J’étais prête depuis une demi-heure quand le klaxon retentit dehors. Il neigeait ; une neige magnifique, qui tombait à gros flocons pour se poser comme des feuilles sur les arbres et les maisons, et sur les voitures en stationnement. Dans cette faible lumière, Londres paraissait pur, serein ; assise près de la vitre je fumais, seule avec mes pensées. Camionnettes rouillées et bouteilles de lait vides s’étaient métamorphosées en formes blanches éthérées. Tous les sons étaient atténués. Même les écrans de sécurité de la maison d’en face formaient un lacis scintillant. Ce soir, ce ne serait plus que de la bouillasse. Ce soir, Martha reposerait auprès de sa fille unique. J’étais contente qu’elle soit morte.
J’enfilai le manteau que j’avais acheté avant d’aller embrasser Caspar dans le cimetière de Highgate. Je pris un chapeau marron et des gants de cuir assortis, puis je sortis rejoindre Claude. Il avait tenu à revenir de là-bas pour me prendre. Par ce temps. Il m’expliqua qu’il voulait être sûr que je viendrais.
Nous commençâmes la route en silence. Je fumais en regardant Londres se dissoudre peu à peu dans la campagne. Il farfouillait dans ses cassettes et conduisait à la vitesse immuable de cent kilomètres à l’heure sur la M1. Les essuie-glaces repoussaient méthodiquement la neige en tas gris serrés.
« Eh bien ? demandai-je finalement.
— Eh bien, quoi ?
— Tu sais bien. »
Claude se renfrogna.
« Alan est resté terré dans son bureau tout le temps que j’étais là-bas. Et quand il n’y est pas, la porte est solidement fermée à clé.
— Bon Dieu.
— Ne t’inquiète pas, Jane, ensemble nous trouverons bien quelque chose. »
Je me contentai de grommeler mon acquiescement, et regardai défiler Birmingham avec ses interminables rangées de tours et de barres. J’essayais de ne pas penser à mes cigarettes. Je n’avais pas réfléchi à ce que je dirais à Alan. Je ne m’étais même pas préparée à le revoir. En fouillant dans mon sac, je dénichai un peigne que je me passai laborieusement dans les cheveux avant de rajuster mon chapeau. Claude me lança un bref coup d’œil.
« Nerveuse ? »
Je me rendis compte que Claude était désormais le seul membre de la famille Martello avec qui je puisse être ainsi.
« Tu as été formidable dans toute cette histoire », dis-je.
Il garda les yeux fixés droit devant lui.
« Je l’espère », dit-il.
Sous la fine couche de neige, la tombe de Natalie paraissait encore neuve et propre. Il y avait des fleurs printanières – des aconits, des perce-neige – enfoncées dans les trous d’une vasque en pierre. Je me demandais si quelqu’un viendrait encore s’en occuper, désormais. À côté béait un affreux trou. La neige amère y tombait comme un crachin hostile.
Une petite foule en habits de deuil regardait s’approcher les quatre fils de Martha, qui portaient son cercueil. Ils étaient d’une douloureuse beauté sous leur fardeau, des modèles de fils endeuillés, portant la dépouille de leur mère bien-aimée. Devant moi, un homme se découvrit, et je reconnus soudain Jim Weston, si différent dans son long manteau sombre. La dernière fois que je l’avais vu, c’était au bord d’une autre tombe. Une sorte de tombe. J’ôtai mon chapeau moi aussi. La neige voletait sur mes cheveux. Je me postai en bordure de la foule, pour éviter tout risque de rencontrer Alan. Plus tard, il allait vouloir m’étouffer dans une longue étreinte et me parler à l’oreille de son chagrin. Tout cela pouvait attendre. Je sentis un léger coup dans mon dos et je me retournai. C’était Helen Auster.
« Je voulais juste être présente », chuchota-t-elle avec un petit sourire.
Je lui pressai brièvement le bras tandis qu’une fois de plus retentissaient les paroles d’usage.
