14

Le lycée Neville Chamberlain à Sparkhill. Une catastrophe en béton gris. Sans doute pas plus de vingt ans d’âge, mais déjà taché de moisissure, avec des auréoles qui ressemblent à de la sueur sous les bras. Un centre d’interrogatoires policiers d’Allemagne de l’Est tombé dans un monde de grands ensembles, de pavillons en brique et d’un lacis de routes de contournement. J’étais partie de chez moi alors qu’il faisait encore noir et, maintenant que je me garais, il n’était pas encore huit heures. On ne voyait personne alentour.

L’intérieur embué de la voiture, qui se refroidissait très rapidement, me parut déprimant. Comme je n’avais rien d’autre à lire qu’un A à Z, je traversai la rue et me réfugiai dans un petit café, en face de l’entrée principale du lycée. Je commandai une tasse de thé couleur acajou, un œuf au bacon et une tomate grillée. Presque toutes les tables étaient occupées par des hommes en tenue de travail, et l’air était enfumé. Je regardai la première page du Sun que lisait le type assis en face de moi. Je me demandais si le fiasco d’Alan y serait évoqué.

À huit heures vingt, j’étais ressortie, et je faisais les cent pas sur le trottoir pour me réchauffer. Dix minutes plus tard, je le vis arriver à vélo. Il était emmitouflé dans un gros manteau, des gants épais et un casque, mais le visage fin et pâle de Luke se reconnaissait facilement. En approchant de la grille il balança sa jambe droite par-dessus la selle et parcourut les derniers mètres debout sur la pédale de gauche, en esquivant adroitement les groupes d’élèves qui se formaient. Je dus traverser en courant pour l’intercepter. Je criai son nom, et il tourna la tête. Il se contenta d’ébaucher un petit sourire sarcastique, sans paraître autrement surpris. Il ôta son casque et passa une main gantée dans ses longs cheveux striés de gris.

« Tu n’as rien de mieux à faire ? »

Pendant le trajet, j’avais eu la tête bourrée de choses que je voulais demander à Luke. Maintenant que j’étais là, je ne trouvais plus rien à dire.

« Pouvons-nous parler ?

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Qu’est-ce que tu veux ?

— Pouvons-nous parler en privé ? »

Une veine palpitait sur sa tempe. Il s’empourpra et je crus qu’il allait se mettre à m’engueuler, mais il jeta un coup d’œil à la ronde et fit un effort visible pour se maîtriser.

« Viens, dit-il. Je peux te donner cinq minutes. »

Luke enchaîna son vélo à un poteau et m’entraîna derrière une lourde porte battante. Nous suivîmes un couloir que nos pas firent résonner. La froideur en était atténuée par des peintures et des collages sur les murs.

« Tu as lu les journaux, ce matin ? me demanda-t-il sans se retourner.

— Non.

— Je pourrais poursuivre Alan, tu sais.

— Tu risquerais de perdre. »

Luke émit un petit rire bref pour toute réponse, et me fit entrer dans une pièce si petite que, une fois assis, nous nous touchions presque. Nous étions entourés de rayonnages couverts de cahiers neufs multicolores et de liasses de papier à dessin.

« Eh bien ?

— Est-ce que tu t’es montré coopératif avec la police ? »

Luke se remit à rire, apparemment soulagé.

« C’est donc cela ? Vous n’avez toujours rien ?

— Alors ? Oui ou non ?

— J’ai été interrogé par la police, mon nom a paru dans la presse. Je ne vois pas bien l’intérêt d’en parler avec toi. Écoute, je ne sais pas ce que tu cherches, mais si tu essaies de prouver je ne sais quelle fantaisie de gamine à propos de Nat, tu ferais mieux d’y renoncer.

— Mais si l’enfant n’était pas de toi, de qui aurait-il pu être ? »

Luke ne semblait pas m’écouter.

« Je t’ai toujours bien aimée, Jane. Les autres, les frères de Nat, ils me méprisaient. J’avais l’impression, dans mon innocence, que tu étais différente.

— Tu me faisais peur. Tu avais l’air tellement compliqué.

— J’avais un an de plus.

— Luke, donne-moi une raison de croire que ce n’était pas toi.

— Pourquoi ? » Il regarda sa montre. « Tes cinq minutes sont terminées. J’espère que je ne t’ai été d’aucune aide. Je te laisse retrouver la sortie toute seule. »

 

Je restai quelques minutes immobile dans ma voiture, puis je repris lentement le chemin de l’autoroute, jusqu’à ce que je trouve une cabine téléphonique. J’appelai Helen Auster à Kirklow et lui proposai de passer la voir maintenant, juste le temps d’arriver. Elle parut surprise mais elle accepta. La journée s’éclaircissait à mesure que je m’éloignais de Birmingham et, à l’approche du Shropshire, en longeant la ligne de crête des collines, je retrouvai un peu le moral. Le commissariat de police de Kirklow était une grande bâtisse moderne, à quelques pas de la place du marché. Helen m’accueillit dans le hall d’entrée, vêtue d’un long manteau, et suggéra que nous allions nous promener. Tout en parlant, nous déambulâmes parmi les superbes maisons en pierre qui composaient le centre-ville. Il faisait très froid, et je ne savais pas trop pourquoi j’étais venue.

