12

Quand nous étions petites – vers huit ou neuf ans – Natalie et moi passions des nuits à discuter, au lit, de ce que nous ferions quand nous serions grandes. Je la revois, serrant contre elle ses longues jambes repliées sous sa chemise de nuit. Nous allions toutes deux être belles et adulées, et avoir beaucoup d’enfants. Nous serions toujours amies, et nous nous rendrions visite dans nos grandes maisons de campagne. Tout était possible. Il ne m’effleurait jamais, quand je disais que je serais chanteuse, que ma voix ressemblait à un croassement de crapaud. Un crapaud qui aurait chanté faux. Maman me jouait des notes sur le piano droit éraflé que mon père a vendu après sa mort, et j’essayais de les restituer. Tant que l’expression d’encouragement sur son frêle visage ne variait pas, mais restait là comme un drapeau en signe de patience, je savais que je n’avais pas réussi. J’abandonnai l’idée de devenir chanteuse, et commençai à établir la liste des domaines où j’étais forte : le dessin, l’écriture, le calcul. Que pouvait-on faire avec le calcul ? Avant d’avoir dix ans, je savais déjà que je voulais devenir architecte, comme mon papa. Avec des vieilles boîtes je faisais des maquettes, et je traçais des plans impossibles sur du papier millimétré chipé dans le bureau de mon père. Je construisais des immeubles futuristes avec des boîtes d’allumettes vides. L’architecture devint mon territoire, le lieu que personne ne pouvait envahir.

Natalie commença par déclarer qu’elle voulait être danseuse ; puis actrice ; puis animatrice de télévision. Elle voulait être vue, admirée. En grandissant, elle passait des heures devant le miroir, à examiner son pâle visage, à être son propre public. C’était moins de la vanité qu’une évaluation froide, qui pouvait exaspérer quelqu’un comme moi, pour qui les miroirs étaient des sources de rejet ou de réconfort très occasionnel.

Je songeai à Natalie en choisissant mes vêtements pour la journée. Le sergent-détective Auster venait me voir à mon bureau. Puis je déjeunais avec Paul. Est-ce que ça m’ennuierait, me demanda-t-il d’une voix désinvolte, si une assistante se joignait à nous ? Son projet avait été accepté, le documentaire télévisé était en route, le responsable de la programmation était derrière lui et avait déjà retenu un créneau horaire au printemps. J’enfilai un gilet noir sur une chemise en soie bordeaux, un caleçon noir, et je fouillai un peu partout pour retrouver mes bottes noires. Si, justement, ça m’ennuyait. La panique m’avait envahie, depuis que j’avais appris la grossesse de Natalie. Il m’arrivait d’avoir du mal à respirer. Je pédalai à travers Londres en songeant : « Personne n’imaginerait, en me voyant, que je vis emprisonnée dans un étau d’effroi. » J’avançais masquée.

Lorsque, debout dans son couloir, j’avais parlé à Kim de cette grossesse, ses yeux s’étaient remplis de larmes.

« Pauvre gosse », avait-elle dit, et cette compassion avait éveillé en moi de l’étonnement et de la honte. Je m’étais efforcée de résoudre un problème technique. Avais-je réellement pensé à mon amie d’enfance ? Avais-je tenté d’imaginer ce qu’elle avait dû subir ? Kim interrompit ma rêverie.

« À une époque, j’ai essayé d’être enceinte, tu sais. Quand j’étais avec Francis.

— Je n’étais pas au courant.

— Ça semblait être une bonne idée. Rien ne s’est produit. Nous avons essayé plusieurs choses, nous avons tous deux fait des examens qui n’ont rien donné. Bah, maintenant il est marié et il a deux filles. Mieux vaut en rire, non ?

— Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé, Kim ?

— Je t’en parle aujourd’hui. C’était important pour moi de le faire. Je veux que tu saches que tu peux toujours te confier à moi, car je me confierai toujours à toi.

— Mais c’est précisément ce que tu n’as pas fait.

— Ne dis pas de bêtises, Jane, j’ai toujours compté sur toi. »

Nous nous embrassâmes et je la quittai, postée dans l’encadrement de la porte, avec ce drôle de sourire embarrassé sur les lèvres. Mais j’étais troublée par notre conversation. Je passai en revue notre amitié faite de week-ends à la campagne, de déjeuners, de tasses de thé bues à la petite cuillère, de longues promenades. Kim avait-elle raison ? Je me demandai si notre amitié ne tenait que de la rencontre entre mon besoin de soutien, et son aptitude à me le procurer. Et même cette révélation, lâchée si longtemps après les faits, ressemblait à une concession visant à m’encourager à m’appuyer sur elle. Tout en pédalant sur le chemin de halage, je construisis une version de notre relation dans laquelle j’étais toujours affamée et faillible, alors que Kim figurait l’esprit libre et résistant. Est-ce que même les amitiés les plus intimes étaient ainsi faites ? L’une qui donnait, et l’autre qui recevait ?