J’entendis Alan avant de le voir. Comme le cercueil de Martha descendait dans la fosse béante, un hurlement déchira l’air. Toutes les têtes se tendirent et soudain, dans un interstice, la scène m’apparut. Penché au-dessus du cercueil, Alan sanglotait des mugissements sourds. Le vent rejetait en arrière ses cheveux gris sales ; malgré le froid, il ne portait pas de manteau, et son complet noir chiffonné était déboutonné. Les larmes ruisselaient abondamment sur son visage marbré, et il brandit sa canne pour l’agiter en l’air, tel un roi Lear improvisé.
« Martha ! hurla-t-il. Martha ! »
Les quatre fils se resserrèrent autour de lui ; sveltes et droits autour de leur père énorme et déchaîné, que la douleur et l’alcool embrouillaient. Alan se couvrit le visage des deux mains, et les larmes continuèrent de couler tandis qu’il gémissait et sanglotait. Tous les autres gardaient le silence. C’était un one-man show.
« Pardonne-moi, hurla-t-il. Je te demande pardon ! »
Claude l’entoura de son bras, et il se laissa aller contre l’épaule de son fils en hoquetant des sons incohérents. À côté de moi, une femme que je n’avais jamais vue se mit à pleurer sans bruit dans son mouchoir. Erica, qui se tenait en retrait avec Paul et mon père, se moucha bruyamment et réprima un unique sanglot. Quant à moi, je me sentais la tête aussi claire et froide que le temps qu’il faisait. J’avais déjà fait mes adieux à Martha. Maintenant, je m’apprêtais à trahir sa dernière requête. Veille sur Alan.
Des mottes de terre glacées heurtèrent le cercueil. Martha et Natalie reposaient désormais côte à côte, et Alan sanglotait bruyamment.
Helen passa son bras sous le mien et nous nous écartâmes du groupe, quittant l’allée pour déambuler parmi les tombes.
« Vous ne semblez pas en très bonne forme, observa-t-elle.
— Je suis passée par une mauvaise période, mais je crois que ça va mieux, maintenant. Et vous, comment allez-vous ? »
Elle sourit.
« Je voulais vous dire quelque chose. Nous avons trouvé comment utiliser l’une de nos listes. Nous allons publier une annonce lundi. Nous prierons toutes les personnes de sexe masculin qui se trouvaient dans les environs du Domaine le 27 juillet, soit le lendemain de la fête et le dernier jour où Natalie a été vue vivante, de nous fournir un prélèvement sanguin afin d’identifier leur ADN.
— Pour retrouver le père ?
— Peut-être.
— Et l’assassin ?
— Ce ne serait pas une preuve en soi.
— Ça me paraît néanmoins une démarche positive.
— C’est aussi ce que nous pensons. »
Nous continuâmes à marcher en silence. À part nous, le cimetière était désert à présent. Je me forçai à parler :
« Mais vous, Helen, comment allez-vous ?
— Moi ? »
Manifestement, ma question la prenait au dépourvu. « Vous êtes au courant, bien sûr ? dit-elle.
— Oui. »
Helen s’arrêta et s’assit au bord d’une tombe ornée d’une urne à demi couverte d’une draperie en pierre. Elle leva les yeux vers moi, presque suppliante.
« Que voulez-vous que je vous dise ?
— Helen, je ne vous demande aucune justification d’aucune sorte. Mon seul souci, c’est de savoir comment vous allez.
— Moi ? Je suis complètement déboussolée. Ma vie est sens dessus dessous. » Elle tira un mouchoir de sa poche, le déplia d’une main gauche dans le froid, et se moucha. « Je suis totalement en contradiction avec mon devoir professionnel. Je suis en train de saccager mon mariage. Je vous assure que c’est la première fois qu’il m’arrive une chose pareille, et je sens qu’il va bientôt falloir que j’en parle à Bany – c’est mon mari. Et le pire, c’est que je suis aussi folle de joie et d’excitation. Évidemment, je n’ai pas besoin de vous le dire. Vous savez mieux que personne comment est Théo.
— Oui.
— Brusquement, je vois les choses différemment, j’aperçois de nouvelles possibilités. Et je me sens un peu enivrée par tout ça.
— Que comptez-vous faire ?