« Vous vous sentez bien ? s’inquiéta Helen.

— Je viens de voir Luke McCann.

— Où ?

— À l’école où il enseigne, à Sparkhill.

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

— Vous avez lu les journaux ? Vous avez vu ce qui s’est passé avec Alan à l’ICA ? »

Helen eut un petit sourire. Son visage pâle rougissait sous l’effet du froid, et ses joues s’empourprèrent.

« Oui.

— C’était affreux, mais je pense qu’Alan a raison et je suis absolument atterrée.

— Vous voulez dire à propos de Luke ?

— Oui. C’est pourquoi je suis allée le voir. Je ne savais pas vraiment ce que j’allais lui dire, mais il a eu l’air secoué.

— N’est-ce pas bien compréhensible ?

— Écoutez, Helen, je sais qu’on ne peut pas prouver scientifiquement que Luke était le père de l’enfant de Natalie, mais je me suis creusé les méninges pour trouver ce que vous pourriez faire pour établir le lien. J’ai pensé que je pourrais parcourir la liste des invités avec vous et identifier tous les gens qui pouvaient connaître Luke. Il aurait pu leur avoir dit des choses. Avez-vous parlé à ses parents ? Ils savent peut-être quelque chose. »

Helen jeta un coup d’œil alentour.

« Venez », dit-elle, et elle me conduisit jusqu’à un salon de thé désert dans lequel nous commandâmes toutes deux du café. Quand il arriva, nous bûmes d’abord en silence, en réchauffant nos mains glacées autour des tasses. Helen m’observa d’un air intrigué.

« Qui vous a dit qu’on ne pouvait pas établir de lien entre le fœtus et Luke ?

— Claude. Il m’a dit qu’on ne pourrait pas procéder à l’identification génétique parce que l’ADN avait dû pourrir et se contaminer. »

Helen sourit à nouveau, avec réticence.

« Oui, il a raison. L’une des bases de l’ADN s’oxyde, et les brins se rompent. L’ADN prélevé sur les ossements était effectivement contaminé à quatre-vingt-dix-neuf pour cent.

— Je ne connais rien à tout ça.

— Peu importe. Cette forme d’identification génétique est irréalisable dans le cas présent, mais il existe une autre technique, qui est le test par PCR.

— C’est quoi, en langue de tous les jours ?

— C’est une façon d’amplifier de très petites quantités de matière humaine. Bien sûr, les brins d’ADN restent brisés, mais on trouve de très nombreuses répétitions dans la séquence d’ADN. Ces petites séquences répétées sont caractéristiques, et elles se transmettent de façon héréditaire.

— Ce qui signifie ?

— Cela signifie que Luke McCann n’était pas le père du bébé de Natalie. »

Je sentis mes joues s’enflammer.

« J’ai terriblement honte, Helen. J’ai été idiote.

— Non, Jane, c’était tout à fait compréhensible. M. McCann n’a jamais été arrêté ni même interrogé avec les mises en garde d’usage. Il n’a donc pas été officiellement relâché, ce qui veut dire que nous n’avons pas non plus annoncé les résultats du test. Mais au vu des événements nous avons décidé de publier un communiqué cet après-midi.

— Ce test est-il sûr ?

— Oui.

— Mon Dieu, Luke aurait dû me le dire. Mais c’était ma faute. »

Nous terminâmes notre café. Helen insista pour payer sa part. Puis nous traversâmes à nouveau la place en direction du commissariat. Nous nous arrêtâmes devant la porte, et je m’apprêtai à lui dire au revoir. Helen hésita, puis elle lâcha d’une voix précipitée :

« Vous et Théo Martello, vous sortiez ensemble, non, cet été-là ?

— On peut le dire comme ça.

— Pourquoi, enfin, comment cela s’est-il terminé ?

— Tristement.

— Il parle beaucoup de vous, Jane.

— Comment le savez-vous ?

— Oh, eh bien, lors de nos entretiens. Comme je vous l’avais dit, nous avons pas mal discuté. De temps en temps. »

Elle paraissait gênée mais pleine d’ardeur, et une pensée – une pensée terrible – m’effleura un instant l’esprit. Je la dévisageai, et son visage vira au rouge vif. Mais elle ne détourna pas les yeux. Je savais, et elle savait que je savais ; j’aurais voulu lui dire quelque chose, la mettre en garde ou lui dire de ne pas perdre la tête. Mais, avec une grimace, elle se détourna gauchement et me quitta. Il me restait une demi-heure de stationnement, et j’en profitai pour déambuler dans le centre de Kirklow, totalement aveugle à ce qui m’entourait.