23

L’eau dans l’évier était nappée d’une écume de graisse d’oie brune. (« Pourquoi tu fais une oie ? » avait protesté Robert, comme s’il avait onze ans. On mange toujours de la dinde à Noël ! ») J’ôtai la bonde, j’enlevai les assiettes grasses, et les empilai proprement sur le côté. Des bouts de chou rouge et des mégots – les miens, sans doute – se mélangeaient au fond de l’évier avec tout un arsenal de couverts. Je ramassai les résidus, remis la bonde et remplis l’évier d’eau chaude bien savonneuse. Puis je retournai dans la salle à manger pour évaluer les dégâts.

Il restait une chaise renversée, là où Jerome l’avait jetée avant de claquer la porte (« Merde, maman, là tu vas trop loin ! ») en entraînant Hana qui oscillait gracieusement sur ses fins talons noirs. Je la redressai, et m’y assis lourdement. Coulant au milieu de la table, des bougies projetaient une lueur vacillante sur les débris. Les restes renversés d’un pudding de Noël, à peu près aussi appétissants qu’un ballon de football crevé, gisaient au milieu d’une jonchée de verres sales et de bouteilles vides. Combien avions-nous donc bu ? Pas assez – pas assez pour brouiller la mémoire, et de toute façon tout sans exception avait été filmé par l’équipe de télévision.

Je ramassai une couronne en papier vert et me la posai sur la tête, puis j’allumai une cigarette. C’était agréable, de me retrouver seule. Tout en fumant, lentement, je rassemblai les crackers de Noël vides et les jetai dans le feu rougeoyant, qui flamboya brièvement en pétaradant, puis reprit son aspect de braise pailletée d’or. Une des blagues vaseuses des crackers me revint à l’esprit, avec les rires de Kim – en longue robe jaune moulante – et d’Erica – en violet tapageur. Elles avaient gloussé pratiquement toute la soirée, alliées inattendues et fofolles dans leurs tenues trop habillées, absurdes. Elles avaient ri de toutes ces blagues, et d’Andréas, qui réprouvait manifestement Erica et cette Kim nouvelle façon ; de la solennité de metteur en scène que Paul affectait ; et aussi des caméras. Elles s’étaient assises de part et d’autre de mon père (qui se refrénait à mesure que les autres s’excitaient) et avaient outrancièrement flirté avec lui, parvenant enfin à lui arracher des demi-sourires réticents, un père charmé par leur folie juvénile.

J’écrasai ma cigarette et emportai les verres à la cuisine. Je lavai la vaisselle et les couteaux. Je les rinçai. Silence exquis. Que de cris il y avait eus : Paul attaquant Erica – « Tu veux me faire rater mon film ? » – ; Andréas réprimandant Kim – « Tu as suffisamment bu » –, qui répliquait : « Lâche-moi, espèce de vieux con ; c’est Noël et je ne suis pas de garde » ; Jerome accusant Robert – « Si tu ne peux pas être poli avec Hana, tire-toi » –; Robert m’envoyant un : « Toujours à vouloir nous imposer d’être une famille heureuse et unie ? », etc. Papa n’avait pas crié, mais en fait il n’avait guère desserré les dents. Claude n’avait pas crié non plus, mais il m’avait suivie à la cuisine pour m’attaquer d’une voix sifflante : « Qui c’est, ce Caspar ? » Quant à moi, je n’avais pas crié, jusqu’au moment où le cameraman, reculant pour effectuer une longue prise sur Erica et Kim qui chantaient Ô douce nuit de Bethléem, avait heurté ma précieuse carafe en verre vert et l’avait fait tomber par terre.

Les assiettes étaient lavées et disposées sur l’égouttoir en une étincelante rangée blanche. Les verres, de même. Je pris un plateau chargé d’objets disparates (des allumettes, un jeu de clés, un trombone, un stylo, un dé, un coupe-papier, une boucle d’oreille, un coquelicot de commémoration, un tournevis, un pion noir de jeu d’échecs) et cillai au souvenir que cela m’évoqua. Oh mon Dieu, nous avions joué au Jeu de la mémoire. C’était Claude qui avait tout organisé, bien sûr, expliquant les règles à un groupe à moitié ivre. (« Il faut mémoriser ce qu’il y a sur ce plateau, puis je le couvre, et vous devez noter tout ce dont vous arrivez à vous souvenir ; ensuite on dévoile le plateau, et on voit qui s’est rappelé le plus d’objets. ») C’était un jeu auquel nous avions beaucoup joué étant enfants. L’un des objets disposés sur le plateau, narguant une société soudain dégrisée, fut une photo de Claude et de moi avec les garçons, prise des années auparavant (par qui ? je ne m’en souvenais plus). Une famille souriante, liée. C’est à ce moment-là que Jerome avait jeté sa chaise par terre.

