À neuf heures du soir, le lendemain de la confession d’Alan, je reçus chez moi un appel d’un reporter du Daily Mail : « une source » avait informé le journal qu’Alan Martello, vingt-cinq ans après les faits, allait être inculpé de l’assassinat de sa fille enceinte parce que je m’étais soudain souvenue d’avoir assisté au meurtre. Étais-je disposée à lui accorder une interview ? Le choc fut tel que je dus m’asseoir avant de pouvoir parler, mais je parvins à maîtriser ma voix. Je répondis que, d’après ce que j’avais compris, si Alan devait être inculpé, ce serait parce qu’il avait avoué. L’homme paraissait sûr de lui. Il me demanda s’il était vrai que j’avais assisté au meurtre.
L’espace d’un instant, le vide se fit dans mon esprit. Devais-je mentir ? Valait-il mieux coopérer ? Je songeai à ma dernière incursion malheureuse dans le domaine public, lorsque j’avais tenté de défendre mon centre d’accueil face aux habitants du quartier qui étaient censés en bénéficier. Et ce fut déterminant. Je répondis au journaliste que le mieux serait de voir cela directement avec la police. Puis il me vint une idée. Je lui signalai que, puisque l’inculpation était imminente, l’affaire était désormais sub judice. L’homme parut mécontent de ma réponse, et je raccrochai.
J’appelai aussitôt Alex Dermot-Brown et lui racontai ce qui venait de se passer. Je m’attendais à une réaction de compassion scandalisée, mais il se contenta de rire.
« Vraiment ?
— C’est terrible, non ? » insistai-je.
Ça ne semblait pas du tout être l’avis d’Alex. Il observa que cela n’avait rien de bien étonnant, et que c’était ce à quoi je devais m’attendre, puisque j’avais décidé de monter au créneau. Confusément, j’en éprouvai de la contrariété. Il reprit d’une voix chaleureuse :
« Je suis ravi que vous m’ayez appelé, parce que j’allais justement vous téléphoner. Avez-vous des projets pour demain après-midi ?
— Rien de particulièrement urgent. Pourquoi ? Vous voulez que je vienne pour une séance supplémentaire ?
— Non. Je veux vous emmener quelque part. Je passerai vous prendre vers onze heures et demie.
— Mais de quoi s’agit-il ?
— Je vous l’expliquerai en route. Au revoir. »
Je fus tentée de rappeler Alex pour lui dire que je n’étais pas libre, mais cela m’était égal, en somme, et il avait éveillé ma curiosité.
Je pris deux comprimés pour dormir, de sorte que je m’éveillai avec un fort mal de tête. J’avalai plusieurs cachets d’aspirine avec mon café noir et mon pamplemousse. Je me douchai et, ne sachant pas où je devais aller, je choisis des vêtements neutres. Une jupe sombre assez longue, un pull gris, un collier discret, un soupçon de rouge à lèvres et d’eye-liner, des chaussures plates. Si j’avais l’air d’une malade mentale, eh bien, au moins, j’étais de celles qu’on pouvait sans inquiétude relâcher dans la collectivité. Comme j’étais prête à dix heures et demie, je passai une heure à tourner en rond chez moi, à fumer, à écouter de la musique, à lire distraitement un roman. J’aurais dû sortir et jardiner, planter des bulbes, mais je craignais de ne pas entendre frapper à la porte. La sonnette ne marchait plus.
Enfin, Alex arriva. Chose incroyable, il arborait un complet. Il s’était rasé. Il avait les cheveux soigneusement peignés.
« Vous voilà bien élégant, observai-je. Ce n’est pas un rendez-vous galant, au moins ?
— À onze heures et demie du matin ? Vous êtes très élégante aussi. Venez. »
Alex conduisait une Volvo, équipée d’un siège d’enfant à l’arrière. Tout l’intérieur de la voiture était jonché de paquets de chips, de cassettes sorties de leurs boîtes et des boîtes vides. Il balaya de la main le siège du passager pour que je puisse m’installer. Un signal clignotant m’enjoignit d’attacher ma ceinture, et nous prîmes Kentish Town Road en direction du sud. « Alors, où allons-nous ? » Alex alluma la radiocassette. La voiture s’emplit de Vivaldi. Depuis des mois j’étais avide du moindre détail que je pouvais grappiller sur la vie privée d’Alex, et voilà que je me trouvais dans sa voiture, avec ses cassettes, Miles Davis et Albinoni, Blur et les Beach Boys, écrites de sa propre main. Pour moi, c’était aussi incroyable que si je m’étais trouvée en voiture avec, je ne sais pas, quelqu’un comme Neil Young, et j’avais en prime l’impression d’effectuer une chose vaguement interdite, voire incestueuse.