— Je ne cesse de changer mes projets. Ce qui va sans doute se passer, c’est que j’attendrai la fin de l’enquête, puis je dirai tout à mon mari et je m’en irai. Et nous pourrons vivre ensemble.
— C’est ce que Théo vous a dit ?
— Oui. » Elle me lança un nouveau coup d’œil. « Vous ne semblez guère approuver.
— Ce n’est pas une question d’approbation. » Je m’assis sur la tombe à côté d’Helen, dans une position très inconfortable. « Écoutez, je n’ai pas de conseil à vous donner et peut-être avez-vous parfaitement raison dans les prévisions que vous faites. Je pense simplement que vous devriez vous méfier de la famille Martello. Ils sont fascinants, séduisants, et ils attirent les gens ; mais je crois qu’ils savent aussi les tromper.
— Mais vous-même vous faites partie de la famille Martello.
— Oui, je sais, et tous les Crétois sont des menteurs.
— Quoi ?
— Peu importe. Je ne sais plus ce que je dis. Ne sautez pas sans parachute, ou quelque chose comme ça.
— Mais vous avez aimé Théo, non ?
— Comment le savez-vous ? »
Elle se tut.
« Prenez garde de ne pas démolir votre vie et votre carrière », lui dis-je.
Elle me regarda avec l’air d’un petit enfant malheureux, une expression insupportable.
« Je pensais que vous me diriez simplement “Félicitations” ou “Bonne chance”. »
Là-dessus elle s’effondra, en pleurs, tandis que je la tenais contre moi.
« C’est tellement bête et embarrassant que j’ose à peine l’avouer, dit-elle. Je rêvais que cela nous rapprocherait et que nous serions amies.
— Mais enfin voyons, dis-je en relevant son visage trempé. Ça nous a rapprochées, non ?
— Non, je veux dire plus que ça. Presque comme des sœurs. »
Je la serrai plus fort.
« J’ai plus besoin d’une amie que d’une sœur », lui chuchotai-je dans le cou.
Je m’étais inquiétée en vain à l’idée de rencontrer Alan ; il ne voulait voir personne. Le temps que j’arrive à la maison, il avait déjà filé, tel un gros crabe à la carapace brisée, et s’était enfermé dans son bureau. « Pour écrire », avait-il annoncé.
La cuisine et le salon étaient pleins de gens endeuillés ; certains que je reconnus, et d’autres que je n’avais jamais vus. Je crus apercevoir le nez en bec d’aigle et les pommettes saillantes de Luke, mais qu’aurait-il fait là ? Jim Weston se rapprocha, l’air mal à l’aise dans son complet brun étriqué aux larges revers. À peu de chose près on aurait dit son costume de démobilisation. Il me prit par la manche en murmurant quelque chose que je ne compris pas. Des conversations bourdonnaient autour de moi, des sons dépourvus de sens. Je voyais des bouches s’ouvrir et se fermer. Des gens s’essuyaient les yeux. Riaient. S’enfournaient des canapés dans la bouche. Soulevaient délicatement leur tasse de thé entre le pouce et l’index. Des corps me bousculaient.
J’avais chaud ; sous mes collants, mes jambes me démangeaient ; j’avais les mains moites, et un tic nerveux me contractait imperceptiblement l’œil gauche. La douleur me lancinait le crâne. Théo se tenait devant moi, l’air sombre. Paul me tenait par l’épaule, et me disait quelque chose à l’oreille au sujet de papa, comme quoi il faudrait partir bientôt. Le pasteur – tout jeune, avec une pomme d’Adam qui gigotait de haut en bas au-dessus de son col rigide – serra ma main en sueur en prononçant quelques vagues paroles sur la paix enfin trouvée. Luke – c’était bien Luke – me demanda si je me sentais bien et quelqu’un me passa un verre d’eau. Peggy était en gris et Erica en bleu marine. Papa était assis près de la porte du patio et de temps à autre un chapeau se penchait dans sa direction, avant de se redresser. Il paraissait vieux, malheureux, et éperdu de chagrin.
Je remis mon manteau et fis le tour du jardin d’un pas vif. Je fumai le reste de mon paquet de cigarettes et ne retournai dans la maison qu’en voyant les gens monter en voiture et s’éloigner.