Je me versai une rasade de porto et m’allumai une dernière cigarette. Le reste du fouillis pourrait attendre demain. J’ôtai mes chaussures… mes boucles d’oreilles, je bâillai… me mis à rire en revoyant soudain Kim et Erica. Le téléphone sonna.

« Allô. » Qui pouvait appeler à cette heure de la nuit ?

« M’man. » C’était Jerome, un Jerome encore fâché. « Ne refais plus jamais ça.

— Tu veux dire que tu ne t’es pas amusé ? Quel dommage – j’envisageais de nous réunir à nouveau tous pour le réveillon du Nouvel An. »

 

« C’est exactement ce qu’il me fallait. »

J’étais étendue au bord d’une eau verte, avec des palmiers et des plantes grasses tout autour, en gros peignoir de tissu éponge blanc. Nous buvions du jus de mangue, et je me sentais plus détendue que je ne l’avais été depuis bien longtemps. Mes muscles s’étaient dénoués, mes articulations assouplies, ma peau adoucie, et une douce lumière verte dansait devant mes yeux. Le soleil d’hiver, qui traversait en biais les hautes baies vitrées, venait caresser mes jambes nues. La salle résonnait doucement du murmure bas des femmes, véritable harem sans maître. Je sentais mon cœur battre doucement, pulsation réconfortante. Bientôt j’allais nager, puis me faire masser. Et puis je m’étendrais à nouveau, je feuilletterais d’un doigt paresseux des magazines féminins, pleins de publicités pour des lotions solaires et des rouges à lèvres brillants.

Kim m’avait appelée la veille au soir, à un moment où je me sentais particulièrement triste et abattue. Elle avait acheté deux billets pour le Couvent, un centre de remise en forme exclusivement réservé aux femmes, et elle ne me demandait pas mais exigeait que je vienne y passer la journée avec elle. J’avais protesté, mais faiblement et, au son de sa voix si simple et si familière, mes yeux s’étaient remplis de larmes. J’avais eu l’impression de me laisser enfin aller, comme si toutes mes coutures avaient craqué en même temps.

À peine avais-je raccroché que le téléphone se remettait à sonner. C’était Catherine, qui m’appelait d’une cabine. Paul était venu leur rendre visite, disait-elle, et maintenant il se disputait avec Peggy, sans même se préoccuper de baisser le ton. C’était affreux, affreux, comme dans les derniers jours avant le départ définitif de Paul. Ils criaient tous les deux, et il était question de Natalie, et elle me suppliait de lui dire de quoi il s’agissait. J’étais bien en peine de le faire, car je l’ignorais. Je me contentai donc de quelques banalités sur Paul et Peggy qui l’aimaient beaucoup et qu’il ne fallait jamais oublier cela, puis je me rendis compte que je lui parlais comme si elle avait six ans, et je m’interrompis. Mais au lieu de se braquer, Catherine se mit à sangloter bruyamment. Je l’imaginai, avec son beau corps svelte adossé à la cabine crasseuse, essuyant ses larmes avec son T-shirt noir, et ses coudes anguleux glacés dans l’air hivernal. Je balbutiai quelque chose, et ses sanglots redoublèrent. La communication s’interrompit à un moment où elle reniflait.

Quand Robert et Jerome étaient petits, il était si facile de les consoler. Maintenant encore, je me rappelais très clairement comme je serrais contre moi leurs petits corps roulés en boule, la tête nichée dans mon cou, mon menton posé sur leur crâne, leurs jambes farouchement nouées autour de ma taille : comme je leur chantonnais des paroles sans suite en essuyant les larmes sur leurs joues rougies… Mon petit amour… ce n’est pas grave… Maman va tout arranger… Voilà, mon chaton, là, tout va bien… Ne t’inquiète pas, là, ne t’inquiète pas… Maman est là, mon trésor… mon chaton adoré.