« Je suis le principal intervenant dans une conférence, dit Alex. J’ai pensé que cela pourrait vous intéresser.
— Pourquoi moi en particulier ?
— Parce que ça concerne la mémoire retrouvée.
— Quoi ? »
J’étais stupéfaite.
« Vous êtes sérieux ?
— Bien sûr.
— Mais enfin je ne comprends pas. Ça a quelque chose à voir avec moi ? »
Alex se mit à rire.
« Non, Jane. C’est un sujet auquel je m’intéresse. »
Je passai le reste du voyage à regarder par la vitre. Alex s’engagea dans le garage en sous-sol de l’hôtel Clongowes, à Kingsway. Nous prîmes un ascenseur, puis traversâmes le hall jusqu’à la porte d’une salle de conférences, où un panneau annonçait : « La mémoire retrouvée : survivants et accusateurs ». Alex signa pour nous deux à l’entrée, et je reçus un badge à mon nom, marqué au stylo-bille. Je n’étais apparemment pas attendue. Dans la salle, je vis des rangées de pupitres individuels, comme pour un examen, et la plupart des places étaient occupées. Alex me fit asseoir dans le fond.
« Restez là, me dit-il. Je vous rejoindrai dans une vingtaine de minutes. Il y a là une ou deux personnes que j’aimerais vous faire rencontrer. »
Il m’adressa un clin d’œil, puis retourna vers le devant de la salle. Il avançait lentement, car il saluait presque tout le monde sur son passage, serrant des mains, embrassant, donnant des petites claques dans le dos. Une femme magnifique, brune avec une peau mate, s’approcha de lui et l’embrassa, en relevant très haut sa chaussure à talon derrière sa cuisse. J’en éprouvai un picotement de jalousie, et me ressaisis aussitôt. Pendant des mois j’avais eu Alex tout à moi, et c’était presque un choc de le voir en public. C’était comme de découvrir papa au bureau, et d’avoir un coup au cœur en m’apercevant qu’il avait une vie en dehors de sa relation avec moi. Je me forçai à penser à autre chose. Sur la table devant moi se trouvait un stylo-bille blanc et un petit bloc-notes, portant tous deux l’inscription « Mindset » – parti pris. Il y avait aussi une chemise portant le titre de la conférence et renfermant divers documents, dont une liste des délégués, une centaine en tout. Chaque nom était accompagné de ses titres. Il y avait des médecins, des psychiatres, des travailleurs sociaux, des représentants d’organisations bénévoles, et un certain nombre de personnes, rien que des femmes, simplement désignées comme « survivantes ». Je supposai que je devais être une survivante moi aussi, ainsi d’ailleurs qu’une accusatrice.
Sur le devant de la salle se dressait une longue table, agrémentée d’une carafe et de quatre verres. Et sur le côté, un lutrin. Jouant de cette charmante modestie qui m’était déjà familière, Alex serra la main d’un dernier délégué et se dirigea vers le lutrin. Il tapota le micro, et le bruit se répercuta dans la salle.
« Comme il est midi et quart, je pense que nous devrions commencer. J’aimerais tout d’abord vous souhaiter la bienvenue à l’édition 1995 de la conférence sur la mémoire retrouvée organisée par Mindset, et vous dire combien je suis heureux d’y retrouver autant de visages familiers. Cette conférence est la vôtre et, comme l’année dernière, elle a été conçue de manière à maximiser la participation des délégués, de sorte que je m’efforcerai de brider mon éloquence naturelle – comme j’aime à l’appeler, tout au moins. D’autant plus que j’ai conscience de m’adresser à un public composé de nombreux confrères analystes très distingués. »
Petits rires polis. Alex toussota nerveusement, but une gorgée d’eau (je reçus un choc en découvrant que ses mains tremblaient) et poursuivit.
« Je me contenterai de dire quelques mots d’introduction, pour exposer les grandes lignes de l’ordre du jour. Puis le Dr Kit Hennessey fera le point sur certaines recherches récentes. Ensuite nous nous ferons une pause pour le déjeuner, dont on me dit qu’il sera servi à l’extérieur de cette salle, sur la droite. Vous n’aurez qu’à donner le jeton qui se trouve dans votre dossier. Après le déjeuner, nous nous diviserons en ateliers de réflexion, distribués dans différentes salles de conférences, toutes situées à cet étage. Vous en trouverez également le détail dans votre programme. Je crois que c’est à peu près tout.