 

Helen Auster vint seule, cette fois. Elle gravit l’escalier jusqu’à notre bureau avec une gêne touchante, en haletant d’avoir à monter si haut avec un si gros sac. Je lui serrai la main, puis l’entraînai vers ma table de travail. La vue lui plut aussitôt, et je lui montrai l’embarcadère juste au-dessous, sur le canal, la route que je suivais à vélo, puis je l’emmenai de l’autre côté pour lui faire voir la tour, sur l’île aux Chiens, qui, lui racontai-je, était à elle seule parvenue à donner une note frivole au ciel londonien.

« Ça me plaît beaucoup », dit-elle.

Je nous versai à chacune une tasse de café, puis nous nous assîmes à mon bureau.

« De quoi voulez-vous que nous parlions ? demandai-je. Je me sens toujours coupable quand je parle avec la police.

— Je ne pense pas que cet entretien soit de ce genre-là, dit-elle.

— Ce doit être difficile de commencer une enquête sur un meurtre après un trou de vingt-cinq ans.

— Entre nous, me confia Helen, nous partons de zéro. La police judiciaire, à l’époque, s’était entêtée à envisager la fugue. Du coup, conclut-elle en tapotant sa grosse serviette, c’est maintenant que nous faisons tout le travail. »

Elle ouvrit sa serviette et en tira un mince dossier. Elle me tendit deux liasses de feuilles, chacune fixée par une agrafe.

« Ce sont deux listes de noms, dit-elle. La première contient toutes les personnes présentes à la fête donnée en l’honneur d’Alan et Martha Martello, le 26 juillet 1969. La seconde énumère toutes les personnes présentes – c’est-à-dire séjournant à la maison ou dans le voisinage, ou juste en visite pour la journée – le lendemain dimanche, jour où Natalie a été vue pour la dernière fois. »

Je parcourus les noms des yeux. Il y en avait plusieurs pages.

« C’est extraordinaire. Comment avez-vous trouvé tous ces noms ? Y avait-il une liste des invités ?

— Non, nous avons parlé à divers membres de la famille. L’aide la plus précieuse a été celle de Théodore Martello. Je l’ai déjà rencontré plusieurs fois. Il a une mémoire effarante. » Rougissait-elle ?

« Ça, ça ne fait pas de doute. Il y a là des noms que j’avais complètement oubliés. Je ne pense pas avoir revu William Fagles depuis cette fameuse fête. Je vois là que les Courtney vivent maintenant à Toronto. C’étaient les parents d’une des meilleures amies de Natalie. Puis-je avoir un exemplaire de ces listes ?

— Cet exemplaire est pour vous. Si vous pouviez juste y jeter un coup d’œil, cela vous rafraîchirait la mémoire. Vous verrez que certains invités ne sont identifiés que par leur prénom, et vous pourrez peut-être compléter l’information. Et peut-être aussi pourrez-vous en ajouter d’autres.

— Bon, pour commencer, ce Gordon, là, doit être Gordon Brooks. C’était un ami des jumeaux.

— Je n’ai pas encore étudié la liste avec eux. Mais écrivez-le toujours.

— Tout cela ne me semble pas très folichon.

— C’est autrement plus intéressant que ce que font certains autres policiers, croyez-moi.

— Avez-vous déjà parlé avec Alan ?

— Oui, bien sûr. Regardez ce que je lis en ce moment. »

Elle fouilla dans sa serviette et en sortit Le drain express.

« Ça vous plaît ?

— C’est formidable. Je ne m’y connais pas tellement en littérature… mais je trouve ça très drôle. Alan Martello est quelqu’un de si impressionnant aujourd’hui, qu’on a du mal à l’imaginer en train d’écrire quelque chose d’aussi… comment dire… irrespectueux.

— Je ne le trouve pas si impressionnant que ça.

— Il s’est montré très sec quand je lui ai demandé ce qu’il écrivait en ce moment. Vous êtes une famille vraiment spéciale, hein ?

— Les gens ont toujours paru le croire. Si vous commencez à lire tout ce qui a été publié par des membres de la famille, il vous faudra une année sabbatique. D’abord, il y a tous les livres d’enfants que Martha a illustrés. Il y en a de vraiment merveilleux. Pendant tout le temps où Alan faisait tout ce foin parce qu’il n’arrivait plus à écrire, son fameux blocage, Martha poursuivait tranquillement son œuvre, sans discontinuité.

— Je crois que je m’en tiendrai à Alan. Ses autres livres sont bons ?