Puis, peu à peu, ils avaient cessé de rechercher mon contact. Un jour, je m’étais rendu compte qu’ils ne venaient plus faire de câlins au lit avec moi le matin, qu’ils fermaient la porte de la salle de bains. Quand ça n’allait pas, ils s’enfermaient dans leurs chambres, et je devais me retenir de les y suivre pour leur dire que maman allait tout arranger. À l’époque où Robert se faisait brutaliser à l’école, et qu’il allait et venait dans un brouillard de honte, c’est seulement en entendant un petit garçon le traiter de poule mouillée en lui flanquant son poing dans le ventre que je compris ce qui se passait ; quand Jerome eut son premier béguin et qu’il cousit d’absurdes cœurs en feutre (si peu cool) sur ses jeans, puis qu’elle le plaqua après leur premier rendez-vous, ce qui nous obligea à passer une soirée à découdre les malheureux cœurs, il joua la complète indifférence, et ma compassion le fit tiquer ; lorsque Robert se querella avec Claude parce qu’il fumait, et qu’ils ne s’adressèrent plus la parole pendant plusieurs jours, chacun drapé dans une morgue butée, je n’aspirais qu’à les secouer, mais je me contentai de m’affairer autour d’eux, en songeant, déjà à l’époque, « mais quelle perte de temps ». Il y avait des jours où me taraudait l’envie de les étreindre, de les toucher, mes garçons, mes adorables fils – mais ils se tortillaient d’un air gêné, avec bonne humeur : pas de mélo.

Depuis le jour de leur naissance, ils ne cessaient de s’éloigner de moi. Je me souvenais de maman, juste avant sa mort, qui m’avait dit : « Le plus beau cadeau que j’aie pu t’offrir, c’était ton indépendance. Mais tu étais toujours tellement pressée de me quitter. » Les enfants sont toujours tellement pressés de partir. Je me souvenais de Robert, à cinq ans environ, sur la plage. Son lacet de chaussure était défait, et il pleurait parce que nous l’avions laissé derrière nous. Il restait planté là, petite silhouette trapue sur l’immensité sableuse. Je revins précipitamment sur mes pas et me penchai pour l’aider, mais il me repoussa : « Je sais le faire. » Ils s’exercent longtemps à devenir adultes, et puis un jour on s’aperçoit qu’ils le sont vraiment devenus. Où était passé tout ce temps ? Comment se faisait-il que je me retrouve à un âge avancé et seule, et que plus jamais je ne doive retrouver la joie enivrante de tenir un enfant sous mon menton et de lui dire : Ne t’inquiète pas, tout ira bien, je te le promets, tout ira bien.

Je m’endormis en pleurant, secouée de gros sanglots, comme si quelque chose se brisait en moi. Le matin – un grand ciel bleu glacial et des branches gelées squelettiques – j’enfilai un survêtement, j’enfournai du shampooing et Jane Eyre dans un sac à bandoulière, et je rejoignis Kim. Et maintenant, étendue à côté d’elle, les yeux fermés dans cet espace blanc et vert, je parlais rêveusement. Aujourd’hui, avec Kim, je pouvais dire n’importe quoi. Les paroles flottaient dans l’air entre nous, comme des petites bulles remplies d’explications. L’eau clapotait, et des reflets verts dansaient sur mes paupières closes. Mon corps était devenu eau ; mon cœur s’était dissous ; l’émotion me parcourait doucement, comme un ruisseau imaginaire.

« J’ai l’impression d’avoir des problèmes, Kim.

— À cause de Natalie ? »

Kim me tenait la main ; nous gardions les doigts entrelacés, et les bras ballants entre les chaises longues. Était-ce du désespoir que je ressentais ? Le désespoir n’avait pas à être pervers ni dur ; ce pouvait être comme un liquide chaud qui remplissait la moindre fissure de mon corps.

« Peut-être était-ce un inconnu, une tragédie du hasard.

— Oui. »

Ma voix n’était qu’un murmure.

« Luke est sans doute le suspect le plus vraisemblable, même s’il n’était pas le père de l’enfant. Peut-être l’a-t-il tuée parce qu’il savait qu’il n’était justement pas le père de l’enfant.