« Maintenant, si vous le permettez, je passerai à ma brève contribution. »
Alex ouvrit le mince dossier qu’il tenait à la main, et en sortit quelques papiers. C’était là un Alex très différent de l’auditeur détendu, stimulant, ironique avec qui j’avais passé tant d’heures ces derniers mois. Il se montra passionné, polémique, et sans ambiguïté dès les premiers mots : « La mémoire retrouvée est l’un des grands scandales cachés de notre temps. » Il évoqua les générations de gens, et en particulier de femmes, contraintes de dissimuler les traumatismes subis dans leur enfance. Quand elles en avaient parlé, on les avait accusées d’affabuler, on les avait vilipendées, marginalisées, médicalisées, lobotomisées. Il reconnaissait à son grand regret que les autorités médicales précisément les plus qualifiées pour dénoncer l’horreur, à savoir les psychiatres et les analystes, ainsi que les autorités dans le domaine criminel, la police et les magistrats, avaient contribué ensemble à cette répression.
« La loi et la science, dit-il, ont été utilisées à mauvais escient contre ces victimes, de même qu’autrefois elles ont été utilisées à mauvais escient contre d’autres groupes, chaque fois qu’il était dans l’intérêt du pouvoir de nier les droits des minorités victimisées. La prétendue objectivité scientifique, le prétendu poids des preuves, ont eux-mêmes été utilisés comme instruments d’oppression. Nous devons à ces victimes de violences, qui ont fait preuve de courage en se souvenant, de leur dire : “Nous vous croyons, nous sommes avec vous.” »
Je savais à présent pourquoi Alex m’avait amenée. Je m’étais cru folle, bizarre, maudite, prise au piège de mes propres souffrances. Cela faisait partie de ce qu’Alex entendait par « prendre la parole ». Découvrir que je n’étais pas seule, que d’autres gens avaient vécu ce que j’avais vécu. Avec un choc qui me fit presque pleurer, toute seule au fond de la salle, crayonnant distraitement sur la couverture glacée de mon programme, je me souvins brusquement de ce que j’avais tant aimé chez Natalie : elle m’avait « confirmée » en ressentant ce que je ressentais. Avais-je, moi aussi, été enterrée quand elle l’avait été ?
Alex avait terminé. Il demanda s’il y avait des questions, et plusieurs mains se levèrent. Un homme, directeur adjoint dans des services sociaux, remercia Alex pour son intervention mais observa qu’il avait relevé une omission, concernant la dimension politique. Il importait de légiférer. Pourquoi n’y avait-il aucun membre du Parlement parmi les délégués, ni même un conseiller municipal ? Alex haussa les épaules et sourit. Il était d’accord avec le délégué, dit-il. Dans ses relations, il connaissait un certain nombre d’hommes politiques favorables à leur cause, mais les implications des découvertes concernant la mémoire retrouvée étaient si colossales, et les puissantes autorités médicales et judiciaires y étaient si farouchement opposées, qu’ils répugnaient fortement à prendre position en public.
« Nous devrons poser le problème d’une autre façon, dit-il. Il nous faudra des affaires judiciaires spectaculaires pour prouver que ce phénomène ne peut plus être ignoré. Lorsque cela se produira, et que la prise de conscience se généralisera, cela paraîtra moins dangereux. Une fois que le wagon sera en route, peut-être que les politiciens le prendront en marche ! »
L’assistance applaudit. Quand l’enthousiasme se calma, une femme se leva. Étonnamment petite et fagotée comme l’as de pique, elle devait approcher la cinquantaine. Je m’attendais à ce qu’elle témoigne de souvenirs de violences retrouvés, mais elle se présenta comme Thelma Scott, psychiatre à St Andrew’s, dans le centre de Londres. Alex la salua d’un bref signe de tête réticent.
« Je pense que nous savons tous qui vous êtes, Dr Scott.
— J’ai parcouru les titres des ateliers proposés, Dr Dermot-Brown, dit-elle en agitant le programme de la conférence. “Croire et rendre possible”, “Écoutez-nous”, “Obstacles juridiques”, “Le dilemme du médecin”, “La protection du patient”. »
Elle se tut.
« Oui ? lança Alex, avec un soupçon d’exaspération.
— S’agit-il d’un forum de discussion ou d’une enquête ? Je ne vois aucune discussion prévue sur la question du diagnostic, sur le degré de fiabilité de la mémoire retrouvée, sur la protection des familles contre les fausses accusations.