— Il n’y a qu’un autre roman, et deux volumes de nouvelles. Rien de comparable avec Le drain express. Mais ne vous hasardez surtout pas à lui répéter que je l’ai dit. »

Nous bavardâmes quelques minutes encore de choses et d’autres. Helen me posa des questions sur l’architecture, et je lui demandai pourquoi elle était entrée dans la police. Elle m’expliqua qu’elle avait étudié la physique à l’université, puis elle avait eu la vision d’une vie entière passée dans un laboratoire de recherche et s’était soudain révoltée. Cela me plut. Elle termina son café.

« Cela ne contrarie pas votre mari ?

— Il travaille encore plus que moi. »

J’accompagnai Helen au sommet de l’escalier. Il y avait une chose que je voulais lui dire.

« C’est très long, Helen, vingt-cinq ans. Est-ce que ça en vaut la peine ?

— Bien sûr.

— Je pensais que vous pourriez faire un test d’ADN sur le… vous savez, le bébé, mais Claude dit qu’on ne peut plus, après tout ce temps. »

Helen sourit.

« Il a raison.

— Alors il n’y a pas de preuve scientifique.

— Il existe une ou deux autres possibilités. Mais rien ne remplace le bon vieux travail de la police. C’est ce que notre chef nous répète sans arrêt. Au revoir, Jane, à bientôt. »

 

Mon père refusait d’avoir quoi que ce soit à voir avec le documentaire. Paul avait supplié et tempêté, et même envoyé Erica – sous le prétexte d’apporter des bulbes pour son jardin – pour l’amadouer. Et pourtant, il ne me vint jamais à l’esprit d’envoyer promener Paul.

Je pédalais de toutes mes forces dans l’air humide qui se muait en crachin, en direction du restaurant que Paul avait sélectionné dans Soho. Son assistante était une jeune femme répondant au nom de Bella – grande et maigre, avec une auréole de cheveux roux et de grands yeux cernés de khôl qu’elle gardait fixés sur Paul avec adoration. Elle fumait des cigarettes âcres qu’elle allumait chacune au mégot de la précédente, buvait de l’eau minérale et pignochait dans une petite salade.

En mangeant mes œufs pochés, je demandai à Paul qui il voyait d’autre.

« Tu sais que Papa refuse de me parler ? » J’opinai. « Mais Alan est merveilleux. J’ai déjà fait deux séances avec lui. Bon Dieu, en voilà un qui sait parler. Figure-toi qu’il s’est laissé pousser la barbe et les cheveux, et ça lui donne un air sauvage et inspiré. Il m’a cité des poèmes et m’a beaucoup parlé des faibles qui seraient les plus forts, ou quelque chose dans ce goût-là. Et quand il m’a décrit nos étés ensemble, c’était comme s’il lisait un roman. »

Je fis une grimace.

« Il a passé les vingt dernières années dans des pubs et des restaurants comme celui-ci à déclamer le roman qu’il n’écrivait pas. »

Occupé à tremper des mouillettes de pain complet dans son jaune d’œuf et à boire du vin rouge, Paul ne releva pas mes propos.

« Il ne souhaitait pas trop parler de Natalie, mais il m’a donné des photos. Martha n’a pas vraiment dit qu’elle ne me parlerait pas, mais, quand j’ai mis le magnétophone en marche et que je lui ai posé des questions, elle s’est contentée de me sourire – ce petit bout de sourire triste, tu sais – en secouant la tête. Elle n’a vraiment pas l’air heureuse, Jane.

— Elle est malade. Et les autres ?

— Ils parleront tous. Tout le monde veut passer à la télévision. Théo se considère comme un véritable gourou télévisuel. Alfred et Jonah semblent prêts. Claude m’est d’un grand secours. »

Il me lança un coup d’œil oblique, et Bella regarda aussi avec intérêt dans ma direction.

« Ce sera fascinant, Jane. Et important. Nous serons comme les Walton.

— Je crois que je vais prendre un peu de ce vin, dis-je. Alors, qu’est-ce que tu vas me demander ? »

Bella se pencha en avant et mit le magnétophone en marche.

« Vous voulez bien ? » s’enquit-elle, mais c’était une question de pure rhétorique. C’était la télé. Que pouvais-je avoir à redire ?

