tu avais de l’esprit, tu l’as perdu dans l’histoire.
— C’est la tête que je suis en train de perdre.
— Non : juste ton esprit. Tu deviens rasante. Tu ne peux pas laisser tomber ? »
J’escaladai une barrière, me tachant les mains de lichen vert et gluant.
« Je n’en demande pas plus. Je pensais que ce serait terminé, que je venais ici pour mettre un terme à cette ignoble affaire et – ça peut paraître idiot – pour retrouver Natalie. Elle était devenue comme un puzzle, une énigme, et les seuls éléments de sa personnalité auxquels je pensais étaient ceux qui expliquaient son meurtre. Et puis, l’autre jour, j’ai eu cette vision vraiment nette d’elle, comme si j’avais pu la toucher en tendant le bras. Je l’aimais beaucoup, tu sais ; elle a été ma première grande amie. Alors j’avais besoin de venir dire adieu à la vraie Natalie, à l’endroit où elle a passé ses derniers moments. Mais je me sens tellement… tellement bizarre, en somme. C’est comme si j’en savais plus, mais que quelque chose m’échappait. C’est peut-être rasant, mais… oh merde, les associations d’idées, c’est de ça que j’ai besoin. J’ai l’impression de devenir folle. »
Kim ne répondit pas. Nous redescendîmes jusqu’à la voiture.
« Tu es toujours d’accord pour rester le week-end entier, dis ? demanda Kim comme nous roulions vers l’hôtel.
— Oui, bien sûr. » Puis : « En fait, Kim, je ne crois pas que j’y arriverai. J’ai l’impression de ne plus pouvoir tenir en place, maintenant. Je suis vraiment désolée, mais est-ce qu’on ne pourrait pas rentrer dès ce soir ? »
Kim s’assombrit.
« C’était vraiment un long voyage, pour une malheureuse fin de soirée et une unique promenade sous la pluie.
— Je sais. Mais je ne serai pas de très bonne compagnie. » J’ouvris la vitre et j’allumai une cigarette. « Les affaires inachevées, tout ça. C’est comme cette folle qui me disait : ce n’est pas encore fini.
— Comme toujours, je n’ai pas la moindre idée de ce que tu racontes. Bon – Kim tendit la main et m’effleura brièvement l’épaule –, ne nous chamaillons pas. Je ne voulais pas être désagréable. » Elle eut un sourire désenchanté. « C’est juste que j’avais déjà programmé mon dîner : coquilles Saint-Jacques et thon cru marinés au citron et aux fines herbes, suivis d’agneau printanier. Et puis j’avais assez envie d’une tarte aux pommes chaudes avec de la crème.
— J’achèterai des sandwichs pour le voyage, promis-je. Fromage et salade sur du pain complet, et une pomme pour le dessert.
— Youppie ! »
Il n’était pas encore huit heures quand nous quittâmes l’hôtel avec nos sacs et nos bottes. J’insistai pour payer la seconde nuit que nous annulions, en m’excusant auprès de l’aubergiste perplexe.
« Ils croiront sans doute à une querelle d’amoureux, dit Kim.
— Ils nous prendront plutôt pour des promeneuses londoniennes qui n’aiment que le beau temps et qui fuient cette pluie. »
Il pleuvait toujours lorsque nous reprîmes la route dans l’obscurité naissante de cette horrible soirée de juin. Les essuie-glaces balayaient de grandes gerbes d’eau, et Kim mit de la musique. Les sonorités de jazz d’un saxophone emplirent la voiture, noyant le chuintement du mauvais temps. Nous gardions un silence qui n’avait rien de pesant. Peu à peu la pluie cessa, mais les flaques sur la route continuaient à gicler sous nos roues, et Kim devait remettre les essuie-glaces en marche chaque fois qu’un camion nous croisait dans un bruit de tonnerre.
Affalée contre le dossier, je regardais défiler la campagne. J’apercevais le reflet brumeux et flou de mon visage dans la vitre. Je n’avais pas pu rester, mais je ne savais vraiment pas pourquoi je rentrais. Que devais-je faire maintenant ? Ma vie était dans une impasse. La seule chose à faire était peut-être de retourner sur le divan d’Alex pour m’efforcer de résoudre ces vilaines incohérences troublantes. Avec Alex, j’étais parvenue à éclairer une partie atroce de mon passé, mais tout le reste demeurait tapi dans l’ombre. Peut-être fallait-il que j’éclaire tout cela aussi.
Cette seule pensée me causait une fatigue inexprimable, comme si mes os étaient devenus douloureux. Quand j’avais entrepris ce retour dans mon enfance, j’avais employé l’image d’un trou noir dans le paysage visible de mon passé. À présent, c’était comme si cette image, à la façon d’un négatif photographique, avait été inversée. La seule chose que je voyais encore, qui m’éblouissait même, était ce qui avait paru obscur jusque-là. Un monde à l’envers, dominé par une enfant morte.
« Pourrais-tu allumer la lumière, pendant que je cherche une autre cassette ? demanda Kim qui tripatouillait dans les cassettes flanquées en vrac dans le vide-poches de sa portière.
— Bien sûr. » Je clignai des yeux à la lumière, et le monde à l’extérieur de la voiture s’effaça. « Tu sais, Kim, j’ai l’impression que tout est à l’envers. Quand j’ai escaladé Cree’s Top, ce matin, je me sentais exactement comme Alice dans le jardin derrière le miroir, où tout est inversé, où il faut s’éloigner d’un endroit pour y parvenir. Bizarre, non ? »
Je refoulai des larmes inattendues et me tournai vers la fenêtre. Une femme d’âge mûr, à l’étroit visage creusé par l’angoisse, soutint mon regard, figée dans son monde de l’autre côté de la vitre. Nous nous dévisageâmes, les yeux écarquillés, épouvantées. Ce n’était pas une inconnue ; nous nous connaissions fort bien, mais peut-être pas assez bien tout de même. Une lame glacée me perfora le cerveau. Oh non, mon Dieu, non. Mais qu’avais-je fait ?
Je tendis la main et éteignis la lumière. Une flûte obsédante transperça l’air dans un tremblement d’argent. Le visage de la femme s’était éteint. C’était moi que j’avais regardée. Bien sûr. J’étais cette fille sur la colline, Natalie pour une heure ; je m’étais vue sur cette colline, et je m’étais poursuivie. J’étais allée dans le jardin de l’autre côté du miroir, j’avais suivi ma propre image, et en me trouvant je m’étais perdue terriblement. Terriblement. Je sentis un hurlement monter en moi et je pressai ma main sur ma bouche. Ce n’avait jamais été Natalie sur la colline ; cela n’avait jamais été que moi, l’amie de Natalie, son sosie. C’était moi qu’un vieil homme avait vue, tant d’années auparavant, en allant démonter la grande tente, moi qu’on avait appelée Natalie. C’était moi que j’avais cherchée parmi mes cauchemars vivants.
« S’il te plaît, Kim. S’il te plaît, peux-tu me déposer au métro le plus proche ? »
Nous entrions dans les faubourgs de Londres, et je savais où je devais me rendre à présent.
Kim me lança un regard effaré, mais freina docilement.
« J’espère que tu sais ce que tu fais, Jane. Parce que moi, non. »
Je l’embrassai sur la joue et l’étreignis longuement.
« Je sais ce que je fais ; pour la première fois depuis très longtemps, je sais ce que je fais. J’ai quelque chose à régler, et ce sera certainement très douloureux.
— Jane, dit Kim comme j’allais m’éloigner. Si jamais tu t’en tires, tu me dois une sérieuse explication. Et même très sérieuse. »