— Cela n’est pas nécessaire, Dr Scott, répondit Alex. L’histoire entière de cette question se réduit à la protection des familles contre les vraies accusations. Nous n’en sommes pas encore au problème d’avoir à décourager les gens de porter des accusations de violences. Les pressions sur les victimes authentiques sont si fortes qu’il leur est presque impossible d’affronter leurs souvenirs retrouvés, sans même envisager des déclarations publiques pour faire valoir leurs droits en justice.
— Et je remarque une autre absence parmi les délégués, reprit le Dr Scott.
— Ah oui ?
— Il n’y a pas un seul neurologue présent. Ne serait-il pas intéressant d’entendre parler des mécanismes de la mémoire ? »
Alex poussa un soupir exaspéré.
« Nous ignorons les mécanismes du développement des tumeurs. Cela ne nous empêche pas de savoir que le tabagisme accroît le risque de cancer. Je suis fasciné par les recherches actuelles en neurologie, Thelma, et je partage votre préoccupation. Je déplore que nous ne disposions pas d’un modèle scientifique du fonctionnement de la mémoire et de sa répression dans le cerveau, mais les limitations de notre connaissance ne vont pas m’empêcher de faire mon travail de médecin et d’aider les patients qui en ont besoin. Et maintenant, y a-t-il d’autres questions ? »
La séance se poursuivit et, après avoir présenté le Dr Hennessey, un grand homme mince avec un énorme dossier sous le bras, Alex s’éclipsa de l’estrade. Saluant une ou deux personnes, il se faufila jusqu’au fond de la salle et s’assit près de moi. Je lui souris.
« Vous n’avez donc pas convaincu tout le monde ? »
Il fit une grimace.
« Bah, il ne faut pas lui en vouloir, murmura-t-il. Je suppose que Galilée devait avoir des gens comme le Dr Scott pour le tourmenter, sauf qu’ils avaient des instruments de torture à leur disposition. Il existe un grand mythe, d’après lequel on devrait pouvoir persuader les gens par la seule raison. Mais on a dit aussi que la seule façon de faire accepter une notion scientifique neuve et radicale consistait à attendre que tous les vieux savants attachés à l’ancienne théorie soient morts. Maintenant, filons discrètement. Il y a quelqu’un que je veux vous présenter. »
Comme nous sortions sur la pointe des pieds, Alex adressa un signe à une femme adossée au mur, et elle nous suivit dehors. L’antichambre était déserte.
« Je veux présenter l’une à l’autre deux de mes stars, dit Alex. Jane, voici Melanie Foster ; Mel, voici Jane Martello. Pourquoi n’iriez-vous pas toutes les deux manger quelque chose dans la pièce à côté, avant la ruée de la foule ? »
Melanie portait un tailleur gris irréprochable, et je me sentis minable. Elle devait avoir cinq ans de plus que moi, mais son visage était couvert de fines ridules, comme un journal froissé qu’on aurait ensuite lissé. Elle avait des cheveux gris et courts, épais comme du crin de cheval. Elle portait des lunettes de grand-mère et souriait d’un air mal assuré. Elle me plut tout de suite. Nous échangeâmes un regard, un signe de tête, et nous nous dirigeâmes vers le buffet.
Les serveurs bavardaient par petits groupes, en attendant le coup de feu. Je n’allais prendre qu’un peu de fromage et de pain, mais Melanie me servit une généreuse portion de pâtes à la sauce piquante sur une assiette, et je me laissai faire avec un petit rire ravi.
« Je vous trouve maigre, dit-elle. Là. »
Elle disposa de la salade de tomates à côté des pâtes, puis des pousses de soja, jusqu’au moment où je criais un « Stop ! » d’effroi amusé.
« Il faut me tenir compagnie. »
Nous emportâmes nos plateaux vers une petite table d’angle où personne ne risquait de se joindre à nous.
« Je devrais sans doute vous demander comment vous connaissez Alex, dis-je.
— Oui, dit Melanie d’une voix sûre de maîtresse d’école. Mais je dois d’abord vous dire que moi je sais pourquoi vous connaissez Alex.
— Vraiment ? m’exclamai-je, choquée. Je croyais que c’était très personnel ?
— Certes, en effet, ajouta-t-elle à la hâte. Mais votre cas est maintenant tombé dans le domaine public, non ?
— Sans doute, mais tout de même…
— Ma chère Jane, je suis ici pour vous aider, et je peux vous dire que vous en aurez bien besoin.
— Et pourquoi vous, Melanie ? »
Melanie venait de prendre une bouchée de pain et, en voulant répondre, elle s’étouffa. Je la tapotai dans le dos. Il y eut une longue pause.