C’est étrange, et même alarmant, de voir comme nous sommes disposés à parler devant un magnétophone et des millions de spectateurs potentiels, anonymes et inoffensifs, comme nous ne parlons pas – comme ne pouvons pas parler – à un ami, ou à un amant. Ou à un frère. Paul me questionna sur mes souvenirs du Domaine (« Raconte au hasard, comme ça te vient »), et tandis que les bobines du magnétophone tournoyaient et que le stylo de Bella crissait activement sur son cahier, j’exhumais des souvenirs dont j’ignorais l’existence. Le croquet sur la pelouse, les grandes parties de gendarmes et de voleurs, les expéditions dans les bois sous la conduite de Claude, les festins secrets de minuit avec les provisions chapardées dans le généreux garde-manger du Domaine, le chien des Martello (Candy ?) avec sa lippe molle à laquelle pendait toujours un filet de bave, et qui sautait maladroitement dans la rivière pour aller chercher des bâtons, les framboises que nous allions cueillir sous un filet vert, certains après-midi de grosse chaleur, les jours de confiture (groseilles à maquereaux, mûres, fraises, prunes, framboises sauvages, prunelles), les coups de soleil qui brûlaient quand nous nous tartinions les uns les autres de lotion, les déjeuners bruyants où nous voulions tous briller, devant Alan qui nous titillait. Je me rappelais la rosée du petit matin sur la pelouse, et les longues soirées, quand les adultes dînaient et que nous entendions cliqueter les couteaux sur les assiettes, le murmure de la conversation, et que nous enfilions nos bottes en caoutchouc sur nos jambes nues pour courir à la balançoire qui était accrochée à une branche du grand hêtre roux. Dans ces souvenirs, les enfants s’animaient en tant que groupe, les adultes restaient à l’arrière-plan et le soleil brillait toujours. Ce n’était pas vraiment ce que Paul cherchait.

« C’est intéressant, observa-t-il, que tu te rappelles seulement l’époque où tu étais petite. Et plus tard, quand tu étais adolescente ? »

Soudain, le vin tourna à l’aigre dans ma bouche. Pourquoi jouais-je le jeu ? J’eus envie que tout s’arrête.

« Tu veux parler de l’été où Natalie a disparu ? C’est ça qui t’intéresse ?

— Parles-en si tu veux.

— Je me souviens de ta souffrance, Paul, je me souviens d’avoir observé comme Natalie t’humiliait, en me demandant quoi faire et…

— Qu’est-ce que tu racontes ? » s’exclama Paul d’une voix cinglante. Bella arrêta le magnétophone et posa son stylo. « Qu’est-ce que tu cherches à faire, Jane ?

— Comment cela ?

— Ne fais pas l’innocente avec moi. Tu sais très bien ce que je veux dire. Tu détruis délibérément nos souvenirs, n’est-ce pas ? Non, ce n’est pas ça ?

— Non. »

Je repoussai mon assiette, bus une gorgée de vin et allumai une cigarette. J’avais l’impression de tenir un peu mieux la situation en main, de ne plus me laisser séduire par la douce lueur dorée de mon passé imaginaire.

« Est-ce que tu comptes laisser de côté ta passion pour Natalie et sa cruauté à ton égard ? C’était compliqué, hein ? Il y avait toi et Natalie, et puis Natalie et Luke, et moi et Théo, et puis moi et Claude, et puis il y avait les jumeaux, qui étaient vraiment bizarres, avec leurs blagues idiotes, et puis il y avait Alan qui sautait les filles pendant que Martha faisait la cuisine pour nous tous et pansait les genoux écorchés, et puis il y avait maman qui était malheureuse, et qui sait ce que papa pensait de tout ça ?

« Et puis je me rappelle – je ne pouvais plus m’arrêter, à présent, les mots coulaient tout seuls –, je me rappelle, quand j’avais seize ans et que tu en avais dix-huit, Natalie a disparu. Tu vois cela comme la fin de notre innocence. C’est peut-être très bien à la télévision. Mais le crois-tu réellement ? »

À un moment, Paul remit le magnétophone en marche. Je voyais bien qu’il était déchiré entre sa confusion personnelle et son intérêt professionnel. Je lui en donnais pour son argent. Et puis je dis quelque chose de terrible. Les mots m’étaient sortis de la bouche et gisaient entre nous comme une épée avant même que je les aie pensés :

« Et toi, Paul ? Quand as-tu vu Natalie pour la dernière fois ? »

À ma surprise, Paul réagit sans hostilité. Il me regarda un moment, m’évaluant, puis il roula une boulette de pain entre ses doigts, avant de se pencher vers l’appareil et de parler directement dedans :

« Je ne me souviens plus. Il y a trop longtemps. »

Nous prîmes le café. Je fumai encore une cigarette, ainsi que Bella. Paul était assis entre deux nuages bleuâtres et me posait encore des questions, mais l’interview en elle-même était terminée. Je ne tardai pas à enfiler ma veste en cuir, j’embrassai Paul sur la joue, je saluai Bella d’un signe de tête, et j’étais partie. Londres était gris et lamentable sous le vent mouillé ; des vieux papiers traînaient sur la chaussée. Une femme et son enfant me demandèrent de l’argent ; je leur donnai cinq livres, et elle m’en réclama dix. Quel monde !