— Peut-être.

— Quoi qu’il en soit, ce n’est sûrement pas à toi qu’il incombe de le découvrir.

— Non, bien sûr que non.

— Tu n’as tout de même pas quelqu’un d’autre en tête, non ? Jane chérie, tu ne vas pas te ridiculiser. »

Nous restâmes un moment en silence. J’avais toujours les yeux fermés ; la seule partie de moi qui me semblait solide était mes doigts, cramponnés à ceux de Kim.

Je me fis masser. Une femme embaumant le citron, avec des cheveux blond foncé retenus en queue-de-cheval sur la nuque, pieds nus, se tenait au-dessus de moi et labourait de ses doigts toutes mes douleurs et toutes mes fatigues. Mes dernières résistances se virent refoulées de mon corps, chassées loin de moi. Mes larmes ruisselaient sur le lit, formant une flaque contre ma joue. Je me sentais vidée.

 

Je repris ma voiture que j’avais garée dans le parking de St Martin’s Lane – mon Dieu, quelle extravagance – et me dirigeai vers Charing Cross Road, puis bifurquai vers le nord. J’allumai la radio. Je ne voulais pas de musique. Je ne voulais pas me faire prendre au piège de mes pensées, et j’appuyai donc sur le bouton jusqu’à ce que je tombe sur une voix.

« Ce que l’Establishment somnolent qui gouverne encore ce pays n’a pas pris en compte, c’est que le bien le plus précieux au monde sera bientôt quelque chose qu’on ne peut pas tenir dans ses mains : ce n’est ni le pétrole ni même l’or, mais l’information. »

« Oh, merde », m’écriai-je, à l’abri dans ma voiture.

« Les implications de cette nouvelle donnée sont presque infinies, mais permettez-moi de souligner deux éléments en particulier. Premièrement, c’est un processus irréversible, et rien ne pourra en prendre le contrôle, aucune législation, aucune administration nationale. Deuxièmement, l’organisation qui se trouvera exclue de ce monde de l’information restera à la traîne et finira par s’éteindre. »

« Bon Dieu de bon Dieu de merde ! »

La voix cavalière d’un présentateur demanda si « Théo » serait en mesure de donner un exemple.

« Très bien, prenez l’une de nos institutions les plus respectées, la police. Disons simplement que si vous deviez créer aujourd’hui une organisation pour effectuer le même travail, ce que vous feriez n’aurait certainement rien à voir avec ce que nous connaissons aujourd’hui. C’est le type même de la structure mal dirigée et lourde en personnel, qui coûte chaque année plus cher pour des résultats chaque année moins bons, et l’une des principales raisons de cette situation est que son rôle se fonde sur un mythe. Une police efficace, c’est une affaire de gestion rationnelle du personnel et de l’information.

— Et que faites-vous du bobby de service ?

— Cette seule idée est une plaisanterie. Si nous voulons avoir des gens qui arpentent le trottoir sans rien faire, prenons des retraités, qui le feront pour une livre de l’heure.

— Nous allons maintenant marquer une pause. Vous êtes sur Capital Radio, et notre invité est le Dr Théo Martello pour son nouveau livre, Le cordon de la communication. »

J’étais sur Tottenham Court Road, et je me rendis compte avec amusement que j’allais passer devant Capital Tower. Je traversai Euston Road et, sur une impulsion, je m’engageai dans Hampstead Road et me garai devant le magasin de surplus militaire. Je restai un moment dans la voiture à écouter Théo chanter l’effondrement des frontières et des institutions, la fin de l’État, de l’action sociale, de l’impôt sur le revenu, et de presque tout. Enfin, le présentateur appela une dernière fois ses auditeurs à se procurer le livre, et l’émission s’acheva. Je descendis de voiture, traversai la rue et me postai à quelques mètres de l’entrée de Capital Tower.

Théo ne me remarqua pas tout de suite. Il arborait son uniforme d’homme d’affaires, un complet aux revers si hauts et si laids qu’il devait être très à la mode et très cher. Il portait un attaché-case de la taille d’un magazine, et le soleil froid de l’hiver faisait luire son crâne sous ses cheveux très courts.

« J’vous porte votre sac, m’sieur ? » demandai-je d’une voix enjouée.