« Merci. Je peux parler, maintenant. J’ai commencé à voir Alex il y a une dizaine d’années. J’étais déprimée, mon mariage battait de l’aile, j’étais trop stressée au bureau. Enfin, vous connaissez : l’état normal de la femme qui travaille. »
J’acquiesçai avec un sourire.
« J’ai passé environ deux ans à parler de ma jeunesse et de tout ça, mais rien ne semblait changer. Un jour, Alex m’a dit qu’à son avis j’avais dû être violentée par un membre de ma proche famille, et que je refoulais ce souvenir. J’étais furieuse, j’ai complètement rejeté cette idée, et j’ai même envisagé d’interrompre mon analyse, mais quelque chose m’a fait continuer. Nous avons donc poursuivi, en chatouillant certains épisodes de mon enfance, certains vides, mais rien ne se produisait. Tout cela semblait absurde, jusqu’au jour où Alex m’a suggéré de me représenter une scène où j’étais violée, et de partir de là. »
Melanie s’interrompit pour boire un peu d’eau.
« On aurait dit l’ouverture d’une vanne. Il y avait des images qui me tourmentaient, des images sexuelles. À mesure que je focalisais, que je les développais, je me suis rendu compte qu’il s’agissait de souvenirs d’agressions sexuelles que j’avais subies de la part de mon père. Je vous ferai grâce de ce qu’il m’infligeait, des choses terribles, perverses, que je pouvais à peine imaginer. Et peu à peu, Alex et moi en découvrions de plus en plus. Je me rendais compte que ma mère avait conspiré avec mon père, pas seulement en le laissant faire, mais en l’aidant activement. Et mon frère et ma sœur avaient été violés et violentés aussi. »
Elle s’exprimait avec un calme étrange, comme si elle s’était appris comment raconter cette terrible histoire. Je me demandais ce que je pourrais bien dire.
« C’est épouvantable, balbutiai-je, consciente de proférer une banalité. Étiez-vous absolument sûre que ce soit vrai, que vous ne l’aviez pas imaginé ?
— L’inquiétude me tourmentait et j’avais grand besoin d’être aidée, ce qu’Alex a fait, presque à lui seul.
— Qu’avez-vous fait ? Avez-vous averti la police ?
— Oui, au bout d’un moment. Ils ont interrogé mon père, mais il a tout nié, et il n’y a jamais eu d’inculpation.
— Et qu’ont dit votre frère et votre sœur ?
— Ils ont pris totalement le parti de mes parents.
— Alors que s’est-il passé avec votre famille ?
— Je ne les vois plus. Comment pourrais-je avoir le moindre lien avec des gens qui ont saccagé ma vie ?
— Mon Dieu, je suis vraiment désolée pour vous. Et ensuite qu’est-ce que vous avez fait ? Comment votre mari a-t-il réagi ? »
J’étais horrifiée, mais Melanie paraissait détachée, presque amusée, en décrivant le naufrage de sa vie.
« Il n’a pas pu faire face, mais il faut dire aussi que, pendant un an ou deux, je me suis complètement effondrée. J’ai été terriblement malade, incapable de travailler ; je ne fonctionnais plus, je ne pouvais plus rien faire. J’ai quitté la maison, j’ai plaqué mon travail. J’ai perdu pratiquement dix années de ma vie. J’avais toujours désiré des enfants, voyez-vous. J’ai commencé à voir Alex quand j’avais environ trente-cinq ans, et j’en ai maintenant quarante-six. Je n’aurai jamais d’enfants. C’est tout ce que je peux faire pour me protéger.
— Mon Dieu, Melanie, est-ce que ça en valait la peine ? »
Son curieux demi-sourire s’évanouit.
« En valoir la peine ? Mon père m’a sodomisée quand j’avais cinq ans. Ma mère le savait mais préférait l’ignorer. Voilà ce qu’ils m’ont fait. Voilà ce avec quoi je dois vivre. »
Je me sentais mal, la nourriture que j’avais dans la bouche se desséchait, m’étouffait. Je me forçai à avaler.
« Ils ne vous ont jamais demandé pardon pour ce qu’ils vous avaient fait ?
— Demandé pardon ? Ils n’ont jamais admis qu’ils avaient fait quoi que ce soit.
— Et où en êtes-vous, à présent ? »
La question paraissait idiote. Mais je ne savais pas quoi dire.
« Il y a deux ans, j’ai créé un groupe de soutien pour des gens comme moi, qui ont recouvré le souvenir de violences qu’ils avaient subies. En fait, c’est pour cela qu’Alex voulait nous faire nous rencontrer. Nous allons nous réunir cet après-midi, et nous pensions que vous aimeriez peut-être vous joindre à nous.