Nous formions une curieuse maisonnée provisoire, dépourvus de notre habituel sentiment d’appartenance commune. Paul et Erica repartirent presque aussitôt pour Londres. Le lendemain matin, Jonah et sa famille s’en allèrent aussi, et Théo conduisit Frances à la gare. Fred resta, avec Lynn qui paraissait inquiète. Et Claude aussi, bien sûr. Que faisions-nous tous là ? Les restes matériels de la vie de Martha n’avaient guère besoin d’être remis en ordre. Le matin de l’enterrement, nous avions fait le tour de ses tiroirs et de ses penderies. Tous les vêtements avaient été nettoyés, pliés, rangés ; certains dans des boîtes en carton étiquetées, avec leur destination inscrite de son écriture lisible et déterminée. Son atelier paraissait vide, mais c’était parce qu’elle s’était occupée de le ranger une ultime fois. Je savais qu’elle avait terminé son dernier livre environ deux mois avant de mourir, et qu’elle avait utilisé les mois qui lui restaient de manière systématique. Ses notes et la plupart de ses papiers avaient été jetés. Deux ou trois tiroirs ouverts au hasard montraient que chaque dossier, chaque fichier était en place. C’était le dernier grand geste de Martha. Il ne restait pas un coin de la maison où l’on pût prendre son fantôme au dépourvu, en négligé. Avant de s’en aller, elle avait tout signé, tout scellé, tel qu’elle le souhaitait. Cette constatation fut bien la seule chose qui me fit sourire ce jour-là.
Les frères n’avaient plus rien à faire là. Ils ne parlaient guère – Fred était à peine moins ivre que son père – mais je songeais qu’aucun des trois ne pouvait imaginer de laisser Alan seul dans cette maison. En fait, ils n’allaient jamais avoir à le faire.
Le déjeuner fut une lugubre affaire. Du pain, du fromage, du vin, et une conversation bizarrement animée, à laquelle Alan lui-même se joignit par moments. Nous n’étions plus dans le monde réel. Nous chancelions le long d’une arête entre deux existences. L’ancienne vie telle que nous la connaissions, organisée par Martha, n’avait pas été abandonnée, et quant à ce que serait la nouvelle vie, personne n’en parlait ni ne l’imaginait. Pensaient-ils que nous pourrions tous partir et laisser Alan se débrouiller seul dans cette maison ?
Lorsque nous eûmes terminé, Claude força presque physiquement son père à rester en bas.
« Toi, moi et Jane, nous allons faire un petit tour », annonça-t-il.
Alan nous regarda tous les deux avec effarement, et je fus à peine moins surprise.
« Ah bon ? m’exclamai-je.
— Oui, nous vivons une journée éprouvante », répondit Claude avec bonne humeur.
Par la fenêtre, je vis des nuages bas.
« Mettons des manteaux », reprit-il.
Il aida Alan à enfiler son imperméable, son chapeau, son écharpe et ses bottes, et il lui mit sa vieille canne dans la main. Nous trouvâmes ensuite quelques vieux manteaux qui étaient accrochés là (je frissonnai en m’apercevant que celui que je portais appartenait à Martha), et nous entraînâmes fermement Alan entre nous deux. Tandis que nous traversions la pelouse, Claude parla de la promenade qu’il avait faite la veille, et du nid de hibou qu’il lui avait semblé apercevoir dans un frêne, en bordure de l’allée ; il s’était dit que nous pourrions y jeter un coup d’œil. Soudain, il se frappa le front.
« Bon Dieu, j’ai oublié les jumelles. Ça t’embêterait d’aller les chercher, Jane ? »
Nous étions à nouveau mariés.
« Où sont-elles ?
— Dans la réserve des bottes. Et je l’ai fermée à clé, bien sûr.
— Pourquoi diable ? s’étonna Alan.