Il sursauta.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Je suis à Surprise sur prise, ou quoi ?

— Non. Je t’ai entendu à la radio, et je me suis rendu compte que je passais justement par ici. »

Il rit.

« Très bien. Ravi de te voir, Jane.

— Je peux te déposer quelque part ?

— Est-ce que Bush House est sur ton chemin ?

— Non, mais je t’y dépose. »

Théo dit au taxi qui l’attendait de s’en aller, et nous partîmes dans ma voiture.

« Comment peux-tu te contenter d’un attaché-case aussi petit ? Je ne me déplace qu’avec de grands sacs pleins de papiers, que je bourre dans mes sacoches de vélo. »

Théo secoua la tête.

« C’est de la place perdue, en fait. Dans cinq ans, j’aurai quelque chose grand comme une carte de crédit, et pas plus lourd.

— Je perds sans arrêt ma carte de crédit.

— Je crains que la révolution de l’information n’ait encore rien trouvé pour remplacer ta cervelle, ma chère. Tu prends à gauche, puis à droite.

— Je connais le chemin, répliquai-je, irritée. Tu n’as pas été très gentil pour nos braves agents, non ?

— C’est le genre de chose qui réveille un peu les gens, tu ne crois pas ? »

Il y eut un bref silence et j’attendis, espérant que Théo ne changerait pas de sujet, mais n’osant pas plonger.

« Théo, qu’est-ce que tu fabriques avec Helen Auster ? »

Il n’y eut aucune réaction, mais le silence se prolongea un peu trop.

« Comment ça ?

— Oh, écoute, Théo, je ne suis pas aveugle. »

Je vis ses mains se crisper sur son attaché-case.

« C’est l’uniforme, vois-tu… les femmes en uniforme ont quelque chose de très particulier.

— Helen Auster ne porte pas d’uniforme.

— Pas littéralement, mais elle porte un uniforme métaphorique. Il y a quelque chose de très érotique à faire ployer et à conquérir les symboles d’autorité. »

Je ne savais plus par où commencer.

« Théo, cette femme est chargée de l’enquête sur le meurtre de ta sœur.

— Oh, arrête, Jane. Personne ne va résoudre le meurtre de Natalie. Cette enquête est une farce. Il n’existe aucune preuve. Il ne va rien se passer.

— Est-ce que j’aurais manqué un épisode, Théo ? Je croyais que tu étais marié. Que devient Frances dans tout ça ? »

Théo tourna vers moi un sourire plein d’aplomb.

« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Que ma femme ne me comprend pas ? Nous ne sommes pas à une soirée-débat.

— Et Helen Auster. Elle n’est pas mariée, elle aussi ?

— Au directeur du supermarché, oui. Ça n’a pas l’air de la gêner. »

Je lui jetai un coup d’œil. Un soupçon de sourire sur ses lèvres semblait me défier, me provoquer même.

« Helen est une femme passionnée, Jane. Sans aucune inhibition, pourvu qu’on l’encourage un peu.

— Est-ce que tu vas quitter Frances ?

— Non, c’est juste un divertissement. »

Cela avait été horriblement facile. J’avais la nausée, mais je ne pouvais plus m’empêcher de continuer.

« J’ai vu Chrissie Pilkington, l’autre jour. Enfin, elle ne s’appelle plus Pilkington.

— Oui ?

— Elle a mentionné ton nom.

— De quoi s’agit-il exactement ?

— C’était une de tes anciennes conquêtes, non ? Quand ton père en a eu fini avec elle.

— Ça n’a pas duré. » Il se tut un instant. « Tu te sens bien, Jane ?

— Comment ça ?

— Tu veux vraiment savoir ce que je veux dire ? dit Théo, fâché maintenant, pour la première fois. J’essaie de me rappeler qui était ma conquête – comme tu le dis si bien – après Chrissie ? Hein, qui ça pouvait bien être ? »

Il jeta un coup d’œil nerveux autour de lui. Nous étions complètement bloqués dans Gower Street.

« Je vais continuer à pied, ou bien je prendrai un taxi. Merci pour le détour. »

Il ouvrit la portière, sortit et s’éloigna d’un pas rapide. Je restai dans l’embouteillage, furieuse, honteuse.