— Je ne sais pas, Melanie.
— C’est un groupe de femmes remarquables, Jane. Je crois qu’elles vous plairaient. Essayez une fois. Je crois que nous pourrions vous être utiles. » Elle regarda sa montre. « Il faut que je vous quitte, maintenant. Mais la réunion est à deux heures. Dans le couloir, en salle C3. Vous y serez ? »
J’acquiesçai. Cette femme dévastée, mutilée, se leva, remonta la lanière de son sac sur son épaule, ramassa quelques dossiers et s’éloigna dans la foule, en saluant des gens ici et là. Elle aurait pu être à une fête ou une réunion féministe, mais elle allait présider un séminaire pour des personnes psychologiquement endommagées.
J’avais besoin d’une cigarette, et j’avais besoin d’un café. Je pris place dans la file mais, quand j’arrivai devant les piles de tasses pour me servir, ma main tremblait si violemment que le café se répandit partout sauf dans ma tasse.
« Attendez, je vais le faire », dit une femme à côté de moi, et elle remplit deux tasses, une pour elle et une pour moi. Puis elle me guida vers la table libre la plus proche et s’assit avec moi. Je la reconnus. Je la remerciai, et elle me tendit la main.
« Bonjour, je suis Thelma Scott.
— Oui. Je sais. J’ai entendu votre contribution au débat, ce matin.
— Et je sais qui vous êtes, répondit-elle sèchement. Vous êtes Jane Martello, le dernier spécimen en date d’Alex Dermot-Brown, et le meilleur.
— Tout le monde ici semble déjà me connaître.
— C’est que vous êtes une denrée précieuse, Mme Martello. »
C’était plus que je n’en pouvais supporter.
« Dr Scott, je vous remercie pour votre aide, mais je ne sais vraiment pas ce que je fais ici et je ne souhaite certainement pas m’engager dans une controverse.
— C’est un peu tard pour cela, non ? Votre beau-père s’apprête à passer le reste de sa vie en prison, et c’est vous qui l’y avez mis.
— Il a avoué le crime, Dr Scott. Il va plaider coupable.
— Oui, je sais, dit-elle, manifestement peu intéressée par ce détail. Qu’avez-vous pensé de Melanie Foster ?
— Je pense que c’est un cas atroce et tragique.
— Oui, je suis d’accord. »
Je terminai mon café.
« Il faut que je m’en aille, dis-je en m’apprêtant à me lever.
— Vous allez à l’atelier de Melanie ?
— Oui.
— Pour y puiser un réconfort parmi vos sœurs ? Pour vous entendre dire que vous avez bien fait ?
— Ce n’est pas du tout ce que je souhaite. »
Thelma Scott haussa un sourcil amusé.
« Ah bon ? C’est bien, dit-elle en ouvrant son sac.
— C’est moi qui paye, dis-je.
— Il n’y a rien à payer. Notre café nous est offert par Mindset. Je veux vous donner ceci. »
Elle tira de son sac une carte, inscrivit quelque chose au dos et me la tendit.
« Voici ma carte, Jane. J’ai noté mon adresse et mon téléphone personnels. Si un jour vous avez envie de me parler, vous n’aurez qu’à m’appeler. Absolument quand vous voudrez. Et je puis vous garantir que ce sera strictement confidentiel, ce qui n’est pas le cas avec tout le monde dans ce domaine. »
Je pris la carte avec réticence.
« Je ne pense pas que nous ayons grand-chose à nous dire, Dr Scott.
— Eh bien, ne m’appelez pas. Mais mettez-la dans votre sac. Allez, je veux vous voir le faire.
— Bon, d’accord. » J’obtempérai sous son regard attentif. « Voilà, je l’ai glissée sous ma carte de gymnase. »
Avant que j’aie pu me lever, Thelma Scott se pencha au-dessus de la table et me prit la main.
« Gardez-la soigneusement, Jane. C’est loin d’être terminé, me dit-elle avec une ardeur qui me surprit. Prenez garde à vous.
— Je suis toujours prudente. »
Sur ce, je m’en allai sans me retourner.
La salle de conférences numéro 3 était beaucoup plus petite que celle dans laquelle nous avions siégé le matin. Une dizaine de chaises étaient disposées en cercle et lorsque j’entrai, la plupart étaient occupées par des femmes. Elles me dévisagèrent avec curiosité tandis que je m’asseyais. Devais-je me présenter ? Serais-je grossière si je lisais une revue en attendant le début de la réunion ? J’ouvris mon programme comme si j’avais des préparatifs urgents à faire. Je me rendis compte que d’autres gens entraient, puis Melanie me salua et je levai la tête. Tous les sièges étaient pris, et il y avait deux personnes debout, dont Alex Dermot-Brown. On apporta donc deux chaises supplémentaires, et nous nous serrâmes toutes un peu pour leur ménager une place.