— Attends, je vais te donner mes clés, poursuivit Claude en fouillant ses poches l’une après l’autre. Non, désolé, j’ai dû les laisser quelque part. Papa, tu peux passer tes clés à Jane ? »
Alan tira de sa poche un imposant trousseau de clés qu’il donna à Claude, et Claude me les tendit sans laisser paraître le moindre sentiment, sinon peut-être un agacement dû à son oubli. On prétend que les médecins doivent aussi être des acteurs.
« À tout de suite. »
Je retraversai la pelouse en courant.
Le vestibule, le premier étage, puis l’escalier bien raide qui montait au grenier. Mes jambes flageolaient tellement que, craignant de tomber, je dus me cramponner à la rampe. J’essayai plusieurs clés jusqu’à ce que l’une d’elles tourne enfin ; je poussai la porte, et pénétrai dans l’antre d’Alan. C’était un lieu sacro-saint, qui ressemblait étrangement à une nef d’église, ainsi logé sous les combles. Il y avait des verrières sur chaque versant du toit, et elles diffusaient une lueur grise qui l’éclairait doucement, avant même que j’allume la lumière. De toute ma vie, je n’y étais entrée qu’en de très rares occasions. C’était là qu’Alan écrivait ou feignait d’écrire. Vide, cet espace aurait paru vaste. Mais il était tellement encombré qu’on ne s’y mouvait qu’à grand-peine. S’y entassaient factures quotidiennes, reçus, lettres d’éditeurs et d’universités, courriers publicitaires, tracts, sollicitations d’étudiants qui préparaient des thèses sur lui, vieux journaux, cartes postales de ses fils, invitations, et de nombreuses lettres qu’il n’avait jamais ouvertes. Je regardai un cachet postal, au hasard : 1993. Je contemplai les piles désordonnées de livres par terre, les mouchoirs en papier froissés et jetés dans le coin, la rangée de tasses de café dans lesquelles traînaient des traces de moisissure, la bouteille de whisky presque vide sur le bord de la fenêtre.
La table de travail d’Alan était l’un des rares endroits dégagés dans la pièce, avec son antique machine à écrire allemande accroupie au milieu comme un tank. À côté, il y avait une timbale pleine de stylos et de crayons, et un bloc-notes vierge. Sur l’étagère qui la surplombait, une profusion d’exemplaires du Drain express dans toutes les langues de Babel. C’était un titre qu’il avait toujours été difficile de traduire.
J’ouvris quelques tiroirs. Des carnets avec des bribes de notations, des cartes postales inutilisées, des rubans de machine à écrire, des pinces à dessin, une agrafeuse, des piles usagées, et divers objets totalement incompréhensibles. Je parcourus la pièce du regard. Il y avait un classeur métallique gris contre un mur, et une rangée de placards bas qui courait le long d’un autre. On ne range pas son journal intime dans un classeur de bureau. J’ouvris des portes de placards. Le premier contenait de grandes boîtes en carton, empilées les unes sur les autres. Je pourrais toujours y revenir le cas échéant. Le suivant était plein de vieux dossiers rangés sur les étagères. Celui d’après ne renfermait qu’un seul gros dossier en carton, sur lequel on pouvait lire Les seins d’Arthur (titre provisoire). J’y jetai un coup d’œil et ne trouvai que quelques feuillets, couverte des gribouillis épais d’Alan. Des bouts de dialogues, des phrases sans suite, des descriptions qui se traînaient. C’était donc là le fameux grand roman, le retour tant attendu d’Alan sur le devant de la scène, le chef-d’œuvre qu’il montait régulièrement poursuivre. Malgré moi, j’eus un spasme de pitié pour lui. Quelle vie !
Le placard suivant était bourré de revues et de journaux, sans doute d’anciennes critiques et de vieilles interviews. Celui d’après était celui que je cherchais. Des douzaines de carnets à couverture rigide étaient empilés sur les étagères. J’en tirai un au hasard. La couverture portait l’inscription 1970. Je brûlai. Je feuilletai les pages, toutes remplies des événements de la journée. J’en pris un autre, puis un autre. Ils étaient tous pareils. Au moins, il avait maintenu une forme d’écriture. Tout en bas dans la maison, j’entendais des voix, des bruits de porcelaine. Personne ne montait.