« Bonjour, commença Melanie quand tout le monde fut installé. Bienvenue à l’atelier “Écoutez-nous”. Je vais m’efforcer de respecter l’esprit du titre, et de parler le moins possible. Comme vous le savez tous, ce n’est pas une réunion ordinaire de notre groupe. Nous avons des observateurs, ainsi qu’une invitée. Je ne souhaite pas y mettre de solennité, et je ne présiderai donc qu’au sens le plus général. Je propose que nous commencions par nous identifier, en expliquant ce que nous faisons ici. Nous procéderons dans le sens des aiguilles d’une montre, en commençant par moi. Je suis Melanie, et j’ai recouvré la mémoire de violences infligées par mon père et ma mère. »
Et les présentations se poursuivirent, véritable catalogue de souffrances, que je trouvai intolérable.
« Je suis Christine, et je suis ici parce que j’ai retrouvé le souvenir d’avoir été violée par mon beau-père.
— Je m’appelle Joan, et je suis ici parce que j’ai retrouvé le souvenir d’avoir été violée par mon père.
— Bonjour, je suis Alex Dermot-Brown, médecin, et je veux écouter les victimes de violences pour les aider à s’aider elles-mêmes.
— Je m’appelle Christine. » Sourire triste. « Encore une. J’ai retrouvé le souvenir d’avoir été violée par mes grands frères.
— Je suis Lucy, et j’ai retrouvé le souvenir d’avoir été violentée par mon père et ma mère.
— Mon nom est Petra Simmons, et je suis avocate. » Elle eut un petit rire nerveux. « Je suis ici pour voir ce que je peux faire. Et pour apprendre quelque chose, j’espère.
— Je m’appelle Caria, et je me suis souvenue d’avoir été violée. Mais je ne sais pas par qui. J’étais trop jeune. »
À mon tour. Mes joues étaient en feu.
« Mon nom est Jane. Écoutez, je ne suis pas vraiment prête pour ça. Je n’étais absolument pas prévenue. Je croyais que j’allais juste assister en observateur, pour voir ce que c’est.
— Ce n’est pas grave, Jane, déclara Sylvia, une femme d’âge mûr et d’une beauté robuste. La première chose à apprendre, c’est à trouver les mots pour ce qui nous est arrivé. Nous avons tellement l’habitude qu’on ne nous croie pas et qu’on nous soupçonne. C’est pour cela que nous avons refoulé nos traumatismes.
— Excusez-moi. » C’était ma voisine de gauche. « Puis-je me présenter avant que ne commence la discussion ?
— Oui, bien sûr, dit Melanie. Allez-y.
— Bonjour, je m’appelle Sally. Je me suis souvenue d’avoir été violée par mon père et par un ami de ma famille. C’est tout. Excusez-moi de vous avoir interrompue, Sylvia. »
Il y eut un instant d’embarras, car Sylvia avait en fait terminé. Je me précipitai dans ce silence.
« Je suis désolée, mais je ne suis vraiment pas prête pour cela. Vous êtes toutes des femmes courageuses et l’idée de ce que vous avez dû souffrir est insupportable, mais c’est encore trop récent pour moi.
— Ne soyez pas désolée pour nous », répondit Caria, une jeune femme à la magnifique chevelure teinte au henné, qui portait une robe coupée dans un tissu superbe. Elle ressemblait à une gitane de rêve. « Ce qui est terrible, c’est d’être incapable d’en parler. Ce que nous avons fait dans ce groupe, c’est nous libérer les unes les autres. Jane, je ne sais pas grand-chose de votre histoire, mais je crois deviner que ce que vous éprouvez en ce moment, c’est le doute quant aux souvenirs que vous avez recouvrés, et la honte des conséquences que cela a entraînées. Les victimes de violences sont toujours l’objet de nouvelles violences quand elles essaient de décrire ce qui leur est arrivé. Toute personne qui met en doute le témoignage d’une victime de violences commet elle-même une violence. L’objectif de notre groupe, c’est de nous soutenir et nous renforcer les unes les autres. Nous vous croyons, Jane, et nous avons confiance en vous.
— Merci, je suis sûre que ce groupe doit être très utile, d’un point de vue émotionnel. »
Un petit rire parcourut l’assistance, et des regards se croisèrent. Melanie tapota son classeur avec son stylo et demanda le silence. Puis elle prit la parole :
« Il ne s’agit pas uniquement d’émotions. C’est un problème politique. Si vous nous rejoignez, ce que nous espérons sincèrement, vous commencerez à apprendre qu’il existe des réseaux de violences, qu’il y a des auteurs de violences en situation d’autorité. Voilà contre quoi nous luttons.
— Vous ne parlez pas sérieusement, protestai-je.
— Quelle a été votre expérience, Jane ? Vous avez découvert un assassin et un violeur qui avait échappé à la justice pendant un quart de siècle. Que s’est-il passé ? Votre témoignage va-t-il être utilisé ? Votre révélation sera-t-elle enregistrée ?
— J’ai fait une déposition. Mais il a avoué, reconnus-je. Il plaide coupable.
— Comme c’est pratique, dit Melanie. Voyez-vous, les gens ne peuvent pas admettre que la violence est très répandue, que ce n’est pas juste le fait d’un obsédé fou mais que c’est n’importe qui – votre voisin de palier, peut-être même votre voisin de chambre. C’est trop horrible à accepter. Alors nous, les victimes, nous ne sommes pas censées nous souvenir – on nous reproche de nous souvenir. Mais aujourd’hui, nous prenons la parole. Bientôt, d’autres prendront la parole à leur tour, et la protection systématique dont jouissent ces auteurs de violences sera révélée. La police et votre famille ont voulu vous faire nier votre propre réalité, vous aliéner à vous-même. Nous sommes ici pour vous aider. »
Après l’atelier, Alex avait encore des gens à me présenter, mais je lui annonçai que je voulais partir, et que je prendrais un taxi. Il insista toutefois pour me reconduire et s’assurer que je me sentais bien. Je gardai le silence pendant plusieurs minutes, tandis que nous avancions lentement dans les premiers embouteillages.
« Qu’avez-vous pensé du groupe de Mélanie ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas quoi dire. Je trouve difficile d’être rationnelle devant une telle accumulation de souffrances.
— Souhaiteriez-vous y entrer ?
— Mon Dieu, je n’en sais rien, Alex. J’ai dû tenir un stand, un jour, à la fête de l’école des garçons. L’expérience m’a dégoûtée d’adhérer à quoi que ce soit. Je ne suis vraiment pas faite pour la foule. »
Un nouveau silence s’instaura. Long. J’avais deux questions difficiles à poser.
« Alex, articulai-je enfin. Vous êtes un spécialiste de la mémoire recouvrée, et il s’est trouvé que j’avais un souvenir refoulé, qui n’attendait qu’à être redécouvert. Vous ne trouvez pas ça curieux ?
— Non, Jane, pas du tout. Vous souvenez-vous de notre premier entretien ? Je ne pensais rien pouvoir faire pour vous. Vous m’avez parlé d’un trou noir au milieu de votre enfance dorée. Ça a attiré mon attention. J’ai recherché un souvenir caché parce que j’étais déjà certain qu’il était là.
— Vous auriez pu vous tromper ?
— Mais vous l’avez trouvé, non ?
— Oui, c’est vrai. Je regrette de ne pas en éprouver plus de satisfaction.
— Rappelez-vous ce que vous a dit Melanie. La vie paraissait plus simple avant, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas vous qui avez tué Natalie.
— Dites, Alex, vous n’auriez pas parlé de moi à un journaliste, par hasard ? »
Avec une soudaineté surprenante, Alex fit une embardée et arrêta brusquement la voiture le long du trottoir. Quelqu’un klaxonna et cria quelque chose.
« Je suis votre médecin, Jane. C’est une accusation terrible.
— Ce n’était pas précisément un secret, à votre conférence.
— Il s’agit d’une communauté de personnes qui souffrent, Jane. Elles peuvent vous aider, et vous pouvez les aider. Vous êtes une femme intelligente et forte, une survivante. Vous avez là l’occasion de faire un bien immense.
— Tout cela est arrivé trop vite, Alex. Je ne peux pas commencer à prendre des engagements auprès d’autres gens. J’ai déjà du mal à m’occuper de moi.
— Vous êtes plus forte que nous ne le pensez. Si vous le vouliez, vous pourriez témoigner au nom d’une grande cause. Vous pourriez envisager d’écrire votre expérience, ne serait-ce que dans un but thérapeutique. Ne dites rien, mais pensez-y. Si vous aviez besoin d’aide, nous pourrions le faire ensemble. »
Je secouai la tête. J’éprouvais une extrême lassitude.
« Chauffeur, à la maison. »