J’eus vite fait de trouver le volume que je cherchais. Je l’ouvris, et un papier s’en échappa pour atterrir à mes pieds. Je me hâtai de feuilleter le carnet mais, en arrivant au mois de juillet, je découvris une chose à laquelle je ne m’étais guère attendue : les pages avaient été arrachées. Du début de juillet jusqu’à septembre, il n’y avait rien. Puis les notations reprenaient comme avant. J’étais dans une impasse. Presque par réflexe, je me baissai pour ramasser le papier tombé du carnet. C’était un feuillet rayé et jauni par le temps, plié en deux. Je l’ouvris. On l’avait arraché d’un cahier à la hâte, car le haut de la feuille était tout déchiré. Je reconnus aussitôt l’écriture de Natalie au stylo-bille bleu. Son écriture me demeurait aussi familière que la mienne. Je lus :
Je ne vois pas l’intérêt que tu as à m’éviter. Nous sommes dans la même maison ! Tu sais très bien ce que tu m’as fait. Tu sais très bien ce qui se passe. Et tu t’imagines que tu vas pouvoir rester sans rien faire ? Tu crois que tu vas t’en tirer comme ça ? Très bien, ne me parle plus. Mais sache que je ferai ce qu’il faudra, et tant pis si ça détruit toute la famille. Je dirai tout, et je m’en fiche si je suis obligée de me tuer après. Mais c’est incroyable. Moi qui pensais que les familles, c’était fait pour protéger.
Natalie
Je me sentais parfaitement calme, à présent. Je repliai la lettre de Natalie, et la replaçai dans le carnet. Je me retournai, et vis Alan dans l’encadrement de la porte. Il portait toujours son grand manteau et les bottes en caoutchouc qui avaient étouffé le bruit de ses pas sur le tapis de l’escalier. Il était hors d’haleine.
« Tu aurais plus de chances de trouver les jumelles en bas.
— Je ne cherchais pas les jumelles. Où est Claude ?
— En bas. Si tu veux t’introduire en cachette dans mon bureau, Jane, tu devrais faire attention de ne pas allumer la lumière. Depuis le bois d’en face, on aurait cru les Illuminations de Blackpool. Qu’est-ce que tu fais ici ? Je vois que tu as lu mes chefs-d’œuvre impérissables.
— Je t’ai vu, Alan.
— Ah oui ?
— Je t’ai vu tuer Natalie. Je t’ai vu l’étrangler. J’avais oublié, puis je m’en suis ressouvenue. Et maintenant j’en ai la preuve.
— Comment cela, tu m’as “vu” ? Quelle preuve ? »
Il s’approcha de moi. J’essayai de le contourner, mais il me saisit le poignet, et le carnet tomba par terre. Je poussai un cri de douleur lorsqu’il me fit asseoir de force. Et comme je me débattais pour me relever, il m’appuya sur le cou avec son autre main, puis avec les deux.
« C’est ça que tu as vu ? C’était comme ça ? »
Je ne pouvais plus parler. Je ne pouvais plus respirer. J’étais secouée de spasmes tandis que je luttais pour aspirer de l’air. Puis il me lâcha. Pendant que je toussais et haletais, il se baissa et ramassa son carnet. Il eut vite fait de trouver le mot de Natalie, de l’ouvrir et de le lire. Puis il le replaça dans le cahier, qu’il referma avant de me le tendre.
« Tu as violé ta fille et tu l’as tuée, dis-je. Mais je t’ai vu. »
Alan se mit à pleurer. Puis il commença à se frapper la tête, tandis qu’un liquide morveux ruisselait sur ses joues.
« C’était toi, Alan, n’est-ce pas ? criai-je. Tu as couché avec ta propre fille, et ensuite tu l’as assassinée ? »
Un mince filet de sang lui coulait sur la figure. Il toucha le sang de son doigt, puis le leva.
« Coupable. Coupable ! Coupable ! Coupable ! »
Puis il se calma. Il se laissa glisser à terre, et resta assis là en silence, prostré, apparemment inconscient de ma présence. Je me levai de ma chaise en serrant le carnet contre moi, et je sortis sur la pointe des